Ils sont toujours là malgré les tribunaux et les poissons cannibales. Malgré le silence officiel et les arrestations. Debout, scrutant l’horizon, travaillant une année pour thésauriser le prix du billet de passage. Inspectant les criques et à l’affût des meilleures opportunités. Brassant les sexes et les âges, les couches sociales et les années d’école. Une seule ambition les dévore. Un seul objectif les obnubile et ils ne vivent que pour le jour où ils pourront quitter les trottoirs défoncés de cette Algérie, si peu hospitalière. Ils sont originaires de différents points géographiques disséminés sur la carte de la misère nationale. Ils sont prêts à tout laisser, même si parfois, ce tout veut dire simplement rien. Ils n’ont rien d’autre que leur vie à sacrifier sur l’autel du chant des sirènes et des mirages de gratte-ciel. Par mer, terre ou chevauchant la fumée d’un joint de qualité douteuse, ils traversent les distances et débarquent sur l’autre rive. Celle de l’espoir de refaire, ou de commencer, pour la plupart d’entre eux, leur vie. Ils sont des milliers, toujours plus nombreux, à s’entasser, serrés comme des sardines mortes, sur des cercueils flottants, à vouloir tenter l’aventure et la mort. Partir, par tous les moyens, pour échapper à la médiocrité ambiante, aux sentiments d’exclusion, au taudis familial, aux cages d’escaliers, à la hogra institutionnalisée et au mépris d’une classe dirigeante en total décalage avec les réalités de la rue. Jouant à cache-cache avec les uniformes et bravant la mort à chaque tentative d’embarquement, ils s’inscrivent dans une logique de suicide semi-collectif non déclarée. Frontières terrestres, cargos du monde, ils s’accrochent aux plus petits détails, font et refont la traversée, mille fois avant de jeter un dernier coup d’œil à la famille. A la mère. La suite
devant le tribunal, dans un linceul, prostré dans les caniveaux d’une rue malfamée d’ailleurs. Pour ceux à qui la chance sourit, une petite place au soleil, gravé au fond de leur algérianité cet anonymat pesant. Une tête levée vers les étoiles mornes de l’exil et une nostalgie à abattre des montagnes. Pour les autres, une bouteille postale jetée à la mer en guise de testament, une eau noire et salée pour tout suaire et les larmes d’une mère éplorée pour compagnon de mort. Au fond de la Méditerranée, ils écoutent le refrain de Renaud qui chantait que la mer l’a pris lui et que les Algériens y crèvent dedans. Par temps de tempête, des marins ont juré avoir entendu des voix chantant Bab El Oued chouhada s’échapper des profondeurs marines.
10 septembre 2012
Moncef Wafi