Culture :
Il n’est nullement imaginable qu’une lutte de libération ne s’accompagne pas d’une sorte d’encadrement artistique et littéraire. Des artistes et des écrivains s’étaient engagés dans une sorte d’écriture de témoignage et de combat.
Le déclenchement de la lutte de libération nationale a provoqué la disparition de la troupe théâtrale arabe (dépendant de l’opéra d’Alger) en 1954-1955. La section théâtre du service de l’Education populaire, structure institutionnelle française, a continué à fonctionner jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. D’ailleurs, son animateur, Henri Cordereau, est resté, quelque temps après 1962, organisant des stages d’art dramatique. De nombreux hommes de théâtre algériens avaient appris les rudiments du métier dans cette institution qui dispensait, entre autres tâches, des cours d’art dramatique aux amateurs. Une association des amis du théâtre arabe fut constituée fin 1954. C’était Henri Cordereau qui la dirigeait. Son objectif était simple : soutenir matériellement les troupes existantes et organiser des stages et des séminaires de formation. Le moment n’était pas opportun. Durant ce temps-là, de nombreux comédiens se préparaient déjà pour le maquis ou la direction du FLN à Tunis. Les groupes commençaient à disparaître les uns après les autres, les comédiens se dispersaient. Il était impossible dans des moments aussi cruciaux où le destin de la patrie était en jeu de faire du théâtre. Déjà, avant le déclenchement de la lutte armée, la censure ne laissait rien passer. Comment les autorités coloniales pouvaient tolérer que les Algériens fassent encore du théâtre ? Toute parole devenait subversive. Et en plus de cela, les troupes arabes avaient décidé d’opter pour le silence parce qu’elles ne pouvaient admettre que l’administration leur fournisse des subventions, geste qui aurait été interprété par la population comme un acte de collaboration. Des comédiens ont ainsi décidé de prendre leurs valises et de s’installer en France où ils ont formé des troupes dans les milieux algériens. De 1955 à 1957, le théâtre devenait un véritable art de combat. Des hommes de théâtre engagés dans le mouvement nationaliste n’arrêtaient pas d’évoquer la question algérienne à Saint-Denis, Barbès, Clignancourt, Marseille et dans d’autres villes françaises. L’Algérie était au cœur de l’entreprise dramatique. Mohamed Boudia et Mohamed Zinet (qui a appris le théâtre en Allemagne, au Berliner ensemble en 1959 et au Kammerspiele de Munich en 1961) qui maîtrisaient relativement bien les techniques de la scène s’illustraient par un extraordinaire dynamisme. Zinet est rompu à l’écriture théâtrale et au militantisme, lui qui a créé sa propre troupe en 1947 et interprété le rôle de Lakhdar, succédant à Antoine Vitez, dans Le cadavre encerclé de Kateb Yacine, mis en scène par Jean-Marie Serreau. Incapables de rester sur place, Boudia et Zinet tentaient de faire tout à la fois, de participer aux actions de la Fédération de France du FLN, d’expliquer inlassablement les objectifs et les positions du mouvement nationaliste. Ils animaient des rencontres avec des émigrés et formaient de jeunes comédiens. Mais quelque temps après, l’administration française, au courant des faits et gestes de ces militants doublés d’artistes, a pris la décision de dissoudre ces troupes, trop engagées à ses yeux. Ce qui n’était d’ailleurs pas faux. Les animateurs de ce mouvement théâtral qui voulaient ainsi expliquer en usant de l’art de la scène les nécessités du combat se retrouvaient en prison. Mais cela n’a pas empêché un homme comme Mohamed Boudia de poursuivre sa mission dans les geôles. Il a joué quelques pièces pour les prisonniers. Ce qui était un acte extraordinaire de courage et d’engagement. Il était donc clair que tout travail théâtral était impossible en France. Les services de police veillaient au grain et toute parole patriotique était impitoyablement chassée. Le FLN qui avait compris l’importance du fait artistique dans la lutte de libération a fait appel à tous les artistes algériens pour rejoindre la lutte de Libération. De nombreux comédiens, cinéastes, chanteurs, musiciens et sportifs n’hésitèrent pas à franchir le pas et à se retrouver de l’autre côté de la barrière. Ils devenaient les porte-voix du Front de libération nationale. En 1958, au mois de février, a été officiellement créée la troupe artistique du FLN. Mustapha Kateb assurait la direction de cet ensemble qui avait pour mission de faire connaître le combat du peuple algérien et de diffuser le discours du Front. De nombreux comédiens qui animaient la scène algéroise dans les années quarante s’étaient retrouvés à Tunis. Il y avait Ahmed Wahbi, Allilou, Taha el Amiri, Boualem Raïs, Mustapha Kateb… La troupe du FLN accordait un intérêt certain aux techniques théâtrales et apportait à l’art de la scène une sensibilité et une admirable originalité. Il fallait décrire la tragédie du pays avec des mots, des images et des gestes simples. Une véritable esthétique se combat. Les thèmes se renouvelaient. L’écriture théâtrale subissait, sous la pression des événements, une véritable transformation. Ainsi, une rupture radicale avec la pratique théâtrale des années quarante allait avoir lieu. Le politique se frayait un chemin sérieux dans la représentation artistique. Le signe se muait en un espace de violence. Les pièces produites durant la période 1958-62 articulaient leur organisation autour d’un personnage collectif auquel quelques individus, acteurs récurrents et incontournables, donnaient vie et contenance. Le personnage fonctionnait comme un catalyseur d’une prise de conscience à assumer. C’est le «peuple» qu’on voulait «convoquer» sur scène. Trois pièces furent montées pendant cette période. Elles traitaient de la lutte des Algériens pour leur indépendance. L’objectif de la troupe était donc clair : faire connaître le combat des Algériens. Le théâtre devenait en quelque sorte un porte-parole attitré de la révolution. Les sujets abordés ne pouvaient qu’exprimer ce besoin de libération et d’émancipation. Les nécessités historiques imposaient la mise en œuvre d’un discours théâtral nouveau marqué par les sollicitudes et les réalités du combat. L’écriture dramatique obéissait à un schéma particulier correspondant à des nécessités historiques et sociologiques particulières. Les tournées dans l’ex-URSS, en Chine populaire et en Yougoslavie ainsi que dans les pays arabes participaient du projet politico-culturel du FLN. Les comédiens portaient le costume de l’Algérie combattante. Leurs pièces étaient l’expression d’une réalité vécue, un témoignage vivant d’un peuple en lutte. Dans Vers la lumière, Les Enfants de La Casbah, El Khalidoun (Les Eternels), le ton est agressif, le verbe est violent, les gestes sont souvent très furtifs et rapides, le rythme saccadé. Cette violence marquait également la littérature. Frantz Fanon l’explique ainsi : «Enfin, dans une troisième période dite de combat, le colonisé, après avoir tenté de se perdre avec le peuple, va au contraire secouer le peuple. Au lieu de privilégier la léthargie du peuple, il se transforme en réveilleur du peuple. Littérature de combat, littérature révolutionnaire, littérature nationale. Au cours de cette phase, un grand nombre d’hommes et de femmes qui, auparavant, n’auraient jamais songé à faire œuvre littéraire, maintenant qu’ils se trouvent placés dans des situations exceptionnelles, en prison, au maquis ou à la veille de leur exécution ressentent la nécessité de dire leur nation, de composer la phrase qui exprime le peuple, de se faire le porte-parole d’une nouvelle réalité en actes.» Style heurté, mots lacérés, violence verbale, récit simple, personnages bien mis en évidence, telles sont les caractéristiques essentielles de ce théâtre de combat qui voulait exprimer sans rancune ni haine les souffrances et les douleurs du peuple algérien. D’ailleurs, les auteurs intégraient souvent dans leurs pièces un personnage français, sympathique, pacifiste, ouvert aux souffrances et aux douleurs de la société colonisée. Ils évitaient ainsi d’imposer à leurs personnages un discours trop manichéen. Cette attitude se retrouve également dans la littérature de combat et dans les pièces de Boudia et de Bouzaher. Montserrat d’Emmanuel Roblès fut reprise par l’équipe artistique. Elle reçut un accueil enthousiaste. Les représentations étaient données dans les camps, les hôpitaux et les maquis des frontières. La direction du FLN cherchait, à travers cette expérience théâtrale, à compléter la formation politique et idéologique des militants et des combattants. Les conditions de l’époque déterminaient évidemment le choix de l’espace et mettaient en œuvre une esthétique d’urgence obéissant à des nécessités historiques particulières. Le lieu ouvert imposait aux comédiens et aux concepteurs du spectacle une certaine manière de jouer où l’improvisation n’était pas absente. Dans ce type de théâtre, outre la clarté du mouvement narratif et du processus discursif, la performance de l’acteur est fondamentale. La parole devenait souveraine et engendrait un feed-back perpétuel avec un public, certes déjà convaincu, mais souvent marqué par les péripéties dramatiques traversées par des personnages qui interpellaient directement sa sensibilité. Dans les salles closes, surtout à l’étranger, le jeu se refermait et épousait rapidement les contours du théâtre conventionnel. Les déplacements étaient plus mesurés, marqués par les pesanteurs scénographiques, les multiples calculs géométriques, les instances discursives et les lieux de la réception. Le lieu déterminait donc le fonctionnement de la représentation. Le discours théâtral était surtout dirigé vers l’extérieur. Dans la pièce, Vers la lumière, les personnages sont bien dessinés, l’espace est clairement défini, c’est-à- dire obéissant à une logique réaliste, même si, par endroits, il est fait appel à des symboles, à des allégories et à des référents historiques tirés de l’histoire universelle. Ainsi, le combat des Algériens est partie intégrante des luttes de tous les peuples opprimés. Ce discours obéit à une certaine logique idéologique qui met en avant la similarité des luttes anticoloniales, leur interdépendance et leur solidarité. Le récit est simple : de jeunes soldats arrêtent un Algérien qui, en prison, se met à rêver, à revivre son enfance, à revisiter tous les lieux et à se remémorer une enfance et une vie ouverte à une nouvelle naissance et à un nouveau monde et, tout d’un coup, du célèbre tableau de Pablo Picasso, Guernica, sort l’emblème du Maghreb. La clôture de la pièce est significative du discours théâtral et des intentions de l’auteur. Le texte se termine par ces mots dits par le jeune détenu : «Personne ne danse plus aujourd’hui. Nous sommes plongés dans le combat. L’ennemi extérieur a voulu nous voler nos chants et nos rires, qu’il continue à couvrir avec des rafales et des bombes. L’impérialisme veut transformer l’Algérie en un grand Guernica. C’est un défi à toute l’humanité. L’humanité pourra-t-elle relever ce défi ? Nous, Algériens, nous avons déjà répondu à cette question.»
VERS LA LUMIÈRE
La chute du texte, Vers la lumière, résume le projet idéologique et justifie les intentions de l’auteur. La clôture d’une pièce est le lieu fondamental de l’explication de son parcours et de sa construction dramaturgique. La fin donne à voir les mécanismes du fonctionnement du discours théâtral et peut servir, si elle n’est pas fermée, comme un espace d’ouverture et d’articulation à un autre monde. Elle est considérée comme la conclusion d’un pacte narratif et l’espace idéal de cristallisation des formations discursives. Ainsi, l’association avec Guernica explique le désir de dire et de montrer la similarité des luttes dans le monde, idée qui fait penser à la notion de responsabilité et d’engagement chez Jean-Paul Sartre. Nous avons aussi affaire à un rapprochement sur le plan esthétique et à un discours qui fait de l’art pictural un des éléments fondateurs de la représentation théâtrale. Cette plongée ontologique restitue à la peinture une sorte de légitimité dans la revendication d’une certaine paternité de l’acte dramatique et d’un voisinage esthétique. La peinture devient un élément de reconnaissance d’un événement fondamental et d’une mise en œuvre du discours idéologique de l’auteur. Guernica est le symbole d’une douleur, d’une tragédie et de solidarités en mouvement. Le choix du tableau de Picasso n’est pas fortuit, il contribue à la mise en branle du sens et des réseaux thématiques. La signification globale du texte est travaillée par cette peinture qui participe efficacement au déploiement du sens. Analogie des formes. Analogie des quêtes. Le tableau de Picasso consacre, en quelque sorte, une relation de causalité mettant en accusation l’impérialisme colonial et ses épiphénomènes dans tous les malheurs de l’humanité. Cette problématique est au fond de toute la logique dramatique katébienne marquée essentiellement par des contingences esthétiques et idéologiques plus appuyées et plus précises. Les Enfants de La Casbahde Abdelhalim Rais raconte le combat nationaliste en milieu urbain tout en mettant en relief les difficultés et les dures réalités de la clandestinité. L’histoire se déroule dans une maison de La Casbah, un quartier populaire d’Alger : des frères engagés dans la lutte ne se reconnaissent pas, ne sont pas au courant de leurs activités réelles. Soupçonneux, ils cultivent tellement le secret qu’ils provoquent d’interminables conflits familiaux. La suspicion marque le territoire. Ils évitent de se regarder dans les yeux, l’un suspectant l’autre de collaboration avec l’ennemi. Un déclic : les soldats arrêtent un membre de la famille. Ainsi, les choses deviennent claires. Ils savent désormais qu’il est inutile de chercher à dissimuler des évidences. Il n’y a plus de secret. Ils finissent par s’enlacer et s’embrasser. Ali, le jeune frère, prend sa mitraillette, sort dans la rue et se fait tuer alors qu’il voulait venger son frère et ses camarades de combat. Le lieu est clos. Tout se passe dans une maison, univers où se cristallisent tous les conflits et se déroulent tous les événements du récit. C’est à partir de cette maison que les personnages observent le monde et donnent leur avis sur l’extérieur. Mais cet espace clos est paradoxalement ouvert aux rumeurs et aux bruits du dehors. C’est une sorte de microcosme de la tragédie qui frappe le pays. La maison est l’expression des réalités, des souffrances et des contradictions de l’époque. Le récit ne peut être sérieusement lu que si on le situait dans son contexte référentiel. Le hors-texte participe à la mise en branle des différents éléments du récit et de la production des formations discursives. Le signe n’est opératoire que s’il est mis en relation avec l’extra-texte (la lutte de libération nationale) qui contribue à la détermination du sens et du discours théâtral. Les échos extérieurs parviennent des entrées et des sorties des personnages. Cet espace clos qu’est le domicile familial reconstitue tous les éléments caractérisant les activités du dehors. Le dedans convoque continuellement le dehors qui articule et désarticule les différentes péripéties dramatiques. Le dehors ou le hors-cadre oriente le discours théâtral qui semble déréglé par les nombreux conflits intérieurs, domestiques. L’arrivée des militaires ouvre les portes de l’ailleurs. Le dedans et le dehors s’interpellent, s’interpénètrent, s’entremêlent et se confondent. Les personnages sont, en quelque sorte, marqués par leur appartenance politique. Les Eternels (El Khalidoun) du même auteur déplace les actions dans le maquis. L’espace choisi présuppose et préfigure la violence. Ainsi, les oppositions sont plus affirmées et moins nuancées que dans le premier texte de Rais, Vers la lumière. Le contexte de la montagne, agressif et refuge idéal des combattants, indique tout simplement un conflit où les belligérants sont clairement définis et installés dans une situation de confrontation. Le champ lexical est souvent limité à des mots renvoyant à la guerre et à la révolution. Dans Les Enfants de La Casbah, la violence traverse la représentation et met en branle les différents éléments du récit. Les contingences spatiales déterminent l’orientation des formations discursives et imposent parfois un parcours narratif précis. Le discours contraint limite le propos des personnages et engendre une sorte de parole «dirigée», marquée par des considérations idéologiques préalables. La phrase-clé, seule la mitraillette est susceptible de libérer la patrie, marque l’univers diégétique, investit le fonctionnement des personnages et met en œuvre les lieux de l’énonciation et la position du regard. L’auteur prend explicitement position et devient acteur majeur dans le récit. Ses interventions, prises en charge par différents personnages, sont claires. Dans cet univers caractérisé par la violence et des oppositions évidentes, les rumeurs de la ville ne sont pas absentes. La Casbah, espace exclusif de la pièce Les Enfants de La Casbah, revient sans cesse dans le récit. Cette référence explicite et répétée à ce lieu s’explique par le contexte historique (1958-59) et les origines algéroises de l’auteur. La bataille d’Alger s’est déroulée essentiellement dans ce quartier populaire de la capitale. Les personnages musulmans, parfois agressifs mais généreux, appréhendent douloureusement l’arrivée de soldats français, de vrais monstres. Nous sommes en présence de deux espaces antagoniques et antithétiques : celui des colonisés et celui des colonisateurs. Les colonisés, soupçonneux, parfois à la limite de la paranoïa, vivent les mêmes misères et les mêmes souffrances et s’engagent dans le même combat tandis que les colonisateurs, méchants et antipathiques, représentent les forces répressives qui n’arrêtent pas d’user de violence et de brutalité. Deux blocs se font face. Cette dualité au niveau spatial est déterminée par le contingences esthétiques et les partis pris idéologiques et politiques de l’auteur. C’était avant tout un théâtre de combat et de propagande qui ne s’embarrasse pas de clichés et de stéréotypes caractérisant le discours des personnages. Les choix idéologiques préalables orientent sérieusement le discours théâtral et imposent un fonctionnement précis des personnages obéissant à ce discours qui leur fournit leur force et leur substance. Les animateurs reproduisaient donc un discours préétabli qui constituait la toile de fond de toute la représentation. La mise en scène, même si le spectacle comportait d’intéressantes trouvailles, restait embryonnaire et peu fouillée. Certes, quelques comédiens composant le groupe maîtrisaient les techniques de la scène, mais leur objectif était d’expliquer la cause des Algériens et de donner le plus grand nombre de représentations possible. Les conditions de préparation et de production des pièces ne permettaient pas aux comédiens de mettre en œuvre un travail rigoureux sur le plan scénographique et technique. Le théâtre obéissait, à l’instar d’autres modes de représentation, aux urgences et aux contingences du moment illustrées par le discours anticolonial. L’action théâtrale du Front de libération nationale (FLN) était essentiellement politique et correspondait, aux niveaux esthétique et artistique, à une conjoncture qui mettait en branle une pratique théâtrale caractérisée par les nécessités du combat et de l’urgence. L’indépendance acquise, les comédiens composant cette troupe allaient constituer l’ossature centrale du nouveau Théâtre national algérien (ex-Opéra d’Alger), institution structurée et organisée grâce à Mohamed Boudia et à Mustapha Kateb. Les pièces des années 1958-1962 ont été certes reprises, mais n’ont pas eu assez d’impact sur la production théâtrale de l’indépendance. Elles étaient marquées par la conjoncture et les contingences du combat. Cette situation s’expliquerait donc par la nature des pièces réalisées durant la guerre de Libération, considérées comme de simples témoignages et des œuvres de combat, traversées par les traits du témoignage. Cette période n’a pas engendré l’émergence, contrairement à ce qu’on pouvait attendre, d’un théâtre-document. La formation artistique du principal animateur de la troupe du FLN, Mustapha Kateb et ses compagnons, a empêché le passage à ce type d’écriture. Au même moment, dans les prisons, d’anciens hommes de théâtre montaient des pièces dans le but d’expliquer l’importance et la nécessité de la lutte de Libération nationale et de divertir les prisonniers. L’entreprise était périlleuse et pas du tout aisée. Mohamed Boudia faisait du théâtre à la prison de Fresnes. Etienne Bolo, son compagnon de cellule et néanmoins ami, évoque cette expérience : «Il m’a immédiatement expliqué ses projets : organiser dans la détention un groupe théâtral qui permettrait à tous les “frères” de sortir de leur léthargie carcérale et de s’exprimer culturellement. Il m’a bombardé de questions et m’a demandé quelles pièces et quels auteurs — Shakespeare, Molière, Brecht — conviendrait le mieux à cette entreprise. Il ne séparait jamais le combat politique du combat culturel et il menait l’un et l’autre dans l’esprit de l’universalisme «progressiste ». (…) Et chose peu courante dans une prison, il atteint le but qu’il s’était fixé, et il a monté, mis en scène et joué dans la chapelle de la prison transformée en théâtre sa pièce L’Olivier et la comédie de Molière Le Malade imaginaire qu’il avait traduite en arabe dialectal. » Ce théâtre de l’instant permettait au discours du FLN d’être diffusé, expliqué par des éléments qui faisaient partie de la composante nationaliste. Ce n’était pas un théâtre didactique de conception brechtienne. Il n’était pas question de héros tragiques mais de personnages mi-épiques mi tragiques. Ce type de théâtre qui ne rénova pas sur le plan technique osa aborder des thèmes explicitement politiques. L’essentiel était le message à transmettre, le contenu. Tout concourait à expliquer et à faire comprendre mais sans jamais prétendre donner des leçons. Mais après l’indépendance, les choses allaient changer. Malgré les appels incessants pour la réalisation de pièces traitant de la lutte de libération nationale, le nombre de textes mis en scène par les hommes de théâtre algériens est extrêmement réduit, si on exclut cette multitude de pièces faites sur commande ou, comme à l’occasion du cinquantenaire, tout le monde s’était converti au sujet de la guerre de Libération. La mode est désormais sonnante et trébuchante. Ce qui est anormal, d’autant plus qu’il existe des auteurs pouvant monter ce type de pièces historiques, en dehors des tentatives dérisoires et absurdes de ces «épopées », mal documentées et sans public. En dehors de cette logorrhée récente, sur une dizaine de pièces traitant de cette question, quatre sont des reprises : Les enfants de La Casbah, le Serment et les Eternels de Abdelhalim Rais et Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine, monté à deux reprises par le TNA en 1968 et en 2000. Ces quatre pièces, nées d’une forte conviction et participant d’un projet idéologique et esthétique clair et cohérent, arrivent à donner une image positive de la lutte de libération nationale algérienne, souvent schématisée par des «épopées», certes encouragées par les pouvoirs publics, qui dénaturent la portée de la lutte révolutionnaire nationale pour l’indépendance. D’autres textes furent montés à des fins de célébration d’anniversaires : 5 juillet, 1er Novembre. Ce fut le cas notamment de Soumoud (Résistance), montage poétique joué et Errafd (Le Refus)1. Toutes ces pièces, sauf Hassan Terro, insistaient en quelque sorte sur l’historicité des faits . Les Enfants de La Casbah, El- Khalidoun (Les Eternels) et Le Serment de abdelhalim Rais, déjà jouées entre 1958 et 1962, ont pour cadre de représentation la ville. Le regard est manichéen. Nous avons affaire à deux espaces antithétiques : les bons et les méchants. Cette dichotomie spatiale correspond, cela va de soi, au discours politique et idéologique de l’auteur. Si Abdelhalim Raïs propose un univers manichéen, Mammeri, Assia Djebar et Walid Carn montrent surtout le caractère meurtrier et injuste de la guerre. Le ton n’est pas le même. Mammeri dénonce surtout le caractère absurde de cette guerre. La présentation de ses personnages suggère la présence d’un faisceau d’humanité dans les deux camps. Assia Djebar et Walid Carn présentent la violence coloniale tout en montrant également les absurdités des atrocités militaires françaises. La pièce Rouge l’Aube se termine ainsi : «Comme toi, je ne peux rien voir, ni le bourreau ni le martyr. Seulement le ciel et la pourpre de l’aube. Une aube rouge au-dessus du sang de mon frère.» Ould Abderrahmane Kaki propose un montage d’événements qui caractérisèrent la présence coloniale en Algérie. C’est ce qu’on appelle le théâtre-document. La pièce la plus populaire demeure sans doute Hassan Terro de Rouiched qui, comme Les enfants de La Casbah,traite du thème de la résistance dans la capitale, Alger. Hassan, un personnage, minaïf mi-sérieux, peu engagé au départ, se retrouve pris dans l’engrenage de la lutte de libération, bien malgré lui. Il finira par la force des choses Hassan Terro (le terroriste). C’est un peu l’itinéraire de la mère dans les Fusils de la mère Carrar de Berlolt Brecht. Ce qui retient l’attention dans cette pièce, c’est le caractère comique et la personnalité problématique du personnage. C’est le rire qui structure le récit. Paradoxalement, la peur, vraie ou simulée, articule le discours du personnage central, trop prisonnier de concours de circonstances, de quiproquos et de jeux de mots. Le comique des situations et du verbe donne à cette pièce une tonalité exceptionnelle : Hassan Terro est l’unique pièce qui traite de l’Histoire en faisant appel au genre comique. Son succès populaire, au théâtre comme au cinéma, indique clairement que l’importance dans le traitement de l’histoire réside dans le système de représentation. Déjà, par le passé, les pièces qui respectaient trop la chronologie des faits tout en respectant la «vérité» historique avaient subi de sérieux échecs. Seul Allalou, en recourant à la parodie et à la satire, pouvait séduire le grand public. A la lecture des chiffres sur la fréquentation des théâtres, on peut avancer, sans grand risque de nous tromper, que les goûts du public n’ont pas fondamentalement changé. Hassan Terro qui reprend les techniques du conte (circularité du récit, répétitions, personnage de Hassan-ersatz du conteur, etc. ) est très proche sur le plan du traitement de l’histoire des pièces de Allalou ou de Ksentini, Aboulhassan El Moughafel ou Antar Lehchaichi. Le héros est un homme du peuple, sans grandes qualités physiques ou intellectuelles. Il est simple, parfois naïf, comme d’ailleurs les personnages de Ksentini, de Allalou ou de Bachetarzi. Rouiched assumait totalement cet héritage, d’autant plus qu’il était l’élève de Bachetarzi. Cette pièce, contrairement aux autres textes traitant de la même question, a connu une réussite populaire extraordinaire : en 12 représentations, plus de 6 037 personnes, soit une moyenne de 503 spectateurs par spectacle. Les autres pièces, empruntant une structure classique ou trop marquée par leur caractère «propagandiste», n’attirèrent pas grand monde. Les trois pièces de A. Raïs, fonctionnant avec des personnages stéréotypés et proposant une quête généreuse (l’indépendance), construites sur un mode dramatique traditionnel, furent peu suivies par les spectateurs qui, souvent, préféraient les pièces comiques à des textes où historicité est marquée. Ce qui est d’ailleurs le cas des représentations à thèmes historiques produites vers les années1910-1920. Nous avons l’impression, à la lumière de ces informations, que les goûts du public sont presque identiques. D’ailleurs le cas des représentations à thèmes historiques produites vers les années 1920 le prouve. On pourrait prendre la liberté d’extrapoler en soutenant que la tradition du conteur investit de manière brutale l’imaginaire du spectateur. Ce qui le rend réfractaire à toute représentation linéaire, marquée par la tyrannie de l’expression didactique. Une pièce comme Les Enfants de La Casbaha été «visitée» par 1352 spectateurs en 8 représentations (une moyenne de 169 personnes par spectacle). Le Foehn de Mouloud Mammeri n’a pu rassembler plus de 2 718 spectateurs en 8 reprises (une moyenne de 194 par représentation). Rouge l’aube, pièce jouée en français, présentée durant sept fois, a réalisé un score très moyen : une moyenne de 279 spectateurs par spectacle. Certains textes comme Soumoud (Résistance) ou Errafd (Le refus), montés respectivement en 1979 et en 1982, n’ont pas dépassé pas la centaine de spectateurs. Le thème de la guerre de Libération n’a pas suscité, outre-mesure, l’enthousiasme des hommes de théâtre, malgré la présence au sein du TNA des animateurs de la troupe du FLN. Cette situation paradoxale s’expliquerait également par un phénomène essentiel : la censure. Se transformant en un lieu de légitimation du pouvoir, l’Histoire, otage du régime, fut tout simplement abandonnée par des auteurs qui avaient une autre lecture du mouvement historique national. La guerre des wilayas (grandes régions mises en place par l’ALN pour les besoins de l’organisation de la lutte nationale), les dissensions internes et les désaccords entre les acteurs du mouvement national ne facilitèrent pas les choses. Le traitement de l’Histoire posait également problème. Fallait-il mettre en scène ce qu’on appelle communément «l’épopée du peuple» en recourant à une multitude de personnages ou opter pour des destinées individuelles ? Rouiched choisit la deuxième voie en proposant l’itinéraire d’un résistant malgré lui, naïf mais foncièrement engagé, Hassan Terro. C’est à partir de ce personnage, sorte de sergent Shweik, que tout s’articule et que le lecteur- spectateur découvre l’atrocité des faits. Rouge l’aube de Assia Djebar et de Walid Carn insistait sur le caractère collectif de la lutte.
A. C.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/11/01/article.php?sid=140953&cid=16
2 novembre 2012
Contributions