Dans un hommage posthume surenchérisseur, parti , peut-être, d’une intention oecuménique – allons ! reconnaissons lui cette présomption d’innocence – quelqu’un se crut autorisé de dire qu’il ne manquait à Pierre Chaulet que la qualité de musulman pour prétendre à la perfection et au paradis.
Allergique à l’empressement des embaumeurs professionnels, je dus rectifier ce jugement de valeur, inconsciemment ex communicateur, en lui répondant que, sans l’avoir été dans les formes prescrites par la liturgie qui commande le sacré, ce révolutionnaire tranquille était, par son engagement entier et sans faille et son altruisme instinctif de médecin, bien meilleur musulman que nombre de faux dévots qui peuplent notre pays et dont les professions de foi franchissent, rarement, le seuil de la parole creuse et stérile, ainsi qu’on eut à le vérifier un certain 1er Novembre 1954. On ne connaissait à Pierre aucune religion dont il se serait, expressément et publiquement, réclamé, hormis le culte incandescent qu’il vouait à l’Algérie qui l’avait vu naître, non pas dans une volonté d’accaparement exclusif, manifestée par les colons et la majorité des Européens, mais pour la restituer à ses propriétaires légitimes, à commencer par lui-même qui ne la concevait qu’indépendante de toute domination coloniale et de toute appropriation sectaire. Et bien que, grandi dans un milieu de chrétiens sociaux, milité à la tête de l’association des étudiants chrétiens et avoir été proche d’André Mandouze – des faits qui n’expliquent pas, à eux seuls, son action ni la décision de se faire enterrer dans un cimetière de la même confession que celle de ses parents, son vœu ayant été, simplement, de se faire inhumer aux côtés de Maillot — il se dégageait, paradoxalement, de sa personne une fascination et une grâce naturelles qu’on ne retrouve que chez ceux qui sont habités par un sacerdoce inné, à l’ accomplissement duquel ils se sentirent, très tôt, prédestinés. Il aurait pu s’abstenir de prendre ce chemin-là, possédant tout pour réussir une autre vie. Il lui suffisait d’être dans les mêmes dispositions affectées que tant d’autres, de même formation intellectuelle et de même origine sociale, et de fermer les yeux sur la condition des Algériens qu’il côtoyait, chaque jour, les partis nationalistes – et ils étaient fort nombreux à pouvoir le faire – n’étant ni à court d’idées ni à court d’énergie, pour s’occuper à trouver le moyen de les en extraire. Mais voilà, Pierre avait une conscience qui le travaillait au corps, formée au contact des dures réalités de l’apartheid colonial. Et pas n’importe quelle conscience. Pas de celles, factices, que certains se fabriquent, loin du danger, juste pour les besoins de la parade. Pas de celles des compagnons de route, sécurisées par le confort de la distance et de la distanciation. Non, sa conscience, à lui, était consubstantielle. Elle était de sang et de foi. Celle d’un Algérien qui se sentait appartenir, à part entière, à une Nation arrivée à une bifurcation essentielle de son destin, sommée par l’Histoire de trancher dans le vif. Hors de toute tergiversation et de toute spéculation sur la voie à suivre. Sa conscience, à lui, était concrète : elle ne se limitait pas à un concept ou à un constat théorique, dépourvu d’un prolongement réel et ne relevait d’aucun calcul individualiste, politicien ou d’un choix cornélien entre la femme de sa vie et l’amour de sa patrie, entre sa mère et la justice. Elle s’inscrivait, directement, dans une perspective d’action immédiate, celle-là qu’il s’empressa de partager, presque instinctivement, avec les militants et les dirigeants du mouvement indépendantiste, instruits de l’imminence de la fin du système colonial préfigurée par l’indépendance de l’Inde, l’émancipation de la Chine et la victoire de Dien-Bien-Phu. Et c’est tout naturellement que, découlant de ce faisceau de prédéterminants, le signe sous lequel il plaça sa contribution à Novembre fut la fraternité, au sens fusionnel que la Révolution donna, alors, à ce sentiment sanctifié, sourcé à la communauté du combat, au partage des sacrifices et au renoncement à soi. Il le fit, modestement, sans fanfare, sans en tirer un motif de gloire ou un titre ronflant alors qu’il s’agissait, pour lui, d’assurer la sécurité des déplacements et les soins des leaders de la trempe et du niveau de responsabilité de Larbi Ben M’hidi et de Abane Ramdane. Pas moins. Aussi, et sans vouloir diminuer de la valeur et de la portée d’autres engagements, il serait déplacé et inconvenant de voir dans son militantisme et dans celui de Claudine, son épouse, la simple manifestation d’un Juste qui passait par là ou d’un compagnon de route croisant, au hasard d’une rencontre, la cause d’un peuple qu’il embrassa, par romantisme, ou pour satisfaire un penchant pour l’aventure. Pierre Chaulet n’avait pas une dette morale à payer, pas plus qu’un complexe dont il fallait qu’il se dédouane, en donnant le change. Il n’était pas un Juste au sens, communément, accordé aux goys qui, en France ou ailleurs en Europe, ont sauvé des Juifs, individuellement ou en groupes, des mains des nazis et de la Gestapo, des fours crématoires et des chambres à gaz, lors de l’occupation allemande. Des exploits, au demeurant, d’une valeur morale indéniable, transmis, de génération en génération, par la mémoire des rescapés de la Shoah ou par des œuvres de création, parfois, pathétiques, de la dimension de «La liste de Schindler». Pierre n’était pas dans cet esprit-là, il était dans celui d’Audin, d’Yveton, de Maillot, de Timsit, d’Acampora et sur un registre, pas très éloigné, dans celui des ecclésiastiques algériens Duval, Berenguer et Scotto qui donnèrent, tant et tant, à leur pays, que personne ne trouva à redire lorsque certains d’entre eux furent, démocratiquement, élus par le peuple à la première Assemblée constituante de l’Algérie indépendante. Alors, Chaulet, compagnon de route, assimilable à Francis Jeanson, Curiel, Simon Malley, Jean Daniel… ? Quoique les amis de l’Algérie, les si mal nommés, par la police française, «porteurs de valises» ou correspondants de presse acquis à la justesse de la lutte anti-coloniale de notre pays, durant les années de feu, furent loin d’avoir démérité, il n’en fit pas partie. A la fin des hostilités, eux avaient, à l’exemple d’Henri Jeanson, repris le cours normal de leur vie, dans leur pays d’origine, ou étaient passés à autre chose, et cela n’enleva, en rien, à la noblesse de leur choix et de leur soutien désintéressé. Lui, pas. Il choisit — avait-il besoin de choisir ? — de rester dans son pays natal avec une nationalité algérienne — «octroyée», quel impair ! — et de servir, loin des ors et des attributs chamarrés du pouvoir auxquels sa simplicité répugnait, sous une autre enseigne et sur un autre chantier — la santé publique – qu’il connaissait bien pour en avoir partagé les servitudes, avec les médecins du maquis, Heddam, Mentouri, Toumi, futurs maîtres d’œuvre du système hospitalo-universitaire algérien auquel vint s’associer un autre nom – Grangaud – à inscrire sur les tablettes d’honneur du secteur. Après avoir réalisé, dit et écrit ses œuvres – dans l’acception que le Malraux des brigades internationales anti-franquistes conférait à ces mots – sept ans durant, au sein du FLN entre Alger, Paris et Tunis, auprès des chefs du CCE, à El- Moudjahid et à l’APS autour de M’ hamed Yazid et de Rédha Malek, il revint à sa position préférée d’auguste semeur, «l’homme grand, toujours seul» d’Alfred de Vigny, parce qu’entier dans ses convictions. Il m’apparut, ainsi, sur ce piédestal d’homme d’un seul tenant, lorsqu’il répondit, pour la première fois, à mon invitation à venir à la Radio, dans les années 1960, pour expliquer, avec le professeur Larbaou, le plan d’éradication de la tuberculose qu’il avait mis en place et dont il avait fait son nouveau combat, le prolongement logique du premier. Avec quels yeux pétillants d’espoir, il argumentait cette pénultième mission — mais pas des moindres — qui consistait à éliminer, définitivement, la maladie du pauvre, connotée à la colonisation, si répandue dans notre pays. Et il y réussit, en domestiquant le temps et le mal, sans le crier sur tous les toits, et sans revendiquer, pour cela, un Athir ! Il sont, ainsi, faits les chênes que les ignorants iconoclastes n’hésitent pas à vouloir abattre, quitte à commettre l’irréparable parricide au nom de fausses causes, perdues d’avance. Après une éclipse qui dura le temps de la tragédie des années noires du terrorisme intégriste, j’eus la chance de le retrouver, en 2010, toujours aussi jeune, toujours aussi curieux de son environnement intellectuel, à la tribune que j’eus l’honneur d’occuper à ses côtés, accompagné de Ali Haroun et du fils d’Henri Jeanson, dans l’hommage rendu à ce dernier par le 15e Sila. Je me souviens de la colère rentrée qui lui fit monter le rouge au visage quand un éditeur parisien invité, là, n’hésita pas à tourner en dérision la demande des Algériens de voir la France officielle reconnaître les crimes commis contre eux par l’Etat colonial et déclarer, en provoquant une forte tension dans la salle, qu’il était temps d’oublier tout cela, devançant, de deux années, la proposition d’amnistie avancée, récemment, avec Arcady, par Jean- Pierre El- Kabbache, à l’occasion de la sortie du film Ce que le jour doit à la nuit. A la fin de l’intervention que je me suis cru obligé de faire, pour remettre les pendules à l’heure, il me prit la main, la serra fermement, me remerciant de lui avoir fait l’économie d’un rappel à l’ordre qui allait de soi. Une fidélité aux constantes de toute une vie, c’est devenu très rare, de nos jours. Partir comme on a vécu, réglé par le même credo, ce n’est pas, non plus, donné au tout-venant. Dans un monde soumis à la force brutale du nivellement par le bas et de l’éradication de la pensée indépendante, il ne reste qu’une poignée d’irréductibles qui rament à contre-courant, le seul écho qu’ils provoquent est, soit l’hostilité, soit l’indifférence. Le temps est, par contre, venu pour les imposteurs de projeter, librement, en plein Alger, la caricature de notre Histoire, vêtus des falbalas du mensonge, entourés de la grande pompe des flagorneurs et enhardis par le silence gêné ou complice de responsables pressés de lâcher la proie pour l’ombre. L’inversion des rôles est, carrément, stupéfiante. Il n’y a qu’à voir la façon dont d’anciens compagnons de route comme Jean Daniel s’éloignent peu à peu de l’Algérie et de l’idée qu’ils s’en faisaient. J’ai lu l’échange épistolaire entre lui et Boualem Sansal paru, en juillet dernier, dans les colonnes du Nouvel Observateur et dans lequel, se donnant du maître et de la star, ils se félicitaient de ce que leur indépendance soit demeurée intacte, au motif qu’à l’iconoclastie «commise» par l’écrivain algérien contre les institutions de son pays, se fut ajouté «l’exploit» qu’il a accompli, en se rendant en Israël. L’indépendance vis-à-vis de qui et de quoi ? vous demandez-vous. Vis-à-vis d’Israël qui écrase, chaque jour, un peu plus, Ghaza et menace d’éliminer, physiquement, Mahmoud Abbas, désespérément accroché à son projet de faire entrer la Palestine à l’ONU, en qualité de membre associé ? Vis-à-vis du même Israël qui prépare, avec les Etats-Unis, une guerre contre l’Iran, selon un scénario dont Fidel Castro avait détaillé le déroulement dans une alerte publiée, cet été, dans la grande presse internationale ? Non, vous n’y êtes pas du tout ! Ils se congratulent, tous les deux, de ce que s’élèvent des voix «libres» pour crier haro sur l’Algérie. Je ne sais pas si les deux épistoliers sont à jour, ou pas, sur la question. Font-ils mine d’ignorer que l’Égypte, la Jordanie, Qatar, Oman, la Mauritanie et, en sous-main, le Maroc, un temps, avaient ouvert, depuis des années, des missions diplomatiques ou commerciales, auprès de Tel-Aviv ? Ou l’iconoclastie se serait- elle nichée ? Se rappellent- ils qu’une délégation de journalistes algériens avait, déjà, sauté le pas, en se rendant en Israël, il y a quelques années ? Où résiderait «l’exploit» de Boualem Sansal pour qui «le fond du problème, le vrai, le seul est cette haine incommensurable que ces gens-là – c’est-à-dire les Arabes (ndlr) – ont pour Israël». N’est pire aveugle, malheureusement, que celui qui ne veut pas voir et admettre que c’est, plutôt, la haine sioniste d’Israël contre les Palestiniens et les Arabes en général qui est la source de tous les dangers déstabilisateurs qui planent sur le Proche-Orient et au-delà. Quelques cours de géostratégie ne seraient pas de trop, à l’adresse de nos écrivains-épistoliers pour qu’ils saisissent la nature du «grain de sable» qui bloque la machine d’un Etat terroriste qui n’a pas hésité à faire assassiner Ishak Rabin, l’homme qui croyait à une paix juste. Voilà comment d’ex-compagnons de route de l’Algérie dilapident le capital de sympathie qu’ils avaient, si patiemment, accumulé. Par quoi expliquer cette prise de recul, cette involution ? Par l’âge ? Par l’éloignement physique et intellectuel par rapport «aux Algéries» comme s’avance à le dire Jean Daniel ? On ne sait trop. Je me suis permis cette digression, à titre d’illustration, pour montrer que les hommes en général et surtout les intellectuels qui traînent, dès le départ, un handicap idéologique, qui tiennent la canne par le milieu, ou sont tenus par un fil à la patte, arrivent , rarement, à la fin de leur vie, avec une ADN indemne de toute contamination pathologique. Avec, certes, des exceptions, je pense ici à Rony Brauman, le fondateur de Médecins sans frontières dont les franches positions anti-sionistes font honneur aux Israélites. C’est pourquoi je peux affirmer, sans risque d’être contredit, qu’entre Pierre Chaulet, Hervé Bourges, Jean Daniel et d’autres, il n’y a pas photo. Même la mort s’est mise de la partie, en venant frapper à la porte de Pierre, en ce cinquantenaire de l’indépendance, la veille d’un 1er Novembre auquel, avec son honorable épouse, il a offert la fleur de sa jeunesse. Heureux qui comme lui est parti, recouvert du manteau de la Liberté qu’il a arrachée à la braise de la guerre injuste.
B. M.
P. S. : Hervé Bourges a diffusé, avant-hier, 7 octobre, la deuxième partie de son documentaire, un massacre dans le massacre, interdit au moins de 10 ans. Il persiste et signe et nous offre un plateau déséquilibré où se distinguent des diplomates qui n’ont vécu cette période qu’à partir de l’étranger, ainsi que des signataires du Contrat de Rome, «le contrat de la honte», sans que la parole soit donnée aux représentants de la société civile, aux patriotes, aux journalistes, aux intellectuels qui ont payé un lourd tribut au terrorisme. Pas plus qu’à certains islamistes qu’on aurait voulu entendre pour connaître leurs commanditaires et les dessous de leur enrôlement. Mais c’eût été trop demander à un auteur qui avait exigé, lorsqu’il avait été commissaire de l’année de l’Algérie en France, d’expurger les manifestations de tout document rappelant les crimes du colonialisme. Mais bon, nous autres Algériens sommes trop entiers, nous exigeons des autres plus que ce qu’ils ne peuvent donner… et plus que ce que nous exigeons de nous-mêmes… CQFD.
B. M.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/10/09/article.php?sid=140099&cid=41
9 octobre 2012
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