Il n’est nullement nécessaire de se prévaloir d’une expertise quelconque dans le domaine économique pour constater que la dépréciation du dinar ne se ralentit pas et qu’en tenant même compte des variations saisonnières des prix des biens et service de consommation courante, cette dépréciation semble ne plus avoir de limites.
LE MAQUIGNON, UN AGENT ECONOMIQUE RATIONNEL
On peut citer, pour l’anecdote, un fait qui illustre l’état précaire de la monnaie nationale : le prix minimal du mouton sur pieds de 35 kg a augmenté de 86 pour cent sur une période d’une année hégirienne, passant de 22.000 DA aux neufs premiers jours de Dhou El Hijja 1432 à 41.000 DA pour la même période de cette année hégirienne 1433. On peut évidemment mettre le blâme- et beaucoup n’ont pas manqué de le faire- sur les maquignons, « particulièrement gourmands dans ce mois sacré.»
Mais, si condamnable que soit leur cupidité, elle n’explique pas totalement cette flambée du prix d’un produit dont la demande est, selon l’expression technique, inélastique- c’est-à-dire que cette demande n’est pas influencée par le niveau du prix du mouton- dans cette période de grande ferveur religieuse, où chaque famille tient à célébrer le sacrifice d’Abraham.
Mais, hélas ! L’économie et la morale religieuse ne font pas bon ménage. Le maquignon vend sa marchandise dans un contexte économique caractérisé par une inflation évaluée à 9,8 pour cent au cours des 9 premiers mois de cette année.
Rien n’indique que le rythme de cette inflation va se ralentir. Cet agent économique ne fait que récupérer le taux d’inflation déjà intégré dans le prix auquel il a acheté ses moutons, et ajouter au chiffre qu’il a obtenu, un pourcentage reflétant le niveau d’inflation qu’il anticipe dans le futur.
LA LOI DE L’OFFRE ET DE LA DEMANDE TRIBUTAIRE DU POUVOIR D’ACHAT DE LA MONNAIE NATIONALE
A-t-il besoin de faire des calculs compliqués pour arriver au prix qu’il a fixé ? Non, mais seulement d’ajuster peu à peu son prix en fonction de ce qui apparait acceptable aux clients potentiels, jusqu’à atteindre un prix qui lui permet de vendre la plus grande partie de son troupeau à la clôture du marché, c’est-à-dire au plus tard la veille de l’Aïd el Adha.
Aucune règle religieuse n’impose à une personne de vendre à perte, et comme dit le fameux édit: «L’usure est un pêché et le commerce est licite» Le maquignon ne fait que ce que l’évolution en baisse passée et anticipée lui permet si ce n’est le force, à faire.
La loi de l’offre et de la demande s’effectue dans un contexte monétaire déterminé, qui ne peut être abstrait lors de la fixation des prix des différents biens et services en vente. Et même dans un contexte d’abondance des biens ou service en vente, toute dépréciation de la monnaie de compte utilisée aura une influence sur le prix de ces biens et services.
Et nul producteur ou distributeur n’est sur le marché pour vendre à perte, que ce soit du temps de travail pour le salarié, ou des moutons sur pieds pour le maquignon. Et celui qui accepte que sa transaction lui rapporte moins que ce qu’elle lui a coûté ne le fait que parce qu’il y est contraint, comme le salarié, ou parce qu’il est mû par des sentiments particulièrement forts d’amour du prochain et d’altruisme, sentiments louables, mais rares en ce bas monde!
Celui qui ajuste ses prix à la valeur marchande de la monnaie utilisé dans ses transactions est d’autant plus justifié à le faire qu’il n’a aucune influence sur cette valeur.
Elle lui est imposée par l’environnement économique dans lequel il effectue ses transactions, et les caractéristiques de cet environnement, tant en termes d’équilibre entre offre et demande, que de prix de ventes ou d’achat, sont les conséquences de décisions à la fois politiques, économiques monétaires et financières prises par les autorités du pays en cause.
ETRE ATTENTIF AUX SIGNES DU MARCHE : UN ACTE SPONTANE
Cet agent économique epsilon a-t-il besoin de posséder une grande expertise pour s’apercevoir que le dinar qu’il a en main ou qu’il s’apprête à recevoir perd de sa valeur d’un jour à l’autre ? Est-il nécessaire qu’il tienne des statistiques précises de l’évolution des prix des produits qu’il vend ou achète ?
Pour ajuster ses prix aux fluctuations de la valeur de l’unité monétaire utilisée ? Pas du tout ! il suffit seulement qu’il soit attentif aux signes du marché pour s’y ajuster.
Dans son livre sur l’histoire des monnaies musulmanes, écrit au 15ème siècle, El Makrizi (1364-1442), pendant longtemps mohtasib du Caire et u Nord Egyptien, et donc particulièrement au fait de l’évolution des prix dans cette capitale des Sultans mamluks, cite de nombreux cas d’inflation dans l’histoire des pays musulmans et même une opération de réforme monétaire, menée par le khalife fatimide El Hakem, pour briser un cycle inflationniste infernal et il met systématiquement an cause les autorités politiques de l’époque dans la genèse et l’entretien de cette inflation, bien que ne bénéficiant nullement des lumières des titulaires des Prix Nobel d’Economie !
L’IPC NE FAIT PAS L’INFLATION !
Avec l’évolution des connaissances dans les domaines des sciences humaines, dont fait partie l’économie, comme dans les statistiques, les «décideurs » comme les citoyens ont à leur disposition l’IPC et peuvent suivre en temps légèrement différé, l’évolution du pouvoir d’achat de la monnaie nationale, dont l’émission, maintenant comme au temps des Mamluks d’Egypte, est un privilège régalien monopole exclusif de l’Etat et exercé à travers la banque centrale qui n’est qu’un organe d’exécution fonctionnant dans le cadre du système de division du travail propre aux institutions officielles de l’Etat moderne.
L’IPC ne fait pas l’inflation, il en permet le calcul sur des bases aussi précises que possible, afin qu’il reflète de la manière la plus proche possible de la réalité des dépenses de consommation courante des habitants du pays, l’évolution des prix pour ces biens et services consommés, évolution qui révèle si la valeur de la monnaie nationale est en train de chuter ou de s’apprécier, s’il y a inflation ou déflation !
L’INDEPENDANCE DE LA BANQUE CENTRALE, UNE FICTION JURIDIQUE FONCTIONNELLE
Aussi indépendante soit-elle, la banque centrale demeure tributaire de décisions économiques et sociales prises par les autorités politiques centrales. L’indépendance de la banque centrale est une fiction juridique destinée à bien préciser les attributions de cette institution dans le cadre du système étatique, et limiter son champ d’action au domaine qui lui est propre, à savoir l’émission de la monnaie nationale et le maintien de sa valeur dans le temps, en vue de faciliter les décisions des différents acteurs économiques du pays, du simple consommateur à l’investisseur, en passant évidemment par l’administration publique, qui est l’agent économique le plus puissant, pas à en faire un atome libre agissant à son gré et suivant ses propres intérêts.
La banque centrale joue un rôle essentiel dans la gestion de la masse monétaire, car de cette gestion dépendent, non seulement une bonne « irrigation » du système économique en moyens de payements, mais également une stabilité de la valeur de la monnaie nationale, -signe de bonne santé économique du pays- sans laquelle les agents économiques ne pourraient prendre les décisions adéquates dans leurs domaine d’action, que ce soit la consommation, la production, la distribution ou l’investissement, et qui est source de multiples maux économiques et sociaux, dont la corruption, la spéculation, la mauvaise qualité des biens et services vendus, le chômage, la mauvaise orientation des investissements, etc. etc.
LE MONOPOLE DE LA GESTION MONETAIRE RESSORTIT DE LA BANQUE CENTRALE
Les statuts des banques centrales de pratiquement tous les pays avancés précisent que celles-ci ont pour objectif primaire de lutter contre l’inflation, et vont parfois, comme pour le cas de la Banque du Canada, à dicter l’obligation d’établir une limite supérieure à cette inflation, qui doit fluctuer dans une fourchette dont le maximum est de 3 pour cent par an, et dont la valeur optimale ne saurait dépasser 2 pour cent. Même la Banque Centrale Européenne se fixe un taux d’inflation optimum égal à 2 pour cent.
La banque centrale algérienne ne fait pas exception dans le domaine de la gestion de la stabilité de la monnaie nationale. Le statut de la Banque d’Algérie, révisé par ordonnance présidentielle 10-04 du 26 Août 2010, précise ce qui suit :
«Article 35. La banque d’Algérie a pour mission de veiller à la stabilité des prix en tant que politique monétaire »
Il n’y a rien d’original dans cet article, puisqu’on la retrouve, exprimé de manière plus ou moins précise, dans les statuts des banques centrales nationales ou régionales, du monde entier.
Cette clause législative ne fait que reconnait ce que la science économique a établi depuis longtemps, à savoir que la politique monétaire est le fondement de la stabilité des prix, c’est-à-dire, en plus clair, que le maintien de pouvoir d’achat du dinar ressortit de la politique monétaire, d’un côté, et que , de l’autre, c’est la banque d’Algérie qui est chargée de la responsabilité de mettre en œuvre une politique monétaire en adéquation avec le maintien de cette stabilité.
L’INDICATEUR-GUIDE POUR LA GESTION DE LA MONNAIE
On peut gloser à longueur de journée sur la fiabilité et l’interprétation de l’IPC et sur la fiabilité et l’interprétation du taux d’inflation qui en ressort. Mais ce qui est important, comme le souligne le Guide Pratique pour l’Etablissement d’indices des prix à la consommation, co-édité par différentes organisations internationales, dont le BIT, le FMI et la Banque mondiale :
« Cet indice (l’IPC) est de nos jours largement utilisé comme indicateur macroéconomique de l’inflation, comme instrument de ciblage de l’inflation et de suivi de la stabilité des prix par les gouvernements et les banques centrales et comme déflateur dans les comptes nationaux. Face à la mondialisation des échanges et de la production et à la libéralisation des marchés, les gouvernements nationaux, les banques centrales et les organisations internationales accordent une grande importance à la qualité et à l’exactitude des IPC nationaux et à leur comparabilité sur le plan international l’indice des prix à la consommation est à présent considéré comme l’un des plus importants indicateurs économiques et sociaux qu’établissent les instituts nationaux de statistique (INS) du monde entier. p. 1)
GERER LA MASSE MONETAIRE EN FONCTION DES INDICATIONS DE L’IPC CALCULE PAR L’ONS
C’est sur la base des indications de cet IPC, en terme d’évolution du taux d’inflation, que la Banque centrale, quelle que soit son titre officiel, doit établir sa politique monétaire.
L’IPC, en Algérie, tout le comme le taux d’inflation, sont calculés, établis et diffusés par un autre organisme étatique, qui est l’ONS. Celui-ci publie chaque mois, les statistiques concernant ces deux données, et rappelle systématiquement en fin de ses communiqués, la méthode utilisée pour aboutir aux résultats publiés.
La Banque centrale n’a ni les moyens, ni les compétences légales pour établir son propre IPC et son propre taux d’inflation, sur la base desquelles elle conçoit sa politique monétaire.
Le document mensuel de l’ONS provient d’une institution officielle ayant le monopole de l’établissement de l’IPC et du taux d’inflation, et la banque centrale ne peut justifier les actions qu’elle prend ou ne prend pas dans le domaine monétaire que sur la base des données fournies par l’ONS.
Et les décisions que prend la banque centrale visent à réduire la masse monétaire en circulation dans l’économie, afin de ralentir ou d’éliminer les tendances inflationnistes constatées par l’ONS. Cette réduction de la quantité de monnaie en circulation, qui, dans un contexte de fonctionnement fluide des institutions de collecte, de transformation et de redistribution de la masse monétaire, est effectuée par les Banques dites primaires et/ou toutes autres institution financières jouant le même rôle, se fait essentiellement par deux instruments : l’élévation des réserves obligatoires des banques auprès de la banque centrale, et la reprise de liquidités.
Cette réduction de la masse monétaire en circulation agit, conformément à la loi de l’offre et de la demande, sur le prix de l’argent, c’est-à-dire les taux des prêts consentis par les institutions financières comme sur les taux d’intérêts versés aux épargnants, aboutissant à la réduction de la consommation au profit de l’ épargne et à la mobilisation par les entrepreneurs de leurs fonds propres pour financer leur exploitation, comme leurs investissements. Tout ce mouvement débouche sur la réduction de la demande et la chute des prix des produits et services composant l’IPC.
A noter que la désépargne et l’excès de la consommation sont les conséquences directes de l’inflation, qui rend très coûteuse toute décision d’épargne dont la rémunération, en termes de taux créditeurs, est inférieure au taux d’inflation.
Qui accepterait de mettre 100 DA dans une banque pour ne récupérer en fin d’année que 90 DA de pouvoir d’achat ? Qui accepterait d’investir son argent dans de la glace qui va fondre au fil des jours parce qu’il n’a pas de quoi se payer un frigidaire avec congélateur ?
DES MESURES INSUFFISANTES DE REDUCTION DE LA MASSE MONETAIRE
Le bulletin de la Banque d’Algérie du premier semestre 2012, intitulé « TENDANCES MONÉTAIRES ET FINANCIÈRES AU PREMIER SEMESTRE DE 2012 » précise les mesures prises pour réduire la masse monétaire : « Après examen des principales tendances monétaires du premier trimestre 2012 et des risques d’inflation, la Banque d’Algérie a pris (avril 2012) deux mesures de politique monétaire visant à résorber l’excès de liquidité sur le marché monétaire et à atténuer son effet inflationniste. Ainsi, le taux des réserves obligatoires a été porté à 11 % à compter de mi-mai, soit deux points de pourcentage d’augmentation, pendant que le niveau de la reprise de liquidité s’est accru de 250 milliards de dinars dès avril pour atteindre un encours de 1350 milliards de dinars. En outre, l’excès de liquidité s’est amenuisé au second trimestre 2012 corrélativement à la forte contraction des dépôts du secteur des hydrocarbures. »
Ces mesures, au vu de la dérive du dinar, apparaissent en deçà de celles que la banque centrale devait prendre pour freiner de manière visible l’inflation.
En fait, pour la maintenir au même niveau qu’en 2011, la banque d’Algérie aurait dû retirer de la masse monétaire en circulation et gérée par les banques primaires, l’équivalent du montant des ajustements de salaires et primes « déversées » par l’Etat dans l’économie pour résorber la colère populaire. Les nouvelles mesures annoncées dans le projet de loi des finances pour 2013 vont entrainer un accroissement de la masse monétaire en circulation qui laisse prévoir une accélération brutale de l’inflation, contrairement aux annonces officielles optimistes de son ralentissement pour l’année à venir.
Si la banque d’Algérie bénéficie de l’autonomie que lui donne l’article cité plus haut de l’ordonnance de 2010 en termes de stabilisation du dinar, elle doit adopter des mesures nettement plus énergiques que celles qu’elle a déjà prises au premier semestre de l’année 2012 et qu’elle a dû maintenir au second semestre, car jusqu’à présent on n’a pas vu de signes apparents de ralentissement de l’inflation.
Et les dernières indications de flambée des prix, qui annoncent de nouveaux records, semblent conforter les projections les plus pessimistes dans les mois, si ce n’est les années à venir.
En conclusion :
1. Même rapportée à la saisonnalité de la dépense, l’augmentation du prix du mouton de l’Aïd de 86 pour cent par rapport à l’année dernière, est un indicateur fort et alarmant de l’aggravation de l’inflation dans le pays et de la détérioration continue du pouvoir d’achat du dinar,
2. L’explication de cette flambée du prix du mouton par la cupidité des maquignons n’explique rien, parce que tout simplement elle ignore le contexte d’inflation généralisée dans lequel vendent et achètent les agents économiques, dont le maquignon fait partie,
3. Le taux d’inflation a atteint un niveau moyen de 9,8 pour cent au cours des neuf premiers mois de cette année, c’est-à-dire 3 fois le taux d’inflation des pays partenaires économiques de l’Algérie ;
4. L’ajustement des prix dictés par la loi de l’offre et de la demande s’effectue dans un contexte de valeur de la monnaie d’échange, valeur sur laquelle ces agents n’ont aucune influence
5. Même en l’absence de toutes statistiques sur l’évolution des prix, les agents économiques saisissent les signaux du marché et ajustent leurs prix à ces signaux
6. Avec l’Indice des Prix à la Consommation, (IPC) tous les agents économiques ont un indicateur fiable de l’évolution des prix, donc de l’inflation, ou de la dépréciation de la monnaie nationale ;
7. La valeur de la monnaie nationale est directement influencée par la masse monétaire en circulation dans le pays
8. Les banques centrales sont chargées de veiller, en fonction de l’évolution de l’IPC, à gérer la masse monétaire pour stabiliser la valeur de la monnaie nationale
9. Les banques centrales des pays avancés vont jusqu’à gérer leur masse monétaire pour maintenir le taux d’inflation dans une fourchette qui ne doit jamais dépasser les 3 pour cent et se stabiliser à 2 pour cent
10. La Banque d’Algérie a la mission de gérer la masse monétaire pour maintenir la stabilité de la monnaie
11. Les mesures qu’elle a prises, en toute autonomie, n’ont pas eu l’impact de ralentissement de l’inflation qui aurait dû en être la conséquence
12. Les augmentations de salaires mises en œuvre par le gouvernement ont gonflé la masse monétaire et contribué à l’accélération de l’inflation
13. Les nouvelles mesures prévues dans le projet de loi des finances pour 2013 vont encore accentuer l’inflation et vont exiger de la Banque d’Algérie des mesures vigoureuses de réduction de la masse monétaire, sauf à laisser l’économie dériver vers l’hyperinflation, ce qui n’est pas un risque à écarter.
14. La banque d’Algérie bénéficie-t-elle de l’indépendance suffisante pour réduire la masse monétaire en proportion de son accroissement du fait de décisions politiques qui échappent au contrôle de cette institution ?
15. Rien n’est moins certain. Et pourtant cette réduction s’impose si l’on ne veut pas voir le dinar chuter encore plus et, le marché parallèle des devises s’étendre au point de menacer l’indépendance monétaire de l’Algérie
16. Il est regrettable que les autorités publiques aient simplement décidé d’ignorer les signaux forts et les dangers de l’inflation, conséquence de ses choix économiques et sociaux qu’elle a pris en toute autorité et sans consultation autre que de ses propres structures administratives.
25 octobre 2012
Mourad Benachenhou