le 05.09.12 | 10h00
A 60 ans, Ouyahia fait déjà figure de vieux jeune parmi le personnel de la nomenklatura, battant bien des records,
dont celui de la longévité en poste.
Les neuf vies d’Ahmed Ouyahia, suite ou fin ? Depuis son baptême du feu, en 1995, Ouyahia a dirigé, comme chef de gouvernement ou premier des ministres, neuf équipes gouvernementales, entre nouveaux gouvernements et gouvernements liftés. A 60 ans, Ouyahia fait déjà figure de vieux jeune parmi le personnel de la nomenklatura, battant bien des records, dont celui de la longévité en poste, longévité dont le secret est imputé par la vox populi à la proximité charnelle de l’enfant de Bouâdnane, sa Kabylie natale, avec les omnipotents «services» de renseignements, le DRS, le dépositaire du réel pouvoir en Algérie.
Affublé de l’étiquette peu flatteuse de «l’homme des basses besognes» pour avoir endossé notamment des décisions impopulaires (ponctions sur les salaires des travailleurs, licenciements massifs, privatisations d’entreprises, opérations manu polite, etc.), cultivant l’image d’un rouleau compresseur, d’un homme froid et intraitable, Ahmed Ouyahia n’avait pourtant pas que des défauts à faire valoir.
Certains observateurs s’étaient même laisser aller à le comparer à Raspoutine, notamment pour son «éminence grise» à la cour et pour sa fidélité légendaire au régime et à sa couveuse. Diplomate avéré, il a aidé à la résolution de deux conflits régionaux, celui de l’Azawad en 1992 au Nord-Mali et le conflit armé entre l’Ethiopie et l’Erythrée en 2000. A Ahmed Ouyahia, cet énarque de la vieille école, parfait trilingue, on reconnaît des «qualités intellectuelles», sa «maîtrise des dossiers» et surtout le volume «impressionnant» de travail qu’il abat tous les jours : plus d’une dizaine d’heures par jour, d’après des témoignages. Ouyahia survivra à tous les scandales, toutes les crises, nationales et internationales, qui ont éclaté alors qu’il était chef de gouvernement ou Premier ministre (du Printemps kabyle en 2001 au Printemps arabe en 2011, de l’affaire Khalifa à l’affaire Sonatrach en passant par celle de l’autoroute Est-Ouest, etc.), à des milliers de mouvements sociaux et émeutes (10 000 par an). Il démontrera plus d’une fois sa capacité à retomber sur ses pattes, à renaître tel un phénix de ses cendres.
Un funambule au-dessus d’une planète au relief apocalyptique
Samedi 2 juin 2012. Quatre semaines après les élections législatives du 10 mai remportées par le FLN, sentant sa «fin» proche, Ahmed Ouyahia prend les devants, anticipe sur un probable «procès en échec» qui commence à lui être froufroutement endossé. Ouyahia est rageur, ne veut pas porter, seul, la responsabilité d’un bilan de gestion désastreuse, cumulé durant les trois mandats du Président. «L’échec du gouvernement, haussait-il le ton, est un échec collectif. La responsabilité l’est aussi.» « Si vous pensez, ajoute Ouyahia comme pour conjurer une imminente jetée en pâture, que le fait de changer de gouvernement ferait que ça irait mieux, je voterais avec dix doigts, mais je vous signalerai que le train a mal démarré en 1990, lorsque l’Algérie a opté pour l’économie libérale basée sur l’importation qui a pris le dessus sur la production.» Rompu à l’art de la diatribe, parfait rhéteur, Ahmed Ouyahia ose, pour une première, une charge violente que d’aucuns croient dirigée contre le «clan présidentiel». Ouyahia parle d’«argent sale», «puissance de l’argent», en décodé, «maffia polico-financière». «L’argent commande en Algérie. Il commence à gouverner et à devenir mafieux», lâchait lourdement le Premier ministre. Les casseroles, nombreuses, qu’il traîne, bon gré, mal gré, le déficit abyssal en capital sympathie, semblent l’offusquer au plus haut point. «En Algérie, il y a un bourrourou et c’est moi», s’épanchait-il à la radio, le 4 mars 2010. Bourrourou, monstre mythologique, produit de l’imaginaire populaire algérien, sert d’éventail pour effrayer des âmes nigaudes.
Bouteflika-Ouyahia : «Je t’aime, moi non plus»
Avec le président Bouteflika, c’est «lune de miel, lune de fiel». Des indiscrétions font carrément état de rapports «exécrables» entre les deux hommes, qui ne se «piffaient» point et s’insupportaient réciproquement. Souvent, les Conseils des ministres, dit-on, se déroulaient dans une atmosphère lourde, électrique et où échanges enflammés sont fréquents.
Ahmed Ouyahia n’oubliera sans doute pas de sitôt la façon peu chevaleresque avec laquelle le président Bouteflika le débarquera, en 2006, de «son» poste de chef de gouvernement. Humilié, il ne tardera pas à reprendre le poste, deux ans après, poste qui a échoué entre-temps entre les mains de l’indécrottable Abdelaziz Belkhadem, son rival du FLN.
Du président, et en public, Ouyahia en dit le grand bien, joue la carte à toute épreuve utile, la carte de la loyauté, ménage la chèvre et le chou, soutient, sans broncher, Bouteflika , dans sa quête existentielle des mandats présidentiels. «Jamais, dit-il, je ne me présenterai à une élection contre Abdelaziz Bouteflika.»
La «maison de l’obéissance», Ouyahia connaît, lui qui aime se présenter comme «commis» de l’Etat, un de ses serviteurs le plus zélés.
En 2008, il est de nouveau Premier ministre. Dans son nouveau costard (la Constitution de 2008 réduit la fonction de Premier ministre à celle de simple coordinateur), Ahmed Ouyahia se sent terriblement à l’étroit. Réduit au silence, à la réserve, l’homme encaisse en silence. Libéral et éradicateur en 1995, étatiste et réconciliateur en 2005 (2006), Ouyahia jongle avec les doctrines, malmène les idéologies, change de cap aussi vite que son ombre. Ouyahia est une «girouette» pour certains, un parfait «opportuniste» pour d’autres. L’homme a de l’ambition : devenir, un jour, calife à la place du calife, ce n’est pas le cadet de ses soucis. Le patron du Rassemblement national démocratique (RND) en rêve. Même Debout. Contrairement à Bouteflika qui aime citer de Gaule, Ouyahia cite Giscard. Devenir président, c’est, selon lui, la «rencontre d’un homme avec son destin».
Bouc émissaire ou à la réserve de la République, à 20 mois de l’élection présidentielle d’avril 2014, Ahmed Ouyahia se met à coup sûr en orbite. L’homme est désormais en roue libre.
5 septembre 2012
Ahmed Ouyahia