Comme dit hier, il y a des liens qui avancent et d’autres qui se replient. Au début, 62, peuple un et chemins multiples, le pays avançait vers lui-même, se liait, renouait et se serrait dans ses bras : d’Alger vers les villages, avançaient les poteaux, les routes nouvelles, le facteur, le colis, le téléphone et la RTA et la carte d’identité nationale. C’était l’épopée de la fondation de la nation, de la fabrication du peuple et du confort. Le temps des relations et des parentés. A cette époque, on savait qui on était, on avait le drapeau, l’hymne et une bonne adresse internationale. L’Algérie était un pays que l’on pouvait indiquer dans la carte du monde et sur sa propre peau.
Ensuite, est venu le temps de la rétraction. Lien par lien. D’abord comme dit hier l’électricité. De moins en moins. Poteaux coupés par les islamistes, factures impayées par le régime à sa propre entreprise nationale, câbles de mauvaise qualité, humidité, surcoût, mauvais investissements. Du coup, les poteaux commençaient à reculer, les fils et l’électricité et donc les ampoules, les prises de terre et les conforts de la cuisine et de la télé. Le pays perdait le premier lien et les villages basculaient dans l’autrefois. Ensuite les routes : coupées par les manifestants, les émeutiers, les crevasses, les trous, les mauvais conducteurs, les accidents, les neiges et les soleils et les inutilités. Le pays perdait le second lien. On a bien eu une autoroute est – ouest mais dans le reste du pays, le pays perdait ses routes. Le second lien disparaissait.
Ensuite, avant ou pendant ou après, le pays perdait la RTA. Unique porte-parole de la parole d’autrefois, la vraie, celle qui pesait de l’or et pas deux grammes de ministres. Les satellites arrivaient et pleuvaient. Du coup, le pays perdait un troisième lien : le monopole de sa télévision qui parlait de tous à place de tous. Désormais, les villages étaient isolés mais internationalisés. L’Algérie les perdait (ou l’inverse) mais le reste du monde les accaparait. Les Algériens avaient une télécommande et pas un passeport. Une antenne parabolique et pas un drapeau. A ces coupures, s’ajoutaient donc les coupures d’eau, de liquidités dans les postes, d’affections et les coupures entre individus et ancêtres. Bouteflika a coupé le contact avec le peuple dès le second mandat et le peuple a coupé ses liens avec la mémoire collective elle-même découpée en morceaux choisis et morceaux cachés. A cela, il faut ajouter la coupure du lien par lettres et courrier : on sait tous que les facteurs de la Poste ont disparu, et avec eux les adresses et l’espace entier.
Du coup, l’avenir (en morceaux) est là : dans quelques années, l’Algérie sera plusieurs Algérie (s). Chaque village aura une seule route qui fera le tour de sa taille et tournera en rond, puis un puits d’eau, un groupe électrogène, une histoire locale tribale, son roi faiseur de pluie, son mode politique opératoire et ses « favoris » sur son menu télé, mais sans l’ENTV.
C’est quand ? C’est quand le dernier lien qui nous unit aura disparu : le pipeline, ami du gazoduc. Car, pour le moment, si Sonelgaz nous sépare, Sonatrach nous unit pour le pompage. C’est ainsi : l’après-pétrole sera vraiment l’après-drapeau. Avec le dernier baril, on entendra l’hymne national pour la dernière fois. Qui peut dire le contraire ?
12 août 2012
Kamel Daoud