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Catherine Lépront : « Je ne renoncerai pas à dénoncer la haine, le racisme ! »

15 septembre 2012

Auteurs Français

La romancière, nouvelliste, dramaturge et essayiste française Catherine Lépront, prix Goncourt de la nouvelle en 1992, est décédée dimanche dernier, le 19 août 2012, à Paris à l’âge de 61 ans des suites d’une grave maladie pulmonaire. Son écriture est hantée par les guerres, la déportation et la colonisation. En 2011, elle nous avait accordé un entretien sur son roman « Le beau visage de l’ennemi (Seuil, 2010) consacré à la guerre d’Algérie, en Kabylie.


Catherine Lépront : Catherine Lépront, décédée dimanche dernier, à Paris.

Dans cet entretien, Catherine Lépront parle de son dernier ouvrage Le beau visage de l’ennemi (Seuil, 2010), un roman qui met en scène, un militaire français durant les dernières heures de la guerre d’Algérie en Grande Kabyle, Alexandre T qui s’était lié d’amitié avec Driss, un jeune avocat ayant rejoint rejoint le FLN. 50 ans après les faits, une jeune femme algérienne, médecin, vivant en France, Ouhria, vient frapper à sa porte avec une photo du temps de la guerre…

Le contexte historique de votre roman est la guerre d’Algérie en Kabylie en ses heures décisives ( 1960-1961). Pourquoi ce lieu et surtout cette période ?

J’ai choisi les dernières années desdits « événements » en Algérie, parce que, dans cette guerre coloniale que, comme beaucoup de ma génération, je juge illégitimement menée par une puissance coloniale contre un peuple qui aspirait à son indépendance, elles représentent une prolongation particulièrement absurde, due à des errements politiques. Par ailleurs, durant ces années-là, la ligne de démarcation entre alliés et ennemis est totalement faussée par les guerres intestines et les déplacements d’alliances – ce sont des années « folles » à cet égard. Et j’ai choisi la Kabylie, pour une raison “sentimentale” – une sorte de sympathie pour la Kabylie que je serais bien en peine de vous expliquer (des amis kabyles, la littérature kabyle ?), mais aussi pour une raison historique : à cette époque, les opérations Challe étaient terminées dans la région, il n’y avait quasiment plus de combats.

Alexandre T, ancien officier de la SAS dans un village kabyle, est également un artiste, scénographe. Il n’a pas fait la guerre avec ses horreurs. Est-ce alors un pacifiste, doublé d’une sensibilité d’artiste ?

Dans sa jeunesse, Alexandre T. n’a pas osé s’opposer à son père, militaire de carrière, et a dû intégrer l’armée. C’est un artiste devenu militaire par obligation familiale, qui n’a pas le goût des armes. Mais il n’est pas politisé, ce n’est au départ pas un militant, il est donc plus naturellement pacifique que véritablement pacifiste. 

Militaire, scénographe, au djebel il peint des portraits, s’extasie devant la beauté du paysage. C’est son versant artistique qui prend le dessus en temps de guerre et après… 
Dans son habit militaire, pour lui un déguisement, l’artiste demeure un artiste. C’est peu à peu, dans le contexte du climat de drôle de guerre qui règne en Kabylie et aux côtés de Driss, quand il l’accompagne à Alger, où il fait l’expérience de la haine (généralisée), qu’il lui viendra une conscience politique – son seul « acte » de résistance étant de ne pas dénoncer la fuite de Driss et de rester en relation avec lui après son départ sans dire où il est.

Est-il plutôt un utopiste ? Il se fond dans la population villageoise, devient un familier de la “maison des femmes”. Est-ce un « militaire littéraire » construit à rebours du militaire bourreau généralement peint dans les romans ayant pour cadre cette période ?

Je ne crois pas que ce soit un utopiste. Alexandre T. se fond tout naturellement dans le village en y bricolant tout ce qu’il peut bricoler, et parce qu’il a appris l’arabe et le berbère… Il est aussi loin des militaires bourreaux que, à l’autre extrémité, de l’utopiste chef de secteur, dont le côté “missionnaire” l’exaspère – comme l’exaspère l’accueil que lui réservent les populations “secourues” par lui. Je crois que, comme Driss, c’est un humaniste. Ce sont deux humanistes qui se sont rencontrés à cause de la guerre, se sont liés d’une profonde amitié malgré la guerre, mais auraient noué une semblable amitié dans un contexte pacifique. Leur tragédie, ce fut l’amitié (Driss parce qu’il est probable qu’il ait été repéré lors d’une conversation avec son ami Alexandre T., et celui-ci parce qu’il a perdu son ami et que, l’amitié se passant de toute déclaration, la perte d’un ami est un deuil qui ne se partage guère). Il y a eu, en réalité, beaucoup de soldats français, surtout des appelés, qui sont partis contre leur gré, sont revenus traumatisés et avec un fort sentiment de culpabilité et la durable impression d’avoir mené une guerre absurde et inutile – Alexandre T. est bien un “militaire littéraire”, mais il admet beaucoup de modèles.

Ne mène-t-il pas une double guerre contre la guerre des armes. Celle, intime, par rapport à son père ancien résistant de la France libre, la séparation avec Elise qui l’exhorte à déserter les rangs et celle qui le met en retrait par rapport aux militaires de la SAS ?

Alexandre T. n’est pas un guerrier. Il n’est pas entré en guerre contre son père militaire, qui a choisi de combattre avec la France libre après la défaite de 40 et qui est un héros. Il est entré dans l’armée pour lui obéir et il attend sa mort pour démissionner de l’armée. Lors de son seul moment de révolte (hors la non-dénonciation de Driss), lorsqu’il se sent à son tour envahi par une haine universelle, il s’en prend aux objets qu’il a fabriqués dans l’atelier du taleb potier, et finalement à lui-même : il est blessé et est évacué quasi inconscient en France. Il n’est pas non plus entré activement en guerre contre la guerre. Non, c’est un homme, un artiste, dont on pourrait dire qu’en temps de guerre il est totalement désarmé. Quant à Elise, elle ne lui propose que des solutions parfaitement irréalisables et fantaisistes de femme amoureuse.

50 ans après les faits, Alexandre T reçoit la visite d’Ouhria, une jeune femme algérienne, médecin, avec une photo de la guerre. C’est elle qui déclenche la récit et le propulse dans une tension extrême entre Alexandre T et son passé, non de la guerre, mais de sa vue en Kabylie…

Ce que ranime d’abord Ouhria, la petite-fille de Driss, c’est la douleur de la perte de l’ami. Au début, il se moque éperdument d’être accusé de la mort de Driss, il ne veut pas réveiller cette douleur. Mais la mémoire est déclenchée, et sans doute un double sentiment l’entraîne à se souvenir : sentiment égoïste d’injustice il sait qu’il est injustement accusé (il ne l’a pas dénoncé), sentiment plus altruiste de devoir à Ouhria son témoignage sur son grand-père Driss.

Tidmi l’aïeule kabyle de la maison des femmes est un personnage récurrent dans le récit. Pourquoi ? Que voit en elle Alexandre T ? Est-ce parce que, en Kabylie, l’aïeule occupe une place centrale dans la vie familiale et l’imaginaire ?

Il y a très souvent de vieilles femmes succulentes dans mes romans – un souvenir sans doute de ma grand-mère maternelle, la Myette du passeur de Loire. Mais Tidmi, en plus, c’est une grande figure de chef de famille kabyle, dans l’acception respectable du terme chef (et non pas, comme souvent, détestable) : elle est très autoritaire, sans doute, à l’égard des autres femmes, mais pour moi très forte, indépendante, et drôle, et en même temps très touchante. Elle est la seule à voir Alexandre T. tel qu’il est, indépendamment de son uniforme (et mal dans son uniforme comme on dit mal dans sa peau) et à le traiter comme l’ami de son petit-fils, malgré la guerre.

Le personnage de Driss entre en scène presque vers la moitié du roman alors que son « énigme » (la photo d’Ouhria) enclenche pour ainsi dire le récit ?

Oui, c’est toute la durée de la résistance qu’il met à le faire revivre, pour le perdre de nouveau.. Il tourne autour du pot, mais, en même temps, quand il évoque la Kabylie, c’est d’abord la figure de Tidmi qui lui revient, et le temps qu’a mis Driss lui-même pour entrer en scène.

L’amitié naissante entre Alexandre T et Driss qui a rejoint le FLN intervient aux dernières heures de la guerre et ne serait donc pas si impossible qu’elle paraît ?

C’est une amitié qui n’est pas seulement naissante, qui se noue, sans qu’elle soit formulée ni par l’un ni par l’autre, et en quelque sorte va de soi avec le temps. Elle n’est pas impossible du point de vue d’Alexandre T. qui n’a pas d’ennemi (c’est ironiquement qu’il intitule son œuvre le beau visage de l’ennemi (sur le ton : ça ? un ennemi ?). Elle n’est pas impossible du point de vue de Driss dont l’intelligence et la maturité politique sont d’un niveau tel qu’il ne lui viendrait pas à l’idée de voir en quiconque, a fortiori pas en Alexandre T., une “incarnation” de l’ennemi.

 Le grand thème du roman est l’amitié en temps de guerre qui bute sur l’absurdité de la guerre.

Le roman se veut également une critique de l’absurdité d’une guerre, de ses horreurs des deux côtés mais aussi de la politique de pacification. Encore une utopie politique ?

Un des thèmes du roman est l’amitié, et la difficulté particulière de faire le deuil d’un ami. Un autre est la mémoire. Un autre, oui, la dénonciation de la guerre, comme solution historique. De la haine, comme héritage à laisser aux générations suivantes. Quant à la politique de pacification, elle entrait dans le cadre d’une guerre coloniale, qui, elle-même était la conséquence de la colonisation – c’est une dénonciation de la colonisation (un peu tardive, mais je suis née à cet égard un peu tardivement). Je ne pense pas être utopiste. Mais je ne renoncerai pas de sitôt à dénoncer les violences, la haine, le racisme, les falsifications historiques.

A un moment du récit, vous décrivez cet hôpital de guerre où les blessés des deux camps ennemis sont dans la même douleur. Une métaphore d’une amitié dans l’horreur ?

Dans les hôpitaux, les combattants des deux bords discutaient, tapaient le carton ensemble. Puis chacun repartait dans son camp. C’est plutôt une métaphore ironique de l’absurdité de certains aspects de la guerre.

Le texte est fait de va et vient entre événements vécus et ceux ressurgis et évoqués, ayant subi la patine du temps. Il semble que ce sont ceux de la collection de dessins « Le beau visage de l’ennemi » d’Alexandre T qui prennent corps et sens. Quel est votre avis ?

Oui, les dessins qu’il a faits en Kabylie et qu’il ressort pour Ouhria cinquante ans après les avoir remisés sur une étagère reprennent corps et sens, et ils représentent même, avec la photo, la seule preuve tangible de ce qu’il rapporte. Mais, en même temps, ils montrent les limites de la mémoire, car il est des visages dont il ne garde pas le moindre souvenir, pas même de lui-même les exécutant.

Vous avez recours au style indirect libre (absence totale de dialogue, les paroles sont fondues dans le corps narratif), une esthétique proche de l’oral mythique du conte. Est-ce intentionnel ou est-ce que cette forme s’est imposée d’elle-même ?

La forme s’est imposée. Il aurait été très artificiel qu’une mémoire restitue des dialogues sous l’espèce de dialogues, en général c’est en substance que les discussions sont rappelées, davantage l’esprit que la lettre. [cf début de chapitre 7 : sur les paroles inchangées gangrenées par l’oubli, NDLR]. Et c’est cela qui donne au roman son aspect de récit oral, en hommage cette fois au fond de tradition orale de la littérature algérienne.

 Pourquoi ce brouillage temporel et ces télescopages d’époques ? (A un certain moment, Alexandre T des années quatre-vingt-dix rencontre Driss des années 60). Tandis que le présent d’Alexandre T. se déroule de manière linéaire, depuis l’arrivée d’Ouhria jusqu’à l’annonce de son retour à Alger, les souvenirs des années en Kabylie, puis de ses rencontres annuelles avec le frère de Driss, lui reviennent sans ordre chronologique, mais dans l’ordre thématique qui est celui de la mémoire, qui a sa logique propre.

Ce beau roman se veut-il une réflexion sur l’ignominie de la guerre, de toutes les guerres par le côté intime de ceux qui en sont les victimes ?

Quand on apprend l’Histoire, on apprend toujours une Histoire des peuples et du rôle de quelques dirigeants politiques, militaires ou combattants, et puis on déplace les frontières, on en trace d’autres et voilà. Les individus sont collectivement entraînés dans le flot de l’Histoire, et on ne rend compte de leur réalité que lorsqu’on les compte : tant de combattants, tant de morts, tant de blessés, tant de déportés, tant de déplacés ou de réfugiés (encore les chiffres sont-ils toujours approximatifs). Et pourtant la tragédie est toujours une tragédie individuelle, et même domestique. C’est cette facette-ci, la petite histoire des oubliés de l’Histoire que rapporte le roman. Quant à la guerre, c’est une des activités humaines. Le côté désastreux du “savoir-faire” humain. C’est une ignominie, mais surtout toujours un échec, son déclenchement signe d’abord une défaite de l’intelligence et de la culture, et une régression sur le plan de la civilisation.

Rachid Mokhtari

Source 

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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