Dans tout pays arabe, ils sont quatre, un demi-siècle après la décolonisation: un Bouazizi qui a une charrette et rien d’autre à faire que d’acheter et de revendre. Un intellectuel désespéré. Un islamiste en mode conquête. Un dictateur qui ne veut pas partir. On peut composer des histoires nationales en composant des couples.
Version un: l’islamiste tue l’intellectuel et séduit le Bouazizi pour renverser le dictateur. Le dictateur tue alors l’islamiste, punit le Bouazizi pour avoir mal voté et exile l’intellectuel. Version deux: Bouazizi chasse le dictateur, l’islamiste le remplace et le Bouazizi se retrouve au même point, avec une charrette vide et remplie de fatwas ou d’une nouvelle constitution qui ne se mange pas. Désespéré, l’intellectuel s’exile ou se cache ou dépose une lettre de démission. Version trois: L’islamiste est isolé, le dictateur s’allie avec le Bouazizi, lui donne deux charrettes en plus, de l’argent et des facilités. L’intellectuel progressiste isolé par la moquerie et l’illégitimité de l’argent et de l’effort et l’islamiste minoré.
Version quatre ? Plusieurs: l’intellectuel s’allie à l’islamiste et soulève le Bouazizi pour chasser le dictateur. Sauf que là, l’intellectuel ne prend pas le pouvoir, c’est le pouvoir qui le prend par le cou et le pend (Iran). Le Bouazizi s’allie à l’islamiste qui s’allie au plus radicaliste. Le dictateur peut s’allier aussi à l’islamiste (écrasé), l’inviter chez lui et lui donner une grande mosquée, deux ministères et un parti. Du coup, le Bouazizi ne fait pas la révolution mais des dizaines d’émeutes. L’intellectuel ? Il n’est plus produit en série mais seulement sur commande ou à la main en produit artisanal.
Tout cela pour vous dire qu’il y a des variantes. En composant ces quatre éléments, on obtient l’Algérie, le cas de la Syrie, la Tunisie, l’Iran ou une place publique et du Soltani ou du Ghoul Amar. Un an après les révolutions donc et l’alliance stratégique et alimentaire entre le régime en Algérie et les Bouazizi dans ses rues, le contrat vient d’être brisé. Plus de vendeurs sur les trottoirs, plus de charrettes. L’informel (commercial) va être éradiqué. C’est la nouvelle version de l’éradication algérienne. Pourquoi ose-t-on maintenant et pas hier ? La réponse possible est que le risque de soulèvement est faible, celui d’une révolution lointain et celui de l’immolation peu conséquent. On est loin de cette époque où Ouyahia avait demandé à ce qu’on suspende même les retraits de permis de conduire. On est aussi dans la phase après-ANSEJ.
Il n’y pas plus aucune raison pour ne pas démanteler la Bouazizi&Co. Sauf qu’il y a une énorme question qui se pose ensuite: qu’en faire ? Que faire des Algériens qui ne savent plus que revendre les uns aux autres en boucle ? Où les mener puisque les Chinois les remplacent déjà dans leur propre pays et en mieux ?
A cette opération anti-revendeurs à la sauvette, on a reproché son populisme: derrière chaque Bouazizi, il y a, selon tous, une charrette et derrière chaque cent charrettes, il y a un lobby. Ould Kablia, le ministre de l’Intérieur, va-t-il remonter la filière ou baisser les paupières ? Ceci pour le volet «courage politique» et esprit de conséquence: on ne peut pas lutter contre un vendeur à la sauvette si on n’assèche pas les fournisseurs à la sauvette et si on ne régule pas le commerce et si on n’arrête pas de traiter le privé algérien comme un voleur de l’époque socialiste.
Mais le plus important est la débouchée: que faire des milliers de milliers d’Algériens qui, depuis les années 90 ou 70, ne savent rien faire de leurs mains et ne veulent plus les sortir de leurs poches ou des poches du plus proche ? Cela fait dix ans que le vendeur à la sauvette existe. Par milliers, produits par plusieurs gouvernements, des ministres, des walis et un régime lui-même amateur de l’informel. C’est une œuvre nationale de mauvaise gestion.
Il faut évidemment que cela cesse mais cela sera difficile. Il y a des idées qui sont ancrées profondément dans l’âme nationale. En voici quelques-unes pour l’exemple.
D’abord les Algériens croient que le pouvoir est illégitime et que donc ça ouvre droit à l’illégalité. Ensuite, beaucoup ne savent plus travailler, inventer, réparer ou faire de l’effort ou, au moins, respecter l’effort d’autrui. Ensuite, l’informel a cet avantage d’être pratique, sans formalités pour le client comme pour le revendeur. Ensuite, il ne sert à rien de travailler si on peut se faire élire ou seulement mordre ou revendre.
Cet «informel», il faut donc remplacer par du savoir-faire, du pouvoir-faire et de la légalité et de la légitimité. Car cela a un effet de manivelle terrible: si le Bouazizi chassé sent que vous êtes vous-même un voleur de pouvoir, il se soulèvera tôt ou tard contre vous. Avec intellectuel ou pas. Avec les islamistes ou pas. Chasser les vendeurs à la sauvette est donc un long chemin qui ne doit pas s’arrêter au trottoir. Quand on chasse la charrette, il reste le bœuf. Gigantesque.
25 septembre 2012
Kamel Daoud