Marcher, enfourcher un vélo-ou attraper un bus, tels sont les choix qui s’offrent à eux. Les deux premiers sont vite abandonnés car la pluie est trop forte et, de toutes les façons, aucun vélib’ n’est disponible.
Attendons alors le 80 ou le 39. Un panneau d’affichage à cristaux liquide annonce que l’un arrive dans huit minutes et dans douze pour l’autre. Soupirs bruyants, gestes de découragement, mines presque aussi sombres que le ciel. Huit minutes Une éternité gaspillée dans la cavalcade quotidienne. Courrons, courrons, montre en main, secondes à l’esprit, notre chefaillon nous attend
Le bus arrive. Frémissement dans la petite masse compacte. Le rush (le guide lui préfère celui, pourtant moins évocateur, d’afflux) se prépare. Les dos se crispent, les corps s’expriment en silence, signifiant qu’ils ne céderont pas d’un pouce. Le dernier à monter est un jeune homme, de ceux auxquels la presse inutile consacre de volumineux dossiers publi-rédactionnels en les qualifiants de métrosexuels (en bref, de jeunes mâles citadins qui prennent soin de leur aspect extérieur avec force épilations et produits cosmétiques). Bien décidé à ne pas mouiller sa mise en pli travaillée à l’épi gélifié près, le concerné ne consent à refermer son parapluie qu’une fois à l’abri.
Rabattu d’un geste sec, le pépin (de couleur rouge car un métrosexuel ne saurait s’afficher avec un vulgaire parapluie de couleur noire) asperge quelques voyageurs et manque même d’aveugler une dame aux cheveux dégoulinants. L’occasion pour elle de protester. De crier bien fort qu’elle en a assez de ce genre de comportement. Qu’elle est fatiguée et qu’elle trouve anormal que les deux collégiennes maussades occupées à tapoter sur leurs téléphones, dits intelligents, ne lui cèdent pas la place. Moments de flottement dans le bus. Affairements exagérés, regards entendus, têtes qui se détournent, faux détachements L’une des collégiennes finit par se lever tandis que le jeune homme n’en finit pas de hausser les épaules.
Et voici qu’un autre usager, déjà assis, se met en tête d’ouvrir une fenêtre. Concert général de protestations. La pluie va entrer, dit l’un. Je n’ai pas envie de tomber malade, crie l’autre. De l’air ! se défend le voyageur qui a la mine bien pâle. Il est vrai que la longue boite roulante (au gaz naturel) ressemble à une étuve malodorante. Finalement, l’un des protestataires lit à voix haute une consigne affichée en petits caractères. En cas de pluie et de désaccord entre voyageurs, est-il dit, raison est donnée à ceux qui souhaitent que la fenêtre demeure fermée. Tant pis pour le renouvellement de l’air et la dispersion des mauvaises odeurs.
Ah, les messages destinés à instaurer la convivialité entre usagers à bout de nerfs. « Plus de respect mutuel et de courtoisie permettent à tous de mieux voyager ensemble ». Des messages qui servent aussi à rappeler ses devoirs à l’usager tel ce « qui valide, voyage l’esprit léger » (quelle niaiserie !) ou encore à mettre en garde contre les vols fréquents, et avec violence, de téléphones portables. Bientôt, c’est sûr, de nouveaux textes collés contre les vitres alerteront contre la multiplication de vols par arrachage de casques, ces onéreux accessoires qui témoignent de la volonté des Parisiens, jeunes et moins jeunes, de s’isoler, d’empêcher toute possibilité de contact ou de discussion. La convivialité bien fragile, le devoir de l’usager, la peur et l’isolement volontaire : voici ce que raconte ce bus matinal.
A l’extérieur, il pleut de plus belle. La circulation est dense. Le chauffeur use et abuse des freinages brutaux, véritable marque de fabrique des conducteurs de bus parisiens. Personne ou presque ne proteste malgré deux ou trois chutes et quelques contorsions brutales pour se rattraper au cou du voisin. Impossible de lire, luxe réservé aux rares places assises. Fermer les yeux, pencher la tête en avant et, au risque de passer pour un pochtron matinal, tenter quelques micro-siestes.
Mais voici que montent des contrôleurs. Trois devant, autant à l’arrière et deux au milieu. Très vite, vient l’inévitable altercation. Non pas celle que l’on croit où les dénégations du fraudeur prit en flagrant délit se heurtent à l’implacable fermeté du verbalisateur. C’est plutôt celle où la bonne foi est malmenée par la technologie et la civilisation du tout-contrôle. Le jeune homme au parapluie rouge a un passe navigo valide (le navigo est le sésame électronique qui a remplacé la défunte carte orange, ndc). Mais, distrait par son algarade avec la voyageuse, il a oublié de le plaquer contre l’une des bornes de validation ; ce qui équivaut à voyager sans billet ! Mon passe est valable jusqu’à la fin de l’année, hurle-t-il presque. Oui, mais vous avez oublié de le valider, le réprimande le contrôleur bien décidé à ne pas lâcher prise.
Pourquoi exiger une telle validation ? Tout simplement pour permettre à la régie des transports parisiens (ratp) d’amasser des montagnes de statistiques, et, éventuellement même si elle s’en défend, de savoir qui voyage, comment et pendant combien de temps. Au moment de sa mise en service, le passe navigo a provoqué la protestation de nombreux usagers inquiets de défendre leur vie privée et leurs données personnelles, mais cela n’a guère duré. Désormais, on monte dans un bus ou dans un métro, en faisant mine d’oublier que, quelque part, dans un gigantesque disque dur, la trace de notre passage aura été enregistrée. Big Brother et la Stasi en rêvaient, l’électronique l’a fait.
La convivialité bien fragile, les devoirs de l’usager, la peur, l’isolement volontaire et le flicage électronique banalisé : voici donc ce que raconte ce bus matinal
19 octobre 2012
Akram Belkaid: Paris