Lundi, 08 Octobre 2012 09:50
Par : Djaffar Lesbet
Le livre de Lucienne Favre, consacré à la Casbah des années 1930, que j’ai eu le plaisir de préfacer, est (enfin) réédité par les éditions Alternatives urbaines. Cet ouvrage m’a fait redécouvrir la ville et les quartiers de mon enfance des années 1950, c’est-à-dire presque 20 ans après sa parution. Elle avait décrit la cité avec amour et précision. Elle a su regarder la Casbah avec “nos yeux”.
La lecture du livre m’a replongé dans le vécu, avec les personnages de mon enfance. La même vie a continué à rythmer les quartiers et les rues de la Casbah jusqu’à l’aube des années 1955. La guerre d’Algérie a commencé et elle a totalement redéfini les attitudes dans les quartiers, les “héros” du roman ont changé de vocation. Certains ont disparu avec l’âge, d’autres ont été tués ou ont quitté la Casbah pour le maquis, d’autres pour remplir les camps, les prisons et d’autres encore ont opté pour la collaboration pour défendre leur acquis dérisoire. La “destinée” de tous résulte de la “vie” et des humiliations qu’enduraient les autochtones.
Le roman documenté de Lucienne Fabre, “Dans la Casbah”, rassemble tous les ingrédients, qui ont conduit les miséreux à la lutte armée, pour se faire entendre, pour qu’on écoute leurs cris, pour qu’on ne les considère plus comme un surplus à part, mais comme des citoyens à part entière.
Lucienne Favre a vécu à Alger, ses romans (tranches de vie) s’adressent au lectorat de la France d’outre-mer, mal informé et/ou abusé par les discours lénifiants des bienfaits de la colonisation.
Elle désire, par ses écrits, hâter la prise de conscience d’un public dont l’imaginaire s’abreuve aux sources des orientalistes, des Mille et une Nuits, des harems fantasmés et des houris à chaque coin de rue… En introduisant dans ses récits des nuances moins idylliques, elle veut tirer la sonnette d’alarme avant l’inéluctable. A cette époque, le public métropolitain s’enthousiasme des scènes du film “Pépé le Moko”, montrant une Casbah mystérieuse, inquiétante, dépaysante, érotique, exotique…, mais tellement fascinante et fertilisante en préjugés.
Lucienne Fabre veut être un contrepoids, un témoin loyal, une passeuse de cris, pour atténuer l’emprise des orientalistes approximatifs, faire cesser le malaise des Algériens et faire entendre les hurlements des muets à l’attention des sourds, et ce, même en adoptant le langage des Algérois. Lucienne Favre a su ressentir avec une grande sensibilité et beaucoup d’intuition les difficultés nées de l’absence de relations et des incompréhensions entre les deux communautés.
Elle a pressenti le malaise des Algériens, cherché à dépasser les clivages, les intérêts et les privilèges dérisoires… en vain. “Dans la Casbah”, objet de la présente réédition (Alger 2012), elle donne libre cours à son irritation vis-à-vis du comportement des autorités qui se prêtent volontiers à la comédie, lors des visites officielles, à tous ceux qui se laissent berner par les décors et figurations truqués, au lieu de se mêler au peuple à la manière d’un Haroun Al-Rachid et rappelant les manifestations inquiétantes lors de l’Armistice, elle prévient : “Si l’on ne s’avise pas rapidement de distribuer dans la Casbah assez de bons de pain, de lait, de semoule pour le couscous (sic), un autre jour on reverra la tourbe redescendre de la colline comme le fait fatalement toute coulée de lave quand le cœur de la terre se met aussi en rébellion pour des motifs divins plus obscurs que cette divine rage.”
12 octobre 2012
LITTERATURE