Dans cet entretien, Monique Rivet revient sur son roman-témoignage « Le Glacis » dans lequel son héroïne Laure Delessert, une Française de métropole arrive à Sidi Bel Abbès ( Oran, Algérie), au début de la guerre, où elle enseigne dans un lycée. Incompréhension, refus de s’engager, refus aussi des euphémismes niant la guerre: Monique Rivet y mène également une réflexion « intime » la guerre…
Ecrit en Algérie, à Sidi Bel Abbès, le roman Le Glacis resté à l’état de manuscrit depuis la fin des années 1950 a été retrouvé par son auteur, Monique Rivet qui le publie cette année 2012. Largement autobiographique, ce récit construit dans une langue très émotive le personnage d’une jeune fille, professeur nommée dans un lycée, qui ne connaissait rien de l’Algérie avant d’y venir. Par contre, elle venait de sortir de la deuxième guerre mondiale avec une blessure indélébile : la déportation du père qui meurt dans un camp d’extermination nazi. Dans cet entretien, l’auteur met l’accent sur le sentiment d’incompréhension de son personnage, son double : l’armée française qui a libéré son pays du fascisme est-elle la même que celle qui occupe l’Algérie ? Entre l’Occupation qui lui a ravi son père et la colonisation qui compromet son désir de paix, le personnage, Laure Delessert, ne peut trouver sa place dans une Algérie en guerre autrement que par la volonté de témoigner d’un vécu direct, cueilli sur le vif…
Un demi-siècle s’est écoulé entre le manuscrit achevé fin des années 50 et sa publication en 2012. Le roman perd-il de sa valeur testimoniale puisque son écriture s’est faite durant la guerre d’Algérie ?
Monique Rivet : Non, je ne crois pas. C’est un témoignage direct, sur-le-vif si je puis dire, donc échappant aux défaillances de la mémoire et surtout aux reconstitutions que nous faisons subir à notre passé, qu’il soit collectif ou personnel. En retrouvant le manuscrit de ce livre j’ai eu le sentiment de retrouver une tranche de ce passé à l’état pur en quelque sorte, une vérité, subjective bien évidemment, mais c’est le rôle de l’historien que de rassembler et relativiser ce type de témoignage. Autrement dit, je ne prétends pas avoir fait de l’Histoire, mais avoir dit un tout petit peu de ce qui peut permettre à l’historien de la faire.
Quand Laure Delessert arrive en Algérie, la guerre a éclaté et les deux communautés sont séparées à El-Djond entre les deux rives du Glacis. Pourtant la narratrice en fait fi : elle se rend à la caserne et accompagne son élève du lycée, Naïma, au quartier nègre. Une transgression des lieux physiques et symboliques ? Une neutralité ? Un refus de s’inscrire dans cet antagonisme de la « géographie du danger« ?
Une incompréhension, plutôt. Quand vous arrivez dans une société dont vous ne connaissez pas les codes, vous ne comprenez pas ce que ces codes induisent. Et en l’occurrence ce qui était particulièrement pervers, c’est que mon héroïne pouvait à certains égards se croire en France : mairie où s’affichait le buste de Marianne, bureau des PTT, églises à clochers familiers etc. Les apparences étaient en partie les mêmes, mais les codes sociaux étaient différents : qui vous devez et surtout qui vous ne devez pas fréquenter, conduite à tenir dès que ceux qu’on appelait les indigènes étaient en cause, tout cela est étranger à mon personnage, et elle continue à agir comme elle le faisait en France.
Votre héroïne refuse les euphémismes par lesquels la guerre est niée, comme « événements » ; pourtant elle refuse par ailleurs de « s’engager« . Peut-on y voir une ambiguïté morale ou éthique ?
On peut y voir la conséquence de cette incompréhension que je viens d’évoquer : difficile de s’engager quand on n’a pas une vision claire de ce qui est en cause. Mais surtout Laure sort de cette deuxième guerre mondiale où justement ses proches se sont engagés, elle sort de ces années d’Occupation (une tentative de colonisation, pourrait-on dire, mutatis mutandis) qui ont d’une certaine façon nié l’identité française. Cela l’aide, certes, à comprendre le combat mené par les colonisés pour récupérer leur identité. Mais entre les comprendre et lutter à leurs côtés il y a une marge. Car il s’agirait de s’armer, au propre ou au figuré, contre son propre pays. Or la guerre, je veux dire la deuxième guerre mondiale, qui est si proche encore en 1956, a renforcé chez ceux qui l’ont vécue le sentiment d’appartenance à cette identité que menaçait l’armée d’occupation, autrement dit et d’un terme simple, le patriotisme des Français. Quand elle arrive en Algérie, mon héroïne doit cesser de voir dans l’armée française l’armée qui a contribué à délivrer son pays, qui est entrée dans Paris libéré, elle doit aussi réajuster l’image qu’elle s’est faite de ce pays qui en d’autres temps a porté la parole des droits de l’homme, de l’égalité et de la liberté, une image que renforçaient les sacrifices consentis par les siens pour reconquérir cette parole et cette liberté. C’est, non pas exactement une ambiguïté, car son jugement sur les «événements» n’en est pas altéré, mais une contradiction qu’elle ne peut résoudre. Elle reste donc dans la contradiction.
Le titre « Le Glacis » qui suggère la froideur, voire l’indifférence n’est-il pas opposé au regard « impliqué » de la narratrice ?
Il ne s’agit pas ici de la froideur de la narratrice, mais de celle qui sépare les deux communautés. Je crois que cela apparaît très vite à la lecture du livre.
Enfant, elle a été traumatisée par la déportation de son père dans un camp nazi où il meurt. En Algérie, elle est témoin des mêmes horreurs. Elle dit : « Elle ( la guerre ) était là. Elle était la même que toujours et ses protagonistes aussi étaient les mêmes. Rien n’avait changé, ni la lâcheté, ni le courage, ni la délirante violence des hommes….«
Oui, c’est une réflexion générale. Je suis restée quatre ans en Algérie, je retournais en France pour les vacances. Chaque fois que je revenais, quand l’avion descendait sur l’aéroport d’Oran, j’avais l’impression de retrouver un espace clos où j’étais prisonnière et où régnait la guerre. Bachir Hadjhadj, dont je viens de lire Les voleurs de rêves (Les voleurs de rêve, 150 ans d’histoire d’une famille algérienne. Préface de Jean Lacouture, Ed. Albin Michel, 2007, NDR), prête à son père ou l’un de ses oncles, je ne sais plus, ce propos : la guerre est partout la même. Ce qui veut dire que les hommes qui la font ou la vivent sont partout les mêmes.
Ses propos « engagés » contre la colonisation qu’elle tient à Elena, au Colonel et au Commandant dans la caserne n’expriment-ils pas un décalage entre un engagement idéel anticolonial et sa volonté de paraître hors champ des événements de la guerre ?
Il ne me semble pas qu’elle ait la volonté de paraître hors champ des événements de la guerre. Elle est hors champ ; ce qui ne l’empêche pas d’avoir un regard libre, c’est-à-dire libre, justement, des codes coloniaux, sur ce qui se passe.
Le roman ne confronte-il pas deux regards français sur la situation coloniale : celui de Laure Delessert, une française de France et celui des familles françaises qui ont fait souche en Algérie ?
Certainement, mais encore une fois ce n’est pas un livre d’histoire. Le regard de ceux qu’on appelle aujourd’hui les pieds-noirs n’apparaît guère dans ce roman que par de petites touches impressionnistes. Ce qui est normal puisque lesdits pieds-hoirs sont découverts par une héroïne qui ne savait rien de l’Algérie avant d’y venir, ou, pire, qui croyait (c’était mon cas) qu’elle allait y trouver un pays ressemblant beaucoup plus à la France métropolitaine que ce n’était le cas : que restait-il, par exemple, de la démocratie parlementaire dans les «départements» d’Algérie sous le régime du double collège ?
Le personnage de Felipe, d’origine espagnole « un Français de fraîche date« , amant de Laure, n’est-il pas un lien entre les différentes résistances au colonialisme, au franquisme, au fascisme qui se sédimentent dans les réflexions de Laure ?
Oui… C’est un personnage tellement ambigu – du fait de la clandestinité où il est immergé et que Laure ignore, mais aussi du fait de son caractère – qu’il est difficile de voir en lui un héros convaincant d’une Internationale antifasciste. Mais ni héros ni convaincant, cela fait peut-être de lui un personnage assez vrai…
Le récit est écrit à la première personne, le « je » de Laure. Il est parfois événementiel, réflexif, soliloque. Plusieurs articles consacrés à votre roman relèvent son versant autobiographique. Pourtant, Laure se refuse d’être un simple témoin du vécu de la guerre. Elle est plutôt un regard intimiste, interrogatif, perplexe, émotif sur les origines de la guerre au sens philosophique. Qu’en dites-vous ?
C’est un livre évidemment autobiographique dans les sentiments prêtés à Laure, ses indignations, son incompréhension des codes de la société coloniale, ses réactions à ce qu’elle appelle une guerre. Cela dit, son contexte familial n’est pas le mien ni son aventure dans cette petite ville d’Algérie que j’ai appelée El-Djond. Et d’autre part j’en ai fait un être seul, isolé dans sa façon de voir et de vivre les choses. Or nous étions bien une douzaine de jeunes professeurs nouvellement nommés, et nommés d’office, à… disons le vrai nom, Sidi-bel-Abbès, où nous constituions un petit groupe solidaire et sympathique qui n’apparaît pas dans le livre. Peut-être cela en renforce-t-il la signification, tant il est vrai que l’on est plus sensible à un refus solitaire, au refus d’Antigone si l’on veut un exemple, qu’à celui, moins romantique et plus efficace, qui soude un groupe.
Vos autres romans ont-ils un lien avec le thème de la guerre ?
Pas vraiment, je veux dire pas factuellement. Mais la guerre n’est jamais très loin dans les consciences de ceux qui l’ont vécue…
Rachid Mokhtari
Le Glacis, de Monique Rivet (Editions Métailié, France, 2012)
15 septembre 2012
Guerre d-ALGERIE, Histoire, Rachid Mokhtari