Dans cet entretien, l’auteur de « L’art français de la guerre » (Gallimard, prix Goncourt 2011) parle de la place qu’occupent les guerres coloniales dans son roman, principalement celle de l’Algérie. Il y peint aussi la société française contemporaine avec ses banlieues où, dit-il, « se rejouent les formes anciennes de la violence rapatriées. »
Victorien Salagnon, votre personnage, est embarqué dans des guerres ininterrompues, passant de la résistance au fascisme, héroïque, à celles de l’Empire colonial en Indochine et en Algérie. N’est-il pas une mécanique de guerre instinctive sans autre objectif que d’y sauver sa peau ?
Alexis Jenni : Salagnon a 17 ans au début du roman, 17 ans en 1943. C’est un très jeune homme, sans autre idée que la volonté adolescente de ne pas ressembler à son père, et l’énergie d’y arriver. Il entre dans la guerre un peu par hasard, comme on y entrait en cette époque de guerre mondiale. Et ensuite, il y reste, pour des raisons diverses, dont aucune n’est idéologique. Il a appris ce métier des armes, il fait partie d’un groupe d’hommes soudés par ce métier. Il reste. Plus la guerre se poursuit, plus il fait partie de ce groupe d’homme soudés pour survivre.
Peut-il être qualifié de personnage historique puisqu’il est une mémoire blessée de toutes ses guerres ?
Personnage historique ? Sûrement… Mais aussi un peu anachronique comme le sont tous les personnages principaux des romans historiques : un peu trop proches du lecteur contemporain. Mais il faut ça pour plonger le lecteur contemporain dans une réalité qui n’est pas la sienne.
Dans les guerres coloniales que vous faites raconter à votre personnage soldat, de l’Indochine à l’Algérie, vous mettez en avant des scènes d’horreur insoutenables. Ne sont-elles pas plus accentuées dans celles de l’Indochine ?
Il y a là des raisons plus romanesques qu’historiques: en Indochine, mon personnage, Victorien Salagnon rencontre la beauté et la violence extrême. Il fait son éducation. En Algérie, j’ai fait le choix de ne pas décrire cette violence, parce qu’elle avait déjà été vue avant, il est au-delà, dans un autre moment de sa construction personnelle. Et puis la guerre d’Algérie est saturée d’images connues: la violence algérienne dans mon roman est hors champ, le lecteur la connaît déjà. Je n’ai pas voulu insister dessus, au risque de ne faire qu’une redite du connu.
Vous semblez opposer, dans les passages sur la torture en Algérie, le bourreau de bureau et le bourreau de terrain ? Y a-t-il une différence ou une complémentarité ?
Je pense que pour organiser les grandes terreurs de masse, il faut une machine complexe, avec de gens qui pensent, et des gens qui font. Les divers officiers connus de la bataille d’Alger (Massu, Bigeard, Trinquier, Aussaresses) avaient chacun leur rôle. Que l’un des rôles manque, et la machine ne tourne pas. Massu n’a sûrement jamais brutalisé personne, et il tâchait d’en savoir le moins possible…
C’est à Alger que Salagnon retrouve son « humanité ». Il aime Eurydice dont il fait des portraits, se refuse aux ordres de ses supérieurs et est sensible à l’éclat de la ville….
Il vient deux fois à Alger…une fois en adolescent attardé, où Eurydice lui échappe. Puis il revient homme fait, énergique et bien plus sûr de lui. Et là, Alger est le décor magnifique de son amour adulte pour Eurydice. Il en pleurera de partir d’Alger…
L’Empire colonial, à travers Salagnon, Mariani et d’autres, se retrouve-t-il dans le regard que porte l’auteur narrateur sur la France des banlieues, puisqu’il vit, à Lyon, les émeutes et les réalités culturelles et linguistiques autres que celles d’une autre France « jacobine » ?
J’ai fait là une « hypothèse romanesque« , qui me paraît porteuse de sens, mais dont je ne peux garantir la vérité: le problème social des banlieues recoupe un problème ethnique, et un problème historique. Du coup, sur cette triple faille rejouent les formes anciennes de violence, rapatriées. Cette hypothèse peut permettre de comprendre la difficulté de résolution de ces problèmes de banlieue, et leur violence parfois irrationnelles.
Entre la victoire sur le fascisme et les défaites en Indochine et en Algérie, Salagnon est-il représentatif de l’absurdité de ses guerres ?
Absurdité, peut-être pas. Plutôt ambigüité. La guerre contre le fascisme avait sa logique, celle contre les mouvements de libération avait la sienne aussi; ce qui est paradoxal c’est de les mettre côte à côte, vécus par les mêmes hommes.
C’est en Algérie qu’il connaît enfin l’amour de sa vie avec Eurydice, une pied-noir de Bab El-Oued. Cet amour l’a-t-il sauvé des puanteurs de la guerre puisqu’il refuse les rouages de la torture dont il a eu la prescience en Indochine ?
L’amour le sauve, bien sûr…. c’est le moins que l’on puisse attendre de l’amour, non? C’est mon côté utopico-romantique…
Salagnon dessine, peint, dans un environnement de sang, de mort massive. Pourtant, il ne peint pas l’horreur. A Alger, il dresse des portraits de soldats pour dit-il « leur redonner un peu d’humanité« . Y a-t-il un paradoxe entre l’art de tenir un crayon, un pinceau et une arme de guerre pour tuer ?
Paradoxe, non…Musashi, le maître de sabre japonais, était un fort bon peintre… Salagnon est foncièrement peintre, et un soldat de hasard, du fait de l’époque où il a grandi. Et la peinture, dans ce contexte, est tout à la fois arme (redonner force et dignité à ses camarades) et un moyen de sauver sa propre âme, en mettant un peu de distance entre la réalité ultra violente et lui.
Le roman n’est-il pas plus un manifeste de l’esthétique malgré les horreurs dont il est fait ?
Tout le livre est un manifeste de l’esthétique comme mode de connaissance. J’essaie de faire du beau, comme Salagnon, pour comprendre. L’esthétique est un vrai outil.
L’encre et le sang font-ils bon ménage ?
Il n’y a jamais de contrindication entre les deux… Il faut de l’encre pour raconter les aventures du sang, toujours. Le sang sans encre, ce serait la plus grande folie.
L’auteur narrateur qui fait la rencontre avec Salagnon dans une banlieue de Lyon, une partie de la France des couleurs, vit une sorte de guerre intime, sociale. N’établit-il pas un lien avec les récits de Salagnon notamment lorsqu’il met en opposition les deux scènes de boucheries, entre la viande incolore et inodore, dans des barquettes et l’orgie de têtes, d’os, de viscères dans les boucheries chinoises, turques ?
Ce moment est une sorte de retour du refoulé. Dans la France moderne, embourgeoisée, il y a un tabou radical de la violence. Alors que la violence a été extrême jusqu’en 62. Mais on n’en veut rien savoir…et les dénis, toujours, refont irruption dans le réel… Le symptôme a toujours un côté théâtral, que j’ai poussé là à bout, aussi par plaisir romanesque.
Votre roman est cyclique : des parties en boucle « Commentaires » et « Roman« . Mais, à mesure de la progression du récit, la partie « commentaire » semble se confondre avec le récit. L’auteur narrateur ne reprend la parole et les réflexions que dans le dernier passage sous une forme élégiaque…
Il y a une certaine porosité entre les deux parties. J’ai eu besoin de mettre des fragments romanesques dans les Commentaires, mais plus sur le mode bouffon, irréaliste, théâtral. On m’en a fait un peu le reproche, comme si je n’étais pas parvenu à maintenir jusqu’au bout le ressassement du narrateur. Mais ces moments de romanesque terribles et burlesques sont aussi des respirations dans un style répétitif qui peut être pesant. C’est aussi des morceaux de réalité contemporaine qui étaient nécessaires pour l’ancrage réel du roman.
Le roman se veut aussi un essai satirique sur bien des aspects touchant à la subtilité de la langue. Réflexion sur la Race, la polysémie du mot «sang», les concepts référant à l’art de la guerre qui a ses techniques sophistiquées, ses écoles, ses manuels…
La langue est mon grand amour, et aussi un des principaux de cette communauté que nous formons, Français, et francophones. Nous avons un attachement un peu maladif à cette langue, et aux œuvres qui furent écrites avec elle. Du coup, l’art français de la guerre se déploie aussi sur ce champ là. Et puis qu’un roman explique que tout est langue, c’est normal…
Se veut-il également un regard critique sur l’actualité politique de la France de ces années 2000 en même temps qu’il plonge dans les racines de son passé ?
Bien sûr. Le monde français contemporain est coincé, bloqué, stressé, angoissé, violent, et sans issue… je cherche une issue, par la compréhension, par le récit, par l’esthétique. Nous sommes agis par des fantômes que nous ne comprenons pas. J’essaie de mettre ces fantômes en pleine lumière. La lumière fait disparaître les fantômes, dit-on.
Entretien réalisé par Rachid Mokhtari
Bio express d’Alexis Jenni
Né en 1963 à Lyon, Alexis Jenni reçoit le prix Goncourt 2011 pour son premier roman publié,L’Art français de la guerre. Titulaire d’une agrégation, il exerce en tant que professeur de sciences de la vie et de la Terre dans un lycée de Lyon.
15 septembre 2012
Histoire, Rachid Mokhtari