A chacun selon sa mémoire ?
La potion magique
Les coups de gueule de la presse algérienne contre les excès de BHL, Pujadas, Stora et Onfray y ont été, probablement, en partie, pour quelque chose. Le premier numéro de la rentrée de Vivement Dimanche», consacré, ce 2 septembre, par Michel Drucker, au film d’Alexandre Arcady tiré du roman de Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit a surpris et quelque peu changé les téléspectateurs algériens du menu viperin que le PAF français a pris l’habitude de leur servir, depuis le début de l’année, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de notre pays.
Il faut relever que les story-boarder’s de la coproductrice Françoise Coquet ont fait un travail soigné et que Drucker, instruit de la partialité outrancière des précédents programmes, a dû, sans doute, sur la suggestion des dirigeants de France 2, entre autres le très professionnel directeur de la chaîne, Jean Réveillon, recadrer les prestations fournies, au début de l’année, par Pujadas, Stora et les historiens idéologues dans La guerre d’Algérie comme vous ne l’aviez jamais vue.
Hypocondriaque-médecin malgré lui ?
L’animateur vedette du service public qui est connu pour être un proche de Jacques Chirac, l’ancien président qui voulait marquer son mandat par la conclusion d’un traité d’amitié d’exception avec l’Algérie, a, cet après-midi-là, été contraint d’aller piocher chez Molière une large palette d’éléments de langage et de techniques du théâtre pour parvenir à être le moins exposé et le plus équidistant possible dans une présentation et un débat menés avec une certaine diplomatie mais tronqués de leur profondeur historique et de leur arrière-plan humain. Angles arrondis, aspérités gommées, tout y était pour aménager au message, subliminalement politique, qu’il comptait délivrer, un passage en douceur, dans un contexte marqué par la récente visite à Alger de Laurent Fabius et le prochain voyage officiel de François Hollande, le président de la République française. Le souci de diriger un débat moins crispé que de coutume a davantage été souligné par le positionnement de quelqu’un qui avait très tôt pris à sa manière ses distances avec la politique de Nicolas Sarkozy en encourageant la diffusion, dans ses émissions, des numéros humoristiques très critiques de Nicolas Canteloup et Anne Roumanoff auxquels il doit une partie de son audience. Sur trois principaux registres, la composition du plateau, la méthode de traitement et la perspective dévolue au sujet, il a su éviter les pièges d’un thème épineux et réussi à pousser ses invités à maîtriser leurs sentiments pour qu’ils ne débordent pas du civilement correct assigné à l’émission.
1 – La composition du plateau
Volontairement aseptisé, le canapé rouge devait, dans l’esprit des concepteurs du programme, réunir un panel d’Algériens, de binationaux et de piedsnoirs suffisamment représentatifs d’un large spectre de générations, et surtout, censés «partager» une mémoire et, pour certains, un vieil ancrage culturel maghrébin. Il y avait d’un côté un romancier ancien officier de l’ANP, Yasmina Khadra, intervenu en off, quatre chanteurs et musiciens, Idir, Khaled, Kenza Farah et Ziouani, de l’autre, le réalisateur du film, Alexandre Arcady, né à Alger, les principaux acteurs Vincent Perez, Nora Arnezeder, Anne Parillaud, Fouad Aït Aatou, Nicolas Giraud, Mathieu Boujenah dont certains sont des anciens piedsnoirs, le scénariste Daniel St Hamond, né à Sidi-Bel-Abbès, le journaliste Jean- Pierre Elkabbach né à Oran, deux chanteurs, Enrico Macias, né à Constantine, et Serge Lama, un ancien appelé du contingent auxquels sont venus s’ajouter le comédien Kad Merad et Yamina Benguigui, ministre déléguée à la Francophonie du gouvernement socialiste de Jean-Marc Ayrault et présentée comme fille d’un ancien moudjahid, le tout fondu dans un aréopage campant sur des positions supposées être consensuelles «pour célébrer l’Algérie». Avec de telles références, exclusivement artistiques, d’où étaient absents les historiens, Drucker était parfaitement à l’aise et pouvait jouer sur du velours, sûr d’être à l’abri de toute mauvaise surprise.
2 – La méthode de traitement
Le gendre parfait, qui rougissait à la moindre trivialité de Serge Gainsbourg au studio Gabriel, a opté pour une méthode très soft qui consiste à faire prévaloir le schéma classique thèse-antithèse-synthèse en permettant à des avis, pas toujours convergents, de s’exprimer et en se réservant de temps à autre, le rôle de défricheur d’horizons rassembleurs. A Arcady, qui décrivait un Rio Salado où régnait la joie de vivre des pieds-noirs très «american way of life», Yasmina Khadra répondit un peu déçu, que l’auteur de Là-bas, mon pays, a fait un film plein de «raccourcis intelligents» ; et au cinéaste qui avouait que ce qui manquait le plus à l’Algérie de l’époque, c’était la mixité, l’écrivain rétorqua avoir plaidé, dans son livre, pour un pays multiracial et multiculturel réconcilié avec lui-même, un vœu pieux, lâcha-t-il sans préciser si c’était, là, un lapsus ou le résultat d’une expérience historique non concluante. A Enrico Macias qui chantait «la France de mon enfance, le pays où je suis né» — traduisez l’Algérie française — Serge Lama répliqua avec son couplet «Du désert à Blida, c’est là qu’on est parti jouer les petits soldats, une aventure dont on ne voulait pas, notre seule gloire fut d’avoir vingt ans», allusion faite à sa mobilisation dans le contingent en 1962 et à la guerre jusqu’au-boutiste, antipopulaire, menée par l’armée française.
3- La perspective dévolue au sujet
Arrivé à ce stade du débat, Drucker eut l’éclair d’intelligence auquel il a dû, certainement, s’entraîner maintes fois, de confier à Jean-Pierre Elkabbach, frappé d’une soudaine lucidité, la mission de tirer la conclusion et de tracer la perspective sur laquelle les relations entre la France et l’Algérie devraient, aujourd’hui, s’ouvrir. On ne sait si le temps des aveux est enfin arrivé ou pas. N’empêche qu’après qu’Arcady ait regretté que l’Algérie coloniale fut ségrégationniste, Elkabbach tira son épingle du jeu en déclarant avoir, tout enfant, rêvé de rejoindre la France, se démarquant de la posture du pied-noir nostalgique et de tout ce qu’y rattache comme rancœurs et clichés de grandpapa. «Instaurer l’amnistie, pas l’amnésie» — une très grave proposition — fut son mot de la fin, lui le citoyen d’honneur de la ville d’Oran qui voit dans l’Algérie de demain, un pays de 50 millions d’habitants réconcilié avec la France, éligible à l’ouverture, à la démocratie, au développement et qui a sa place dans le monde avec une jeunesse dynamique et une presse libre et effervescente, invitées à contribuer à amnistier les crimes de l’Etat français.
La gueule de bois
Le rideau de velours tomba sur la scène d’un conte qui n’avait rien à envier à ceux de Perrault, et n’était la cruauté du calvaire colonial qui lamina le peuple algérien pendant plus d’un siècle, on serait sorti de la salle de projection le cœur léger «délivré» du poids de toutes les histoires «malheureuses» du passé colonial dont on se demande si on ne les avait pas vécues dans une autre vie. N’est-ce pas? Cher Drucker, j’ai moyennement apprécié votre studieux effort de séduction, comme beaucoup d’Algériens peut-être, dont vous avez dit qu’ils vous suivaient régulièrement. Vous avez été jusqu’au bout de vos ressources ; malheureusement, vous n’avez pas pu aller plus loin que la forme, pas plus loin que les apparences et franchir, avec l’audace exigée, les lignes rouges qui vous ont été imposées par un cahier des charges comminatoire. Vous auriez pu oser passer de la forme au fond, du sentiment à la raison, et traiter la guerre d’Algérie et ses séquelles autrement qu’avec de l’affect car ce n’est pas avec des propos à l’eau de rose qu’on peut exorciser la colère et faire disparaître, comme par enchantement, le poids des crimes contre l’humanité et du déni d’identité. Dans votre émission, les Algériens qui ont souffert, qui sont morts sous la torture et dans la guerre d’extermination de la conquête ou qui traînent encore les vieilles blessures de l’occupation étaient absents, à l’exception de ce pauvre Djelloul, le serveur de bar du film évoqué par un des acteurs qui dira qu’il finira FLN comme si cela équivalait à une dégénérescence fatale. Bien sûr, vous aviez à votre droite une ministre présentée comme fille d’ancien moudjahid. Il y a là, soit dit en passant, un progrès qui me semble annoncer, probablement, une autre façon de voir, de l’autre côté de la mer, la relation algéro-française, parce qu’il y a soixante ans, la secrétaire d’Etat, Mlle Sid-Cara, une Algérienne nommée pour la première fois dans un gouvernement de la IVe République était la fille d’un sénateur collaborationniste. Un fait de sociologie politique novateur qui ne dément nullement les analyses de Lebat, l’auteure de l’essai sur les binationaux. Vous déclariez, au début de l’émission, que vous alliez célébrer l’Algérie avec vos invités. Mais laquelle, cher Drucker ? La vraie d’où vous évacuez l’Histoire ou la virtuelle, la chimérique qui n’arrive pas à admettre le rapport de conquête et d’exploitation qui lui colle au visage comme une glu gélatineuse tenace ? Je ne reproche à personne de cultiver une mémoire ou une nostalgie, d’aller récupérer des photos «oubliées dans un buffet », d’aimer l’Algérie à sa façon, telle qu’il se la représente, avec la lumière ou les plaies de l’enfance ou de l’adolescence. Mais ce que les Algériens demandent c’est simplement de l’honnêteté intellectuelle qui aide à dessiller les yeux, à essuyer la buée qui encombre les lunettes de la vérité historique et à reconnaître les tares du passé. Ou bien cautionnez-vous cette pensée de Lacan qui disait qu’«il n’y a que la vérité qui ment» ? Si votre méthode ne s’accompagne pas de cette saine vision de ce qu’a été la réalité du système colonial, elle ne s’apparentera, au mieux, qu’à la méthode Coué. Entre les sentiments et la raison, la politique et la mémoire, il y a des no man’s land qu’on ne peut franchir allégrement à la façon d’une escouade de louveteaux envoyés ramasser des fruits rouges dans les bois. Vous n’étiez pas ici l’hôte de l’escadrille de France, des pompiers de Paris, d’Aznavour ou de Johnny, vous étiez l’hôte de l’Histoire, une affaire autrement moins ludique et plus sérieuse parce qu’il y va de l’existence même de la nation algérienne, c’est-à-dire d’une entité qui a un passé, un présent et un avenir, et aussi un honneur, une dignité et un rang international à défendre. Elle ne saurait être le résultat d’un abâtardissement auquel certains de vos invités ont appelé. L’Algérie est un pays arabe, amazigh et musulman. La relation qu’il entreprend avec ses voisins et ses partenaires est une relation d’Etat souverain. Il y a, certes, des vérités qui s’imposent à l’entendement. Il existe entre la France et l’Algérie un pont humain fantastique. Beaucoup d’Algériens, binationaux, ont réussi à gravir, grâce à l’école républicaine, l’échelle sociale très discriminatoire de la société française. On ne saurait ignorer cette richesse qui ouvrira, sans doute, des perspectives que les nouveaux dirigeants semblent tentés d’ébaucher. Mais de là à dire que l’avenir de la France c’est le Maghreb, pas l’Europe, c’est une utopie que seul un Yasmina Khadra, amateur de science-fiction, peut se permettre de nourrir. Qui ignore qu’à la conférence de Berlin, il y a deux siècles, l’Afrique fut partagée entre la France et le Royaume-Uni et qu’elle demeure, à ce jour, une chasse gardée et un prolongement, notamment de la France, par le biais des réseaux du système de la Françafrique ? Mme Benguigui nous annonce même que le monde comptera 750 millions de locuteurs francophones en 2050 et que l’Afrique en fournira le plus grand nombre, révélant même que le pays francophone classé aujourd’hui après la France est la République démocratique du Congo en lieu et place de l’Algérie, une donnée inédite. Les Algériens qui voyagent beaucoup dans le monde comprennent parfaitement dans quel sens il évolue et en saisissent les enjeux vitaux. Ils considèrent que si la France se range, enfin, du côté de la raison, qu’elle développe une realpolitik sans complexes vis-à-vis de son passé colonial et qu’elle se débarrasse de cette tunique de Nessus qui lui brûle le corps, elle gagnera la rive du salut et de la sérénité. Et à ce moment-là, tout sera possible. Elémentaire, non, mon cher Drucker ? Mon souhait est que la prochaine «Spéciale Algérie» tienne compte de ces modestes observations de téléspectateur obligé de regarder et d’entendre ce que vous montrez et dites de mon pays. Vous y noterez, peut-être, que le temps du recul est arrivé pour les ex-pieds noirs, comme le laisse entendre le titre du prochain roman de Daniel St Hamond «Et le sirocco emportera les larmes» et vous prononcerez enfin le mot «indépendance de l’Algérie» encore prisonnier de vos cordes vocales grippées.
B. M.
PS : Merci à Idir et à la toute jeune Kenza Farah pour la dignité dont ils ont fait montre, évitant de se prêter aux insidieuses insinuations de l’animateur sur leurs combats culturels.
7 septembre 2012
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