«Ne sifflez pas la fin, M. l’arbitre !»
le 13.09.12 | 10h00
«A défaut du pardon, laisse venir l’oubli.»
(Alfred de Musset)
Abdelkader Aouissi est arbitre de football. Un grand arbitre qui a eu des honneurs mérités en se classant parmi les meilleurs d’Afrique. Sa carrière est truffée de hauts faits bien qu’elle se soit terminée brusquement, laminée par des envieux. On sait que le mérite suscite l’envie, mais de là à casser gratuitement une trajectoire fleurie, voilà qui a quelque peu déstabilisé notre homme qui ne manque pourtant pas de détermination. A ses détracteurs, il clame haut et fort : «Soyez sans crainte, le talent n’est pas contagieux.»
A 82 ans, bien qu’affaibli par la maladie, Abdelkader garde toujours sa bonne humeur, son humour et son élégance polie. «Il a horreur des éloges et cultive la discrétion comme une seconde nature. Je le connais depuis plus d’un demi-siècle, c’est un habitué de la rue Tanger, mon quartier. Arbitre intègre, il a été de toutes les batailles du foot des dernières décennies», témoigne son ami Hamid Benkanoun. «Pour l’anecdote, Aouissi avait été sollicité pour diriger la finale de Coupe d’Algérie en 1972 entre l’USM Alger et Hamra Annaba. Il a refusé parce qu’il était étiqueté sympathisant des Rouge et Noir. Cette attitude lui a valu respect et considération», se souvient Benkanoun.
D’emblée, Abdelkader donne le ton. «Mes parents m’ont toujours dit que tout était possible dans la vie, s’amuse-t-il. Si j’ai pu faire ce que j’ai voulu, c’est grâce à cet état d’esprit, relève-t-il. Je suis né à Aïn Benian, mes grands-parents avaient une propriété à l’îlot de Guyotville. C’est chez eux que j’ai vu le jour, après je suis revenu dans mon quartier, à La Casbah d’Alger, entre la rue Porte Neuve et la rue Médée. Pour l’histoire, il faut signaler que ce quartier a enfanté de grands sportifs dont la notoriété a dépassé les contreforts de la citadelle, comme les Djazouli, Meziani, Tchicou et j’en passe. Je peux aussi citer Khelifi Mohamed et Benaceur, grandes figures de l’arbitrage de l’époque, sans oublier le grand maître de la musique andalouse, Sid Ahmed Serri.»
Main de fer, gant de velours
Attiré par le football comme tous les jeunes de son quartier, Abdelkader finira par rejoindre le FCMA et l’ASSE, deux clubs phares où convergeaient la plupart des jeunes de son quartier. «On était subjugués par la stature des grands clubs musulmans de l’époque comme le Mouloudia d’Alger et l’USM Blida, notamment.»
Aouissi fit long feu dans le jeu à onze qu’il aimait certes, mais évoluait souvent à l’ombre de joueurs plus talentueux. «Je n’étais pas un grand joueur et je ne me faisais guère d’illusion quant à une carrière flamboyante dans ce domaine. Je baignais dans une ambiance chaleureuse, côtoyant les sportifs, dont des arbitres qui étaient légion dans notre quartier. Je m’étais approché d’eux, je les côtoyais sans complexe, je me sentais mieux et j’avais conclu que mon avenir était parmi eux et nulle part ailleurs. J’ai eu la chance de tomber sur un grand monsieur de l’arbitrage. Il s’appelait Hadj Derradji et je peux dire qu’il a été mon sponsor, l’homme qui a tracé ma trajectoire. Je luis dois beaucoup et j’ai pensé à lui lorsque, lancé dans le bain, j’ai arbitré pour la première fois, en cadets, le match ASK-RCK, à la fin des années quarante. Vous ne pouvez imaginer les fortes sensations ressenties.»
«Kader» s’appuie sur ce formateur reconnu qui veille sur son parcours et son moral. «C’est la clé, lui dit-il. Ceux qui échouent n’ont pas un problème de niveau mais de sensations par rapport à la peur d’échouer.»
Les responsables pieds-noirs de la Ligue d’Alger avaient vu juste en le choisissant, le considérant digne de porter la tenue noire de l’arbitre.
«Je crois qu’ils avaient décelé un don chez moi. Ils savaient que j’allais vite percer, c’est pourquoi ils m’avaient confié la direction de certains matchs juniors et réservés de la division d’honneur. Je me suis vite intégré à la corporation et vous ne pouvez imaginer mon plaisir de côtoyer des maestros du sifflet comme Atanasio, Casimir, Kalfoun, etc. Je venais de pénétrer dans la cour des grands, le Graal de l’arbitrage. Derradji, mon sponsor, était toujours à mes côtés pour m’aider à gravir les échelons», relève-t-il, une lueur d’orgueil dans le regard.
Même s’il a arrêté d’officier durant la guerre suite aux ordres du FLN, Abdelkader n’en gardera pas moins son amour pour le sport et la flamme de l’arbitrage qui le rattrapera à l’indépendance, où il renouera avec les terrains.
«J’ai eu la chance de me perfectionner davantage sous la houlette de l’instructeur Khelifi Ahmed, aux côtés de Chelha, Belkessa, Bertouche… Le premier match que j’ai eu à arbirtrer fut OMR-RCK au stade des Annassers. Les joueurs des deux camps n’avaient pas la réputation d’être des enfants de chœur. Il fallait gérer avec tact ce match électrique et ce qui compliquait les choses, c’est que les joueurs ne me connaissaient pas. Dans ce match rugueux, j’ai sorti le carton rouge à la face de Aït Chegou Rabah, celui-ci est parti se rhabiller et s’est pointé à la sortie du tunnel menant aux vestiaires avec un pistolet qu’il pointait dans ma direction pour me narguer. Il pensait m’impressionner. A la fin du match, j’ai appris qu’il était policier. C’était de la provocation, sans plus. Cela ne m’a pas empêché d’inscrire son nom sur la feuille de match et de faire mon rapport. Le président du RCK de l’époque, M. Takarli, est venu me voir au niveau des Galeries algériennes où j’exerçais, pour me demander d’être indulgent… Mais le rapport était parti ! Toujours au stade des Annassers, le CRB affrontait le RCK au milieu des années soixante. Lalmas, que je salue au passage, avait fait une longue transversale en direction de Achour, mais le ballon m’a frappé de plein fouet au visage. Je me suis affaissé et, en voulant me relever, je titubais, ne pouvant tenir sur mes jambes. Le public, fort nombreux, en a ri… Moi j’étais dans mes petits souliers. J’en garde toujours une image ambivalente !»
Un riche palmarès
Aouissi était déjà une figure de l’arbitrage algérien, comptant parmi les ténors, mais le déclic n’eut lieu qu’en 1970. Notre homme était en pleine possession de ses moyens. Il a été désigné pour diriger la Coupe d’Afrique des clubs champions entre le Togo et le Cameroun. A ses côtés, Bencheriet (Constantine) et Khelifi Ahmed. «On avait demandé au trio de présider la réunion technique d’avant-match, mais celui-ci, par honnêteté, refusa, car n’ayant jamais effectué cette procédure. C’est Bencheriet qui dut intervenir auprès d’un ami à lui, membre de la CAF, M. Mathias, pour régler ce problème. Comme c’était la période des moussons, la pluie tombait à verse et le match a dû être reporté de deux jours. Et comme nous devions rester deux autres jours après le match, nous avions officié des matchs locaux.»
En,1972, Aouissi est désigné pour diriger la finale de Coupe de la CAF entre le Congo et le Mali à Yaoundé. «Je me rappelle qu’on s’est trouvé à une invitation du président camerounais Ahidjo qui nous a fait l’honneur de nous recevoir dans son palais. Après le repas, je me suis laissé aller à regarder les tableaux accrochés sur les murs. La délégation était partie, je me suis retrouvé seul… entouré de deux gendarmes qui se demandaient ce que je faisais là. Question de sécurité, ils m’ont longuement interrogé sur ma présence sur les lieux. Il a fallu un long conciliabule pour qu’ils consentent enfin à me libérer. »
Aouissi a eu la chance de diriger cette finale avec le talent qu’on lui connaît. Peu de contestations et un match dirigé avec tact. «A la fin, tous les joueurs sont venus me serrer la main. A ce moment-là, j’ai senti que j’avais rendu justice en lésant aucun partie, je ressentais une fierté indicible et je vivais instensément un bonheur indescriptible ! Il faut dire que j’ai eu les encouragements de Mahdjoub Faouzi, journaliste de Miroir, et Jacques Ferran directeur de France Football, qui sont venus me féliciter dans les vestiaires. Jacques m’a dit : ‘‘Dès que tu viens en France, je te remettrai la Palme d’or !’’ Je n’ai jamais été chercher ce trophée. A l’époque, Tessema venait d’être fraîchement élu à la tête de la CAF, et mon ami Rabie Bensegueni était devenu membre de la commission d’arbitrage de la Confédération.»
Aouissi a arbitré plusieurs matches des compétitions africaines, notamment les finales Hafia Conakry-Canon Yaoundé et Mehalla d’Egypte contre Cara du Congo. «Avant ce dernier match, on a été conviés à un repas en commun, dirigeants de la CAF, présidents de club, arbitres. Lors de cette invite, un monsieur est venu me demander de sortir du restaurant car il avait un cadeau à me remettre de la part du ministre congolais des Sports, a-t-il tenu à me préciser. C’était une petite enveloppe, mais assez volumineuse. J’ai pris ‘‘l’envoyé spécial’’ par le bras et j’ai appelé le secrétaire général de la CAF, M. Fahmi, pour lui faire part de ce manège.»
Un homme respecté
A propos de ses penchants pour l’USM Alger, M. Aouissi n’en fait guère mystère. «Du temps de la colonisation, les arbitres, pour activer, étaient tenus d’être affiliés à des clubs. C’est le club qui leur délivrait la licence. A l’instar de Khelifi, Benganif, Zenouda, etc., il se trouve que j’étais sous la coupe de l’USMA. Il y a certes des liens sentimentaux, mais à aucun moment je n’ai avantagé cette équipe. Khelifi, qui avait dirigé dans les années cinquante USMA-Galia avait commis quelques erreurs peu appréciées par la galerie usmiste. Et pourtant, il était de bon ton, estimaient les supporters, qu’il soit du côté des Rouge et Noir.»
Aouissi, qui a activé dans plusieurs bureaux fédéraux, met en exergue l’immense boulot accompli par feu Haraïgue «qui avait des projets plein la tête et qui a habilement dénoué la crise à propos de l’affaire Belloumi avec les Egyptiens».
Aujourd’hui, Kader n’affiche aucun regret, bien que la tournure prise par le football l’irrite. «Actuellement, les arbitres sont sujets à des violences verbales et physiques, dans un climat de suspicion», regrette-t-il.
L’arbitre, un homme seul. «Coincé entre la compétition et son enjeu, au milieu de footballeurs hyperconditionnés par l’argent, il subit ce couple d’enfer en acceptant, impuissant, toutes les dérives. Bien sûr que l’arbitre n’est pas parfait et que l’erreur est humaine. Mais l’homme en noir est toujours l’objet de contestations avérées ou supposées.» Pestiféré, il est considéré tel un moins que rien, un bouc émissaire de mille turpitudes dans lesquelles il n’a pas ou peu trempé. De nos temps, dans les stades, l’arbitre est le réceptacle de toutes les violences qui trouvent un espace propice dans les tribunes, l’anonymat de la foule faisant le reste. «A notre époque, il y avait au moins le respect», constate, amer, Kader. Quand on égrène la riche trajectoire de Aouissi, on a envie d y rester. «Ne sifflez pas la fin, monsieur l’arbitre.»
Parcours :
Aouissi est né en 1930 à Aïn Benian. Il est issu de La Casbah, son quartier de toujours, où il réside actuellement.
De la trempe des grands chevaliers du sifflet, à l’image des Benzellat, Chekaïmi, Khelifi, Chihani Belkessa, Abdelkader a eu un parcours florissant, agrémenté du titre de meilleur arbitre africain à la fin des années 1970.
Il a fait partie de plusieurs bureaux fédéraux où il a largement contribué à l’évolution de l’arbitrage. Formateur, il a pris sous son aile de nombreux jeunes qui ont fait leur chemin depuis. Kader, à 82 ans, coule une retraite paisible à La Casbah, qu’il n’a jamais quittée…
28 septembre 2012
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