On ne va plus lui tirer dessus. Il ne pourra plus se défendre. Il ne l’a d’ailleurs jamais fait. Il s’est retiré altier comme un général qui se retire du front une fois la bataille terminée. Lui, sa bataille n’était pas contre un ennemi. Elle était dans les propres intestins d’un système qui finissait toujours par broyer ceux là même qui l’ont mis en branle. C’est avec tout l’honneur dû séculairement aux gens de l’armée quand il s’agit de se déterminer à certains actes vitaux que l’homme est bien parti des arcanes du pouvoir. Il a su par ailleurs et avec beaucoup de galanterie saisir l’occasion pour troquer sa tenue contre le costume présidentiel. Contrairement à certains, le colonel s’est vite détaché et savamment du fer disciplinaire orthodoxe pour épouser la douceur paternaliste dévolue au chef civil de tous. Chadli a été toujours apprécié pour sa prestance et ses qualités morales d’honnête et d’innocent averti. Ses traits intrinsèques d’ingénu et de crédule alerte ont fait les contours de son personnage. Peu bavard et moins éloquent que d’autres, il était cependant ferme devant les impasses et la complexité qui taraudaient le pays. Il était surtout animé d’une bonté qu’aucune suspicion de vice ou de malice ne se greffait à sa personne. Clair et limpide était cet homme.
Il savait que le pays se devait de s’amarrer à la borne de la modernité et à la démocratisation des mœurs politiques, il n’a pas hésité déjà en juillet 1991 à renoncer aux prestigieuses fonctions honorifiques qu’il semblait incarner dans la présidence du part-Etat, l’imposant dominateur que fut le FLN. Enfant de la révolution il a su en son temps faire tracer des limites entre ce qu’était la symbolique des glorieuses initiales trinitaires et ce qu’elles sont devenus alors.
La promulgation de la constitution de 1989 qui consacrait le pluralisme politique lui paraissait une exigence, tellement les événements d’octobre loin d’avoir été une expression évidente d’une démarche politique en faisaient découler l’idée que le peuple algérien est censé devenir mature. C’est cette brèche opérée dans la pesanteur d’un système inapte et résistant au changement qui allait faire de ce président dévêtu de sa casquette de colonel, un ex-chef militaire tenu à la démocratie. A son époque le balbutiement du nouveau né démocratique s’entendait tel un cri libérateur et pionnier dans le silence régional des régimes arabes. C’était, octobre et ses acolytes mensuels qui auraient pu faire le printemps algérien. Des milliers de jeunes citoyens avaient alors décidé de prendre en main leur destinée. Face à la placidité qui régnait dans l’atmosphère politique d’alors cette année là englobait en sein les germes d’un détonateur. Ce ne seront pas le plan anti-pénurie, l’ouverture vers l’ailleurs, le slogan de pour une meilleure vie et la suppression de l’autorisation de sortie du territoire qui iront pousser ces gosiers à vociférer leur mal-vie ou ses mains destructrices d’édifices publics. Le temps était tout aussi périlleux que s’annonçait la crise internationale. Là, l’émeute en tant qu’organe de dialogue avec un pouvoir en perte d’audience s’érigeait bel et bien pour les initiateurs en une aubaine mais mal et en pis pour l’autorité. Elle trouvait, cette rue contestataire des mobiles un peu partout. Le désespoir et la vie sans issue faisaient la quotidienneté citoyenne. Comme dira Sellal 21 ans après «les jeunes ont besoin de respirer». Paradoxe de la compréhension traînarde. De ces aveux, l’on déduit qu’après deux décennies et tant de morts cette jeunesse, enfin celle d’une autre fournée est toujours prisonnière d’un système étrangleur. Ces événements par recul, ne furent pas l’œuvre exclusive et spontanée de jeunes. Complot ou fatalité, telle est la question pendante jusqu’à nos jours. Chadli contre son corps défendant demeurera lié intimement à ces événements. «Il n’est pas le seul responsable» vient d’affirmer une authentique opposante au régime de l’époque Louisa Hanoune. Elle sera par la suite bien «alignée» dans les rangs de ce même pouvoir exercé autrement. Elle niera cependant que Chadli ait été le père de la démocratie. Qui alors avait décrété la constitution de 1989 ? Le clergé de Saint Egidio ?
Les «événements d’octobre» différemment définis ne sont en fait qu’une tragédie nationale qui allait précéder une autre plus atroce et plus meurtrière. Ainsi d’un octobre noir le pays a basculé vers une décennie macabre, criminelle, rouge et noire. Dans l’intermittence de cette période houleuse au malheur de dame démocratie, chérie et amadouée par tous ; les appétits sournois à la prise de pouvoir allaient se moudre dans les affres de la violence, du sabre et couteau. Le peuple divisé, las et désespéré ne comptait plus ses jours. Seule la survie portait l’espérance. L’interruption du processus électoral n’a encore pas dévoilé tous ses aspects. Il restera une raison d’Etat. La désillusion planait au lieu et place d’une confiance portée par une nouvelle constitution pourtant ouverte et promotrice des libertés et des droits élémentaires de l’homme. Persuadé de devoir éviter au pays le chaos, qui hélas surviendra ; l’ex-colonel, président en poste pris le douloureux choix de se retirer le 11 janvier 1992. Sa démission fut-elle un simulacre au point qu’il fut contraint d’y apposer son paraphe ? Fut-elle une intime conviction d’un brave soldat héroïque sachant quitter le front, par repli au moindre soupçon d’une défaite imminente ? Cette situation assez kafkaïenne et controversée engendre toujours des commentaires plus embrouillés et imprécis les uns que les autres. Hasard ou prémonition, la veille de sa mort, l’information de son état comateux étant publique, maitre Miloud Brahimi, venu à Sétif animer une conférence concéda au chroniqueur «que Chadli lui avait affirmé six mois après son départ, qu’il avait démissionné de son propre gré». Ce qu’il va affirmer publiquement le lendemain (jour du décès du président Chadli) sur les ondes de chaine 3.
Treize années d’exercice du pouvoir n’ont pas empêché Chadli de devenir le chantre des libertés individuelles et collectives dans un pays où il était interdit de penser à contre-courant du pouvoir. Au souvenir frustrant qu’en ces temps là, la liberté se confinait exclusivement dans un pack d’importation ou s’assimilait à un produit impérialiste et exogène. Le président défunt, de l’avis de tous ceux qui l’ont côtoyé se passait de l’arrogance de brimer ses interlocuteurs ou d’écarquiller son iris pour foudroyer ses vis-à-vis. Il n’inspirait pas de crainte encore moins de frayeur, ni ne développait un avant-gout revanchard et vengeur. L’effroi envers ses adversaires n’était pas plus qu’une marginalisation sédentaire et inoffensive. Personne de ces personnalités à humeur différente n’eut à connaitre un arrêt cardiaque ou un fort de taux de glycémie. De Boumediene il a gardé juste la logique du fonctionnement du régime. Ce qui est fondamentalement conséquent. Il s’en est extrait par contre de son omniprésence et de son penchant à l’ubiquité. La domination des foules et la production de l’illusion dans les masses populaires ne furent pas ses ingrédients de ménage gestionnel. Il fut un homme d’abord aimable, car dégageant l’exemption dans le comportement et le propos, puis un président peut-être à moitié incompris.
Vivant il était dissimulé dans les entrailles du circuit infernalement fermé auquel est affecté tout personnage charismatique une fois out les rouages. Depuis son départ, soit 21 ans il n’apparaissait que rarement. N’entretenait pas de polémiques nonobstant les diatribes, pour plaire au sérail ; qui lui sont aléatoirement dirigées. Mort il est exposé, en dépouille sur un catafalque se pavanant le long des boulevards d’Alger. Certes ce dernier hommage de la nation à l’un de ses braves fils a tout son mérite au président Bouteflika. Il en a fait de même pour Ben Bella. Ceci commence bien par s’instaurer dans les mœurs républicaines. Pour la postérité et la déontologie politique, il est de ces questions à se poser quant au pourquoi ce système casse-t-il la liaison entre un leader évincé ou en disgrâce et son peuple pour tenter de la rétablir juste l’instant d’obsèques que l’on veut émouvants et de convoi funéraire ? Encore une question, si des funérailles solennelles auront-elles la vertu d’effacer les éraflures verbales dardées à l’encontre de l’impétrant maintenant défunt ? En finalité tout est à l’honneur de Bouteflika qui a su quand bien même l’aléa systémique, réhabiliter les anciens responsables en réinstallant quoique à titre posthume les auréoles qui leurs sont dues.
Cette mort organisée en grandes pompes a fait découvrir au peuple, un président qu’il ne connait pas. Comme ce fut le cas pour feu Ben Bella. La télévision algérienne s’avérant une boite magique d’images longuement gardées dans le froid des frigos, s’est vite mise à l’humeur du jour en diffusant de l’inédit ou ce qui faisait la une des JT durant les treize années Bendjedid. Le tombeau du silence est positivement profané. La voix de Chadli, président venait pour la première fois d’être auditionnée par le jeune téléspectateur qui a moins de 30 ans. Il était une photo, une image sans voix. A l’écran de l’ENTV, ses présentateurs, coutumiers et eternels semblent peinés dans le commentaire. Ils lisaient un livre d’histoire pas toute fraiche pour eux. Ils la racontaient avec un vocabulaire actuel. L’apologie, l’obséquiosité ont dépassé le droit aux morts. L’on dirait qu’ils se spécialisent dans le fait d’enjoliver les parcours, couronner les biographies et encenser la hiérarchie. Lors de la cérémonie de l’enterrement votre serviteur a carrément rendu muet son poste afin de se faire commentaire lui même, tellement ces commentateurs étaient hors champ. Ils qualifiaient le président défunt de tous les vocables creux et sans sens. Le couple journaliste télévisuel, insociable épiloguant l’événement s’essayait dans le secours subsidiaire de leurs cursus scolaire. Ils philosophaient à outrance. Leur silence aurait donné plus d’empreinte sentimentale à l’image rituelle qui, belle et émouvante vomirait le mot. Ce couple, Karim et Farida n’a rien compris à ce que vient de vivre l’Algérie. Pas uniquement un cérémonial funèbre, mais un remue-ménage dans l’histoire. Il est jeune, ce duo pour saisir les choses des grands. Pourquoi ne sont-ils pas allés pour faire une analyse journalistique sur les présences et les absences ? Ne pas voir Zeroual, ou Nezzar entre autres est un fait du jour saillant. J’aurais dis à leur place, Monsieur Zeroual, montrez-vous, parlez de temps en temps à votre peuple, faites des déclarations, vous n’êtes pas encore mort Monsieur le président! Sinon ce peuple te verra un jour transporté sur un char mortuaire couvert de l’emblème national et arpentant les artères d’Alger ou bien les allées Benboulaid pour aller finalement au cimetière de Bouzourane à Batna. Cette ville historique où vous aimiez vivre. Que dieu tout puissant vous donne longue vie. Vous êtes un gentleman.
Un mot sur la maussade oraison funèbre prononcée par un haut fonctionnaire. Sans teint, ni saisissement lyrique elle ressemble à un texte administratif. Terne et blafard. Mais ou est donc ce ton, cette rythmique, cette poésie, cette Iliade ? faite par un jeune tonitruant ministre, compagnon de Boumediene lors de son enterrement. A ce jour, elle résonne dans les tympans des auditeurs d’alors comme une prose éternelle douée d’un riche vocabulaire adéquat et lacrymogène. Les accompagnateurs de Chadli à sa dernière demeure semblaient dans leur majorité être là en service commandé. En mission. Aucune larme n’était visible, aucun chagrin ne balafrait les facies présents. La mansuétude, la tristesse et la compassion ne se dessinaient que dans la graphie des messages et des condoléances. Bien au contraire les conciliabules, les accolades, les portables et les retrouvailles faisaient leurs accointances. Enfin comme dirait l’autre, chaque temps à ses hommes. Ses orateurs, ses liseurs de fatiha et aussi ses crocs-morts. Ces suiveurs de cadavres.
L’on apprendra que les mémoires de Bendjedid qui sont vidées de «tous heurts à la sensibilité d’autrui» paraitront au mois de novembre. Ceci vise selon ses vœux, à démontrer son sens de haute cordialité à l’égard de ceux qui ont eu à faire avec une partie de son histoire et partant une partie de celle de l’Algérie nationale. Ce sens «de la recherche maximale de l’objectivité» peut-il traduire cependant une façon de se soustraire, sans oser se déresponsabiliser face à la vérité historique? Son absence au salon du livre était la une de la manifestation. Attendons le 1 novembre et lisons-les pour pénétrer un tant soit peu l’esprit du président Chadli. Que dieu lui accorde clémence et miséricorde.
11 octobre 2012
Chadli Bendjeddid, El Yazid Dib