le 20.09.12 | 10h00
«Les balances de la justice balancent et pourtant l’on dit ‘‘raide comme la justice’’. La justice serait-elle ivre ?»
(Alfred Jarry)
Dans le long entretien qui nous a réunis à Béjaïa, Abdelkader Kasri, dit Abdelkader N’bellout, nous raconte son passé tumultueux, jalonné de souffrances, empli de bruits de guerre, où la peur du gendarme constituait le quotidien des spoliés.
La dure vie dans le maquis et la lutte sans merci contre l’armée française surarmée n’ont point affaibli la volonté ferme des révolutionnaires déterminés. D’Aokas, lieu de son baptême du feu, à Tunis, où il a été chercher des armes et son retour aux sources originelles, N’bellout nous parle sans jouer au héros.
Abdelkader est né le jeudi 25 janvier 1937 dans le hameau de Tabellout, à Aokas, dans la commune mixte de Oued Marsa : «J’ai atteint mes huit ans et demi en plein dans les remous des événements du 8 Mai 1945. En plus de vivre dans la misère, de trembler de froid et d’être constamment exposé aux maladies, les enfants de ma génération ont subi des terreurs traumatisantes que les forces coloniales ont fait régner dans le pays pour juguler le soulèvement populaire. La pauvreté, l’injustice et l’analphabétisme étaient autant de fléaux qui accablaient la population pendant la longue et noire nuit coloniale. Les Algériens étaient sujets français et non citoyens. Et ceux qui étaient soupçonnés par les autorités françaises d’être les relais des maquis sont envoyés en prison sans autre forme de procès. Au centre de torture de Cap Aokas, dénommé Ferme Tourneux, les malheureux sont livrés au supplice après un interrogatoire musclé, quand ils ne sont pas purement et simplement assassinés.»
Aokas la bien nommée
Sous ses dehors ronds et une bonhomie plutôt joviale, Abdelkader, 75 ans, ancien moudjahid, cache mal sa timidité que la présence de nos amis, Ahmed Nacer Messaoud, professeur à l’université, roi de la répartie, et Khaled Lemnouer, champion incontesté du calembour, ont réussi, en cet après-midi estival, à largement atténuer.
Abdelkader a la mémoire vive. Le passé est raconté sans émotion ni haine ni fierté. Juste quelques haussements de ton, quand il évoque les injustices criantes qui, fatalement, ont constitué le déclic salvateur. Abdelkader garde de son père, Akli, fellah, le bon sens paysan et il se plaît à scruter les montagnes alentour d’Aokas, témoins d’événements tragiques. Abdelkader, qui a vécu et grandi dans ces contrées, travaillait chez un colon, Jean Cayatte, dans la ferme Piolat. Il avait 16 ans.
Un jour, se souvient-il, à 16 ans, il se trouvait au marché hebdomadaire d’Akbou qu’il avait rallié dans un camion au milieu du bétail. «Les colons nous avaient sommés de surveiller les bêtes et de veiller à ce qu’elles ne s’agitent pas dans ce réduit. Mon camarade et moi avions peur pour notre intégrité physique, alors nous avons sauté du véhicule. Le colon a réussi à me rattraper, il m’a alors giflé. Cela m’est resté comme une tache indélébile, suscitant chez moi un sentiment indicible de vengeance. Il ne me restait plus qu’à rejoindre le maquis.»
Abdelkader trouva en Diboun Saïd son premier contact avant d’entrer dans le vif du sujet.
Abdelkader, avec Senoun Hocine et Kesri Amar, s’offriront quelques actes de sabotage en s’attaquant notamment aux poteaux télégraphiques sans avoir le feu vert de l’organisation.
Vingt ans, le plus bel âge ? Pas évident lorsqu’on ne s’est pas affranchi des lourdes chaînes qui nous enchaînent : «J’avais 20 ans en 1957. C’est pour moi une année à marquer d’un pierre blanche. Non pas parce que je suis dans la fleur de l’âge, mais parce que cette année mémorable va changer ma destinée. Cette date va me propulser dans l’histoire de mon pays. Elle va me permette d’agir en patriote, de participer, avec les autres frères partisans à un événement historique qui se déroule en Algérie depuis 1954.Les jeunes de mon âge sont soumis par la loi coloniale à l’obligation du service militaire. A un ami appelé, je fais dire qu’il faut partir au maquis rejoindre nos frères qui se battent pour la liberté. Pour moi, combattre pour la dignité ou accepter la servitude, le choix est vite fait. Ma décision est prise, je ne répondrais pas à cet ordre d’appel.»
«Ce disant, je me rappelle les paroles prémonitoires de Si Mohand Oul Kendi qui m’interpella en ces termes : ‘‘Qu’attends-tu pour aller garder les loups dans la montagne ?’’ Une phrase qui me parut sibylline, en m’arrachant au plus un sourire, prend, aujourd’hui, dans ma tête, sa pleine signification.» La réputation de vaticinateur de Oul Kendi vient de se confirmer encore une fois. Comme dans tous les villages, il y avait un devin, qu’on qualifiait d’exalté, de fanatique ou même de fou. Mais quand les prédictions invraisemblables du visionnaire s’accomplissaient, on considérait alors autrement le personnage et, désormais, on lui témoignait un respect mêlé de crainte et d’admiration.
Abdelkader n’a pas à activer sa mémoire, elle s’invite spontanément ; dès lors, c’est un jaillissement instantané de faits douloureux, rappelant toujours que lorsqu’on sait tout souffrir, on peut tout oser. C’est justement cette forme de réclusion qui va décider de sa vocation.
Son histoire, à vrai dire, commence en 1957 : «Je ne tarde pas à prendre attache avec Si Mohamed Zine, le commissaire politique de la région. Et du jour au lendemain, abandonnant parents et amis, village et biens, je rejoins les maquisards au refuge d’Anar Assam, endroit tranquille et présentant un intérêt stratégique car il domine toute la contrée et, de ce fait, protège contre toute attaque-surprise. Pour la première fois, j’ai l’occasion de voir de près ces moudjahidine au sujet desquels des légendes racontent qu’ils ont le pouvoir de prendre à leur guise des formes animales différentes pour surprendre l’ennemi ou lui échapper. Pourtant, autour de moi, je ne vois que des hommes, vigoureux et déterminés certes, mais bien ordinaires et conformes aux types les plus fréquents. Quelque part, dans un coin du refuge, une plaisanterie déclenche même l’hilarité générale. Cette sereine et chaleureuse ambiance me paraît surréaliste dans ce contexte de guerre sans merci.»
Oul Kendi le visionnaire Abdelkader apprendra que ses pairs portent tous un nom de guerre. Lui-même s’offrira une autre identité : Abdelkader N’bellout. Ce surnom le poursuit jusqu’à aujourd’hui.
C’est le chef, Abdelkrim de Beni Chebana, qui lui confiera sa première arme qu’il prendra avec lui dans l’expédition de Tunisie entamée le lundi 27 mai 1957. Au cours de la traversée, Abdelkader et ses compagnons sont encouragés par le colonel Amirouche, venu le soir au refuge Ouled Azekar, entre Mila et Jijel.
«Dans un silence religieux, nous écoutions les premières paroles que nous ne captions pas entièrement du fait du pouvoir de fascination exercé sur nos esprits par la présence de l’idole du peuple et des moudjahidine. En fin de compte, avec son visage émacié et son corps amaigri, le colonel Amirouche ressemble à tout le monde. Mais seulement sur le plan physique s’entend.»
L’expédition les mènera de colline en colline, de refuge en refuge, de zone interdite en zone interdite, en évitant bon nombre d’embûches pour gagner la ville frontière de Ghardimaou, le 20 juillet 1957, après un périple harassant de 55 jours, où les attend Krim Belkacem accompagné du commandant Kaci. «Quand la mission était terminée, nous devions ramener les armes et les munitions en Algérie, en évitant tout accrochage avec l’ennemi. On m’avait proposé de rester étudier en Tunisie, mais j’ai préféré retourner au maquis.» En octobre de la même année, retour en Algérie.
Dans sa région, Abdelkader continuera la lutte, en vivant des épisodes épiques durant des mois et des mois, jusqu’au recouvrement de l’indépendance. Il n’omettra pas d’évoquer les 300 martyrs d’Aokas victimes des massacres de 1945, du premier chahid tombé au champ d’honneur au douar Aït Bouaïssi à Tizi n’Berber, le 25 décembre 1955, du nom de Beliouar Messaoud, originaire de Jijel, qui fut le premier d’une longue liste macabre de 218 martyrs qu’Aokas donnera à la Révolution.
N’bellout se souvient de l’effervescence de l’indépendance, des chefs Ferdjallah et Touati qui avaient estimé qu’une autre lutte, moins douloureuse mais plus passionnante, celle de la construction, allait commencer.
Où va-ton ?
Abdelkader s’engage dans l’armée au sein du sous-groupement de Bordj Bou Arréridj. Il en sort en 1982 avec le grade d’adjudant. Entre-temps, il adhère au FFS de Aït Ahmed et participe aux événements de 1963. Il est catalogué perturbateur et muté à Bordj Badji Mokhtar, dans la VIe Région militaire.Il prend sa retraite en 1982 et devient coordinateur de kasma, mais il se «chamaille» avec le mouhafadh de l’époque, «beaucoup plus occupé par ses affaires que du sort des citoyens».
Il se retire dans son fief, Aokas, qui mérite vraiment le détour. Aokas, à 27 km de Béjaïa, est une station balnéaire prisée. Sa proximité avec Kefrida, où se trouve la cascade du même nom — déformation latine de «aqua frigida» — laisse supposer que l’ensemble de la région formait une province romaine. Les ancêtres désignaient la crique par le terme «Tamda N’wakas», la baie du requin.
En tamazight, le terme wakas est le nom commun de ce squale, précise Abdelkader, qui est mû par l’obligation de témoigner, d’écrire l’histoire contemporaine de l’Algérie, afin que nul n’oublie, surtout les générations montantes. C’est pourquoi notre homme, en compagnie d’une brochette d’amis, créent l’association culturelle Aokas Mémoires, dans le souci d’honorer un contrat, celui du devoir de mémoire ! Depuis, l’association a fait son chemin en renforçant encore davantage le mouvement citoyen et en éditant une revue.
Il suffit d’aborder avec lui l’actualité brûlante et l’état des lieux de la société algérienne pour qu’il sorte de ses gonds. Il répond d’un sourire furtif, inquiet. Clin d’œil à un présent mouvementé. «Je suis triste pour la jeunesse d’aujourd’hui, qui vaut certainement mieux qu’un visa vers la mort, à travers une vie incertaine ou une fuite en avant, dans une embarcation de fortune pour essayer de gagner d’autres rives plus hospitalières. En tout cas, je ne suis guère convaincu par cette gouvernance où la politique du bluff et du tape-à-l’œil est érigée en ligne de conduite. Il n’y a plus de confiance entre gouvernants et gouvernés. Où va t-on ?», s’exclame-t-il, furieux, en voulant insinuer que tant de sacrifices inouïs ont été consentis pour en arriver à cette piètre posture. Tout ça pour ça !
Si tahri@elwatan.com
Parcours :
Abdelkader Kasri dit Abdelkader N’bellout est né le 25 janvier 1937 à Aokas. A 75 ans, il loue Dieu qui lui a prêté vie et même permis d’effectuer le pèlerinage à La Mecque. Marqué par la haine des oppresseurs, Abdelkader a été marqué par le mépris affiché par ses patrons, mais aussi par l’hôtel Moska érigé en centre de torture et qui a vu passer des bataillons de malheureux qui ont subi les affres de la gégène.
Abdelkader a aussi une pensée affectueuse pour Mohand Oul Kendi, fou du village, mais en réalité véritable visionnaire.
A 20 ans, N’bellout rejoindra le maquis de 1957 jusqu’à l’indépendance. Il évoquera avec une incroyable précision tous les épisodes de cette longue et terrible traversée.
A l’indépendance, il s’engage dans l’armée d’où il sortira en 1982. Il coule depuis une retraite méritée dans son village de toujours, Aokas, où il jouit d’un respect et d’une considération dus à son enviable parcours.
28 septembre 2012
2.Pers. révolutionnaires