Culture :
L’art du portrait en littérature ? Hamid Grine vient de publier, aux éditions Casbah, Sur les allées de ma mémoire, un livre qui rappelle fort à propos que, curieusement, le genre n’est pas très prisé par nos écrivains. Et pourtant, quelle merveilleuse lumière peut donner un portrait.
Le lecteur non initié à cet art peu usité est donc invité à une agréable découverte. Il lui suffit de prendre possession de l’ouvrage, de l’ouvrir et d’y plonger le regard au hasard des pages, au gré de son humeur et de son choix. Dans tous les cas, il sera accroché. Il y a, en effet, dans ce recueil exactement 105 portraits qu’il peut «croquer» à loisir, dans n’importe quel ordre. A la différence du roman ou de l’essai, la galerie de portraits signée Hamid Grine s’apparente plutôt à un album photos. Libéré du récit linéaire, le lecteur pourra ainsi légender à son aise tous ces instantanés, ces clichés- souvenirs souvent pris sur le vif et immortalisant des personnages parfois hauts en couleur, mais profondément humains. Ecrire, par exemple : l’homme des multiples réincarnations (à propos de Fayçal Haffaf) ; le syndrome du taureau dans l’arène (Boualem Sansal) ; les jolies cravates et la vie en rose (Djamel Ould Abbès) ; la «griffe» du léopard (Françoise Giroud) ; le poète écorché vif et doublement exilé (Malek Haddad) ; et l’acier fut trempé (Louisette Ighilahriz), etc. Mais ouvrons plutôt la perspective pour citer cette chute remarquable : «Impossible de s’y tromper, hadj ou non, il n’a pas changé, c’est bien notre homme : Maurice. Donc tout n’est pas perdu puisque Maurice est encore là. Mais notre jeunesse n’est plus. Vraiment plus ? Si elle survit à travers Maurice, dépositaire de l’élixir de jouvence pour les quinquas, sexas et plus si affinités avec le cercle des étudiants disparus». Ainsi parlait Hamid Grine dans sa fin de chronique dédiée à Maurice. Quand le cœur est poète, l’écrivain n’a pas besoin de forcer son talent ni de trop fouiller dans sa mémoire pour faire, chaque fois, un portrait aussi fidèle que singulier. Des tranches de vie, ou alors la vie en raccourci. Le portrait étant ici au service du langage, chaque modèle est rehaussé par ses propres couleurs d’aquarelle pour mieux peindre des personnages complexes auxquels l’artiste donne de la vie. Le souffle et l’imagination de l’auteur, couplés aux préoccupations esthétiques liées à la littérature (mais aussi au travail de mémoire) animent tous ces tableaux et décuplent le plaisir de la découverte. Surtout que, quelque part, cette galerie de portraits ressemble fort au fameux miroir magique censé faire apparaître des personnes ou des choses absentes. D’ailleurs, Hamid Grine semble s’être inspiré de l’univers du conte merveilleux pour peindre des personnages (des héros) plutôt positifs, si attachants malgré leurs défauts. Au contraire, ce sont justement de tels défauts qui les rendent encore plus émouvants et si proches de nous (le jeu du miroir et de l’identification). «Quand je me regarde dans une glace, je me tire le chapeau», disait le même Maurice à l’auteur. Plus que de l’indulgence, c’est donc de la tendresse que l’écrivain éprouve pour ces hommes et ces femmes si différents, si dissemblables mais si vrais dans leurs faiblesses et leur fragilité. Qu’ils soient des célébrités (hommes politiques, historiques, écrivains, artistes…) ou des anonymes, il les voit à la fois comme le sociologue, le médecin, le psychologue, le théologien et le philosophe. Cette mise à nu forcément très pudique nous éloigne par conséquent de la caricature et du blâme, Hamid Grine ne cherchant pas non plus à éreinter certains protagonistes ni à verser dans les jugements de valeur ou à faire de la morale. «Pour moi, il y a juste des humains dont j’ai voulu mettre en valeur les qualités que je leur prête», avertit-il dans le préambule. Et comme «l’Algérien a besoin de brise qui lui caresse le visage», l’auteur a préféré offrir au lecteur un recueil de portraits qui ne provoquent pas de vagues ou de polémiques. Pour rappel, tous ces portraits ont déjà fait l’objet d’une chronique hebdomadaire dans le quotidien Liberté. Sur les allées de ma mémoire est donc un recueil (plutôt qu’une compilation) de ces écrits, suivant un ordre et un agencement intelligemment étudiés. Ainsi, dès l’entame, c’est bien Aït Ahmed, un historique, qui inaugure la galerie de portraits. Car voilà bien un personnage charismatique, un intellectuel et un homme de principes, «un potentiel qu’on nous a fait rater». Ah ! cette Algérie rêvée. Hélas ! et l’auteur résume bien le drame algérien dans la dernière chronique qui clôt son recueil, celle consacrée à l’écrivain Malek Haddad : «Quand je pense à l’auteur de Les zéros tournent en rond, je me dis qu’il (Malek Haddad) est toujours d’actualité. Avec cette nuance : les zéros ne tournent plus en rond. Comme des bourriques»? Entre-temps, divers protagonistes ont surgi du chapeau du magicien du verbe qui, tout en faisant son numéro et en nimbant de lumière certains aspects particuliers à chacun, n’oublie jamais les règles et les techniques du métier : la nécessaire distanciation, le style et le parfait maniement du détail à la nuance près, le sens de la formule et l’esprit d’à-propos. Tout cela, il faut l’avoir. Résultat, rien que des portraits dynamiques et qui portent des valeurs symboliques. Comme si Hamid Grine revisitait à sa façon l’histoire de l’Algérie contemporaine à travers cette série de personnages. Il y a là, bien sûr, de nombreuses figures de femmes à qui l’auteur rend un bel hommage : Flora Bouberghout, Zohra Drif, Josie Fanon, Katiba Hocine, Louisette Ighilahriz, Claudine Chaulet… Le père et la mère sont également honorés avec une tendresse particulière. Sans oublier les sages, les philosophes grecs et latins (Epicure, Sénèque), qui ont permis, grâce à leur lecture, d’avoir le regard indulgent d’un homme, enfin apaisé, sur les gens et la vie. L’humour libérateur (dans son sens sublime et élevé) ajoute ici, dans cette galerie de portraits, au triomphe de l’eros (les pulsions de vie) sur le thanatos (les pulsions de mort). C’est pour toutes ces raisons que les personnes croquées dans le recueil sont plus vivantes que jamais, y compris celles qui nous ont quittés. Elles continuent à déambuler sur les allées de nos mémoires, à pas légers.
Hocine T.
Hamid Grine, Sur les allées de ma mémoire, Casbah Editions, Alger 2012 ; 290 pages, 600 DA.
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/11/01/article.php?sid=140952&cid=16
2 novembre 2012
Hamid Grine