Que se passe-t-il ? Beaucoup de choses et un vieux débat : qui doit payer un ancien combattant pour la liberté ? Dieu ou le pays ? Le Paradis ou la pension ? Ensuite, il y a la vieille rupture de la filiation : les nouveaux arrivants algériens « voient » mal l’ancienne génération qu’elle accuse d’avoir trop mangé, d’avoir presque tout mangé et de continuer à le faire par le biais des descendants, donc même après la mort. Ensuite la question de la légitimité : les nouveaux algériens ont un soupçon majeur sur la génération 54. La nouvelle version croit que l’ancienne a menti, n’a pas fait exactement la guerre comme elle le dit et que ceux qui ont fait la guerre sont morts ou se taisent avec décence. Ensuite il y a eut trop de manipulations, de mensonges, de fausses fiches communales : la dette envers les anciens combattants est devenue une rente et un butin sans fin. Si cela continue, cela va nous coûter plus, que la colonisation !
Ensuite, le privilège de la caste a été transmis aux descendants : l’histoire est devenue génétique et monarchiste : un ancien combattant laisse derrière lui : fils, filles, femmes et héritiers du titre de jouissance féodale. Ce qui était ressentiment individuel est devenu, chez l’algérien, ressentiment de classes et de « races » : un fils de Chahid a la priorité dans les concours d’accès à l’emploi, dans la délivrance des diplômes et même dans les notations d’examens.
Il est immunisé contre les compressions de personnels lors des licenciements d’entreprises.
A la fin, sourdement, sournoisement, implicitement, scandaleusement, un ancien schéma colonial a été réédité : il y a les décolonisateurs et les colonisés, encore une fois. Comme depuis mille ans ou quatre mille ans. Mais il est vrai qu’une nation doit payer ses dettes. Envers, ceux qui lui ont donné les clefs de sa maison. Sauf que cela commence à peser de plus en plus. L’obligation de reconnaissance nous écrase l’âme et le faciès. « Tab Edjnana » à nous, nés après le dernier fusil valable. Si ces gens ou les leurs ont combattu pour l’Algérie avant tout, pourquoi continuent-t-ils à nous facturer le mercenariat ? S’ils avaient combattu pour la liberté pourquoi ne veulent-t-ils pas redonner la terre au pays et le pays à ses enfants ? S’ils l’ont fait pour Dieu pourquoi ont-ils un ministère ?
D’ailleurs il faut revenir au sujet : pourquoi le budget du ministère des Moudjahidines double en 7 ans alors que biologiquement leur nombre devrait diminuer ? Piste de réponse : à cause de la reproduction : on reproduit le système colonial, en plus soft, mais se reproduit aussi entre soi et siens. Un ancien moudjahid a aujourd’hui des descendants, des collatéraux, des proches. Sa famille révolutionnaire s’est agrandie. Comme la famille diplomatique « familiale » de la Présidence qui bénéficie aujourd’hui de passeports diplomatiques pour les proches du Chef, leurs enfants, leurs adultes et les amis. La famille révolutionnaire s’est donc agrandie et ses besoins aussi. Donc il faut plus d’argent. Ce n’est plus la dette d’une nation à ses fils combattants mais la rente de la nation à une caste à part. Ensuite le régime a besoin de ces gens là, source de sa légitimité, «Hassi Messaoud », de sa doctrine, du «sans moi, vous seriez encore à cirer les chaussures». On paye donc. Et ils se payent entre eux, mangent vite, beaucoup et sauvagement car le temps presse. Il reste peu de temps pour convertir l’épopée en investissements et capitaux. Dans dix ans, c’est un peu fini : chacun pense à ses enfants et pas aux enfants de ce pays. On parle souvent de racisme entre noirs et blancs, riches et pauvres ou autres. A la collection, il faut ajouter le racisme idéologique ou « historique » : ceux qui ont fait la guerre (et leurs enfants et familles) et ceux qui ne l’ont pas faite, car nés après et c’est de leur faute. Derrière les deux ? La « famille » de ceux qui ont «compris» : une caste encore plus cannibale.
25 octobre 2012
Kamel Daoud