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AUX ORIGINES DE LA TRAGEDIE ALGERIENNE (1958-2000) Témoignage sur hizb França

10 août 2012

Histoire

AUX ORIGINES DE LA TRAGEDIE ALGERIENNE (1958-2000) Témoignage sur hizb França

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I. PHASE PREPARATOIRE DU PASSAGE DU COLONIALISME AU NEOCOLONIALISME

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L’orientation de la politique de la France à l’égard de l’Algérie après l’arrivée au pouvoir du général De Gaulle s’est traduite par la mise en œuvre d’une stratégie globale tendant à substituer au système colonial un système néocolonial, pour éviter que l’Algérie ne retrouve sa place naturelle dans le monde arabe et musulman, une fois l’indépendance acquise. Il s’agissait aussi d’éviter que l’Algérie indépendante ne s’éloigne trop de la France sur les plans politique, économique et culturel et ne se reconstruise sur une base autonome pour répondre aux aspirations du peuple algérien, qui reste profondément attaché à l’Islam et à ses valeurs qui enseignent notamment la liberté, l’unité, la fraternité, la solidarité et la justice sociale.

Dès le début, le général De Gaulle était convaincu de l’avènement incontournable de l’indépendance politique de l’Algérie. Mais, il n’a épargné aucun effort pour briser le mouvement armé de libération nationale en renforçant considérablement le potentiel militaire offensif français. Les opérations de l’armée française les plus intenses et les plus féroces menées depuis novembre 1954 contre l’ALN et contre le peuple algérien notamment dans les régions montagneuses et les zones rurales avaient eu lieu sous le gouvernement De Gaulle. Il s’agissait de saigner l’Algérie profonde en la frappant dans sa substance.
Mais, parallèlement au renforcement sans précédent de l’armée française dans ses actions répressives et inhumaines quotidiennes contre le peuple algérien aussi bien dans les campagnes que dans les villes, Charles De Gaulle envisageait une stratégie qui visait à détourner la Révolution algérienne de son cours tel qu’il avait été défini par la déclaration du 1er Novembre 1954.
Cette stratégie avait pour but de renforcer la présence française dans l’Algérie indépendante dans tous les domaines. Dans ce cadre, des mesures précises avaient été arrêtées pour l’Algérie dès 1958 dans les domaines politique, militaire, administratif, économique et culturel pour rendre irréversible et indéfectible la dépendance de l’Algérie à l’égard de la France après le recouvrement de son indépendance formelle, alors perçue comme inéluctable. Ces mesures venaient s’ajouter à celles déjà prises par les différents gouvernements français depuis le déclenchement de la guerre de libération, dans le cadre d’une stratégie bien précise.

Cette stratégie a été présentée sous la dénomination séduisante de « l’Algérie algérienne » pour innover et se démarquer de celle de « l’Algérie française », défendue jusqu’alors officiellement par la France. Cette stratégie visait notamment à drainer les Algériens dans cette direction pour affaiblir, voire marginaliser le FLN.
Les Algériens, civils ou militaires, embarqués dans cette voie pour constituer « la troisième force », ne peuvent être tous considérés comme des agents au service de la France coloniale. Il y a eu certainement, parmi eux, beaucoup de gens de bonne foi, comme il y a eu des opportunistes et des gens qui ont suivi cette démarche par peur ou par instinct de conservation.
Notre analyse ne s’attarde pas sur ces différentes catégories qui, à un moment ou à un autre, ont adhéré à la cause de « l’Algérie algérienne » pour des raisons tactiques ou conjoncturelles.

Notre analyse porte plutôt sur une catégorie particulière de militaires algériens qui avaient exercé dans l’armée française et qui auraient été envoyés en mission au FLN à Tunis par vagues successives entre 1958 et 1961, et que l’on appelait alors les « déserteurs » de l’armée française. Il ne s’agit pas de traiter, ici, tous les « déserteurs » sur un pied d’égalité. En effet, l’expérience de la guerre de libération nous a enseigné qu’il y a eu des « déserteurs », patriotes et dévoués, qui ont d’ailleurs exercé d’importantes responsabilités au sein de l’ALN.
Cependant, parmi les « déserteurs » de l’armée française qui ont rejoint non pas l’ALN ou le maquis mais le FLN à Tunis, il y avait une catégorie qui pouvait être en service commandé et dont le nombre est extrêmement limité. Ces « déserteurs » voulaient entrer dans la Révolution par la grande porte, acquérir la confiance des dirigeants du GPRA et avoir, par voie de conséquence, la légitimité révolutionnaire pour mener leur « mission » à terme en toute quiétude. Ceux-là, mentalement colonisés, sont restés culturellement attachés à la France après l’indépendance de l’Algérie et constituaient (et constituent toujours pour ceux d’entre eux qui sont encore en vie) un clan solidaire de type mafieux.

La première partie de ce livre rappelle les conditions historiques de la constitution de ce clan ainsi que l’avènement de la technostructure d’orientation française avec laquelle ce clan a tissé des alliances solides. Cette partie apporte des éléments destinés à éclaircir des zones d’ombres pour mieux saisir les origines de la tragédie algérienne qui s’est complexifiée au fil des années, après l’indépendance.

1. « L’Algérie algérienne » fondée sur « la troisième force » : voie royale vers le néocolonialisme

1.1. « l’Algérie algérienne »

Le concept de « l’Algérie algérienne »6, utilisé pour la circonstance par De Gaulle constituait la toile de fond, l’orientation, l’idéologie en quelque sorte et la couverture politique, pour ne pas dire l’emballage, de cette stratégie globale. Ni neutre, ni banal, ce concept, apparemment flatteur pour les Algériens était loin d’être inoffensif. Il désignait en vérité une politique néocoloniale qui visait essentiellement à maintenir l’Algérie dans le sillage de la France en la coupant de son amazighité, de son arabité et de son appartenance à l’Islam scellée par quatorze siècles.

Il importe à cet égard de préciser au préalable la signification des concepts de « troisième force » et « d’Algérie algérienne » en rappelant le contexte de la stratégie de la France en la matière.
De Gaulle a tout mis en œuvre pour maintenir le statut colonial de l’Algérie même s’il a admis le principe de l’indépendance depuis longtemps comme l’ont noté de nombreux historiens français. Mais les faits montrent bien qu’il n’a envisagé l’indépendance de l’Algérie que comme suprême recours, après avoir épuisé tous les autres moyens. C’est pourquoi le renforcement du potentiel militaire français s’impose comme choix impératif notamment depuis 1958. Ceci se traduit également par l’augmentation des effectifs des « Français-Musulmans » servant comme supplétifs pour soutenir l’armée française dans son effort de guerre. Le nombre des collaborateurs algériens engagés avec la France est estimé en mars 1962 à 250 000 hommes dont 160 000 supplétifs. Divers chiffres sont
6 Le concept d’ « Algérie algérienne » est utilisé dans ce chapitre dans le sens qui lui a été donné historiquement par De Gaulle dans une perspective néocoloniale et non dans son sens éthymologique.

avancés par différentes sources. Mais, il semble que le chiffre de 250 000 hommes soit réaliste7. Ce chiffre englobe aussi bien les militaires de carrière, les appelés « musulmans » d’Algérie, les supplétifs que les collaborateurs civils qui exerçaient des fonctions administratives ou qui constituaient des élites intermédiaires entre le pouvoir colonial et le peuple algérien qu’elles sont chargées d’encadrer.
Le recrutement parmi les Algériens « musulmans » et l’entretien d’un personnel civil et militaire de cette importance vise à amarrer l’Algérie à la France sous de nouvelles formes. Il s’agit d’abord d’utiliser ce formidable potentiel indigène pour briser le FLN et l’ALN et montrer par-là même au peuple algérien qu’il existe d’autres alternatives que l’indépendance, telles que par exemple « l’assimilation » ou bien « l’autonomie et l’association avec la métropole » comme le suggère De Gaulle dans son discours sur l’autodétermination en septembre 1959.

Dans ce cas, les collaborateurs civils et militaires de la France constitueraient naturellement l’armature d’un système politique rénové ainsi que les structures d’une Algérie nouvelle qui aurait opté pour « l’assimilation » ou « l’association » avec la France. Il s’agit en fait d’encourager l’émergence d’une « troisième force » qui serait équidistante des tenants de l’Algérie française et des défenseurs de l’indépendance de l’Algérie. Cette « troisième » force (élite politique, armée, police, administration) opposée au FLN et distincte des colons aurait pour tâche de perpétuer la domination de la France et sa présence en Algérie dans tous les domaines. Autrement dit, la gestion des affaires algériennes ne s’opérerait plus directement par la France, comme sous le régime colonial mais par l’entremise d’Algériens de tendance française constitués pour la circonstance en « troisième force ».
De toutes manières, la colonisation de l’Algérie a été un processus caractérisé essentiellement par l’agression militaire, la répression politique, la violence juridique, l’oppression culturelle et la surexploitation économique au profit des colons. « Le parti français » a donc toujours existé depuis le XIXème siècle. Il compte dans ses rangs diverses catégories socioprofessionnelles : « militaires, fonctionnaires, professions libérales, propriétaires et entrepreneurs.

7 Cf. Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, p. 46 (Paris: Fayard, 1993). 

L’armée et l’école française avaient plus ou moins acculturé ces élites à la nation dominante qui leur réservait un statut privilégié audessus du peuple algérien »8.
En fait cette tendance de « parti français », appelée pour la circonstance la « troisième force », que la France a essayé de mettre sur pied avant 1962 sous forme de structures en vue de présider aux destinées d’un nouvel Etat, procède d’une démarche néocoloniale. Ce sont ces Algériens pro-français, constitués en « troisième force », appelés plus tard hizb França ou le « parti français », qui seront chargés de diriger ces structures mises en place pour leur permettre d’accéder au pouvoir avec la bénédiction de la France, après l’indépendance de l’Algérie.
La France dispose à cet effet de moyens humains, matériels et financiers considérables pour concrétiser son projet de « troisième force » mais en dehors du peuple algérien et plutôt contre lui. L’objectif final consiste bien entendu à perpétuer la domination de la France en Algérie, notamment sur les plans économique et culturel. Pour masquer ses desseins d’inspiration néocoloniale, ce projet est enrobé du concept ambigu « d’Algérie algérienne ».

Ce concept, d’apparence banale et incontestable mais chargé de sous-entendus, est utilisé par De Gaulle, des hommes politiques français et les média au cours des deux dernières années de la guerre de libération. Ce terme suggère que la France soit prête à accepter à l’extrême limite l’indépendance politique de l’Algérie mais en essayant de la vider de son contenu. Cela signifie en particulier que la France ne tolérera pas que l’Algérie puisse recouvrer sa personnalité originelle fondée sur ses trois fondements indissociables : l’amazighité, l’arabité et l’Islam. C’est dans ce cadre que l’idée ne déplaît pas à la France de voir une Algérie formellement indépendante mais plutôt faible, vulnérable, extravertie et liée à la France dans des domaines stratégiques.
L’approche française de « l’Algérie algérienne » suppose en toute évidence la préservation du « rayonnement de la culture française » à travers le maintien du français comme langue officielle de l’Algérie indépendante au détriment de la langue arabe. D’ailleurs,la langue arabe a été sacrifiée sur l’autel des accords d’Evian comme nous allons le voir plus bas.

8 Guy Perville, Les étudiants algériens de l’Université française 1880-1962, cité par Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, op. cit., p. 63. 

Cela implique parallèlement la sauvegarde des intérêts économiques de la France après l’indépendance.
L’idée « d’Algérie algérienne » s’est traduite par la conception et la mise en œuvre d’une véritable stratégie finalisée sous De Gaulle destinée à maintenir l’Algérie « indépendante » sous le giron de la France.
C’est ainsi que la mise sur pied d’une « force (armée) locale », l’organisation de l’administration et de l’économie répondent à cette préoccupation majeure en dotant l’Algérie d’appareils profrançais appropriés et en créant un ordre politique et social contraire aux objectifs du FLN et aux aspirations du peuple algérien bien avant son accession à l’indépendance. Voilà comment l’Algérie a été minée à la fin de la période coloniale.
Nous allons rappeler ci-après ces questions sommairement pour illustrer notre propos et pour élucider la complexité de la crise algérienne dans laquelle se débat l’Algérie depuis l’indépendance et notamment au cours de la décennie rouge des années 1990.

1.2. « La force locale »

Le discours du général De Gaulle sur l’autodétermination de l’Algérie en septembre 1959 a permis au gouvernement français d’envisager, dès 1960, la création de la « force locale » à partir des supplétifs pour constituer « l’embryon de l’armée » c’est à dire le noyau dur de la future « Algérie algérienne »9. Ce n’est qu’en 1961 que le général Ailleret, commandant supérieur des forces armées en Algérie, adresse au ministre des Armées le projet de « la force locale ».
« La force locale » devrait intégrer une partie des harkis, des mokhaznis et des groupes mobiles de protection rurale, devenus des groupes mobiles de sécurité (GMPR / GMS).

9 Michèle Salinas, L’Algérie au parlement (Toulouse: PHP, 1987), cité par Si Othmane, L’Algérie, l’origine de la crise, p. 142 (Paris: Dialogues, 1996).

L’examen rapide des différentes parties qui composent « la force locale » permet de mieux situer les arrière-pensées du gouvernement français.

1.2.1. Les harkis

Les « harkas », unités de combat formées de « Français-Musulmans », ont été créées dès 1954. L’armée française a vite compris qu’elle a besoin des autochtones, compte tenu de leur connaissance parfaite du terrain, pour lutter efficacement contre l’ALN et le FLN.
L’ordre numéro 412/7 du commandement supérieur de l’armée française en Algérie daté du 8 février 1956 définit les « harkas » comme des « unités supplétives […] constituées dans chaque corps d’armée […]. S’appuyant sur des unités de base (compagnies, escadrons, batteries), elles sont chargées de compléter la sécurité territoriale et de participer aux opérations locales au niveau des secteurs »10.
Le nombre des harkis en opération est passé de 28 000 en 1959 à 60 000 en 196111. En fait, le nombre total cumulé des harkis ayant opéré comme supplétifs entre 1954 et 1962 est estimé à 200 000 selon le ministère français des Armées12.
La rotation rapide des harkis s’explique par plusieurs raisons dont notamment la résiliation sans préavis des contrats qui les lient à l’administration coloniale pour mesure disciplinaire ou « sous préavis de huit jours pour inaptitude physique » ou encore en cas de blessure grave13. Mais un certain nombre d’entre eux ont quitté les harkas avant 1962.

Le rôle des harkis est plutôt offensif. Ils sont chargés de recueillir des renseignements sur les activités du FLN et sur les mouvements de l’ALN pour localiser, puis attaquer des objectifs précis dans des régions considérées comme dangereuses pour l’armée française. Les harkis ont ainsi rendu un service énorme à l’armée française dans la lutte contre l’ALN. Mais force est de constater qu’ils ont été mal payés en retour. D’abord parce que la solde mensuelle d’un harki était fixée à 750 francs, niveau ridiculement bas en tenant compte des risques pris et en comparaison avec la rémunération des soldats français ou des légionnaires. Ensuite parce que, après le cessez-le-feu de mars 1962, les harkis ont été abandonnés à leur sort à la suite de la dissolution des harkas par l’armée française et du refus opposé par le gouvernement français à leur intégration dans l’armée française et/ou à leur « rapatriement » massif en France. Seuls 5% des harkis auraient été autorisés à partir définitivement pour la France14. Les autres sont invités à « organiser leur reconversion sociale » en Algérie où ils « pourront rester sous la protection de l’armée (française) pendant six mois à titre d’agents contractuels civils »15, soit à intégrer « la force locale ». Très peu se sont engagés dans l’armée française qui n’accepte au demeurant que des célibataires dans le cadre d’un quota bien déterminé. Ces différentes options résultant de la dissolution des forces supplétives ne concernent pas les harkis seulement, mais aussi les mokhaznis et les autres supplétifs.

10 Cité par Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, op. cit., p. 115.
11 Cf. Mohand Hamoumou, ibid., p. 112.
12 Cité par M. Hamoumou, ibid., p. 122.
13 Article 3 de l’arrêté du 7 novembre 1961 relatif au statut des harkis cité par
M. Hamoumou, ibid., p. 116.

1.2.2. Les mokhaznis

Dès 1955, l’armée française a décidé d’entreprendre et de développer des « activités psychologiques » au sein des masses pour soustraire les populations algériennes à l’influence du FLN. A cet effet, le général Parlange, en poste dans les Aurès, crée les premières Sections Administratives Spécialisées (SAS) pour établir un lien direct et multidimensionnel entre l’armée française et les populations16. Les SAS interviennent dans quatre domaines :

14 Cf. M. Hamoumou, ibid., p. 123. Officiellement, au 19 mars 1962, sur 225 000 supplétifs musulmans seuls 5000 potentiellement menacés sont autorisés à être « rapatriés » selon M. Hamoumou (ibid., p. 270). Mais, selon le même auteur, ce sont en fait 60 000 personnes qui ont quitté définitivement l’Algérie pour la France soit 27% des supplétifs, toutes catégories confondues (ibid., p. 123).
15 Communiqué du ministére français des Armées du 8 mars 1962 cité par Si Othmane, L’Algérie, l’origine de la crise, op. cit., p. 105.
16 Cf. M. Hamoumou, ibid., p. 118.

• politique : il s’agit de « reprendre en main les populations et les mettre en confiance […] pour s’assurer leur appui de plus en plus effectif »17, encourager la recherche systématique de renseignements sur le FLN et l’ALN ;
• social : organiser et développer l’action sociale comme l’ouverture d’écoles, d’infirmeries et le lancement de travaux d’équipement local ;
• administratif : suppléer le vide administratif créé par la démission des élus locaux ordonnée par le FLN. Dans ce cadre, l’officier de SAS exerce les fonctions d’officier d’état civil et représente dans sa localité les autorités préfectorales ;
• militaire : assister l’armée française dans sa lutte contre l’ALN. La SAS dispose à cet effet de supplétifs musulmans armés et organisés en makhzen.

En 1956, il a été décidé de créer 680 SAS réparties dans 13 départements à raison d’une SAS par arrondissement. Le chef de SAS dispose d’un makhzen limité à 25 hommes. En mai 1961, on compte 661 SAS et 27 SAU (Section Administrative Urbaine : équivalent de la SAS dans les agglomérations urbaines) qui utilisent 20 000 moghzanis18.

1.2.3. Les groupes mobiles de protection rurale (GMPR)

Les GMPR, devenus GMS (groupes mobiles de sécurité) en 1958, ont des missions de surveillance, d’intervention et de « maintien de l’ordre » dans des endroits insuffisamment couverts par l’armée française ou la gendarmerie. Ils sont également chargés de protéger certains édifices publics tels que les sièges des préfectures, des sous-préfectures et des mairies ou assurer la protection de certaines personnalités civiles. Les effectifs des GMS sont estimés à 10 000 hommes en 1962 selon Hamoumou.

17 Instruction ministérielle datée du 30 avril 1955 adressée au général Parlange, citée par Si Othmane, op. cit., p. 114.
18 M. Hamoumou, ibid., p. 118.

1.2.4. Les groupes d’autodéfense (GAD)

Les groupes d’autodéfense ont été mis sur pied pour protéger des villages, des mechtas ou des fermes contre d’éventuelles attaques de l’ALN. Ils sont également chargés d’empêcher les éléments du FLN et de l’ALN d’y pénétrer pour s’approvisionner ou recueillir des renseignements. Armés par l’armée française dont ils constituent le prolongement, les GAD sont par ailleurs utilisés « comme arme psychologique et politique contre les thèses du FLN »19. Les GAD ont été très actifs puisque leurs activités ont vite débordé leur mission défensive originelle. En 1962, leurs effectifs ont atteint 60 000 hommes.
C’est à partir de ces différentes unités que la « force locale » devait être constituée.
Le tableau récapitulatif suivant nous résume, selon quatre sources différentes, l’état des effectifs de l’ensemble des militaires et supplétifs « Français-Musulmans » en service dans l’armée française au 19 mars 1962 qui devaient donner naissance à la « force locale ».

Tableau 1. Militaires et supplétifs « Français-Musulmans » en service (Mars 1962)
C. de Saint-Salvy
C. Brière
M. Ha-mou-mou
Gén. Faivre
Militaires de carrière
20 000
20 000
20 000
20 000
Appelés
40 000
-
40 000
17 000
Harkis
58 000
70 000
70 000
63 000
Mokhaznis
23 000
20 000
20 000
19 000
GMS/GMPR
12 000
10 000
15 000
8 500
GAD
60 000
60 000
60 000
55 000
Total
213 000
180 000
225 000
182 500
Source : Mohand Hamoumou, op. cit., p. 122. 19 Ibid., p. 119.

Au total, on note que le nombre des miliaires et des supplétifs « Français-Musulmans » engagés aux côtés du pouvoir colonial varie entre 180 000 et 225 000 selon les sources en 1962.

La réalisation de ce projet de « force locale », prévu par les accords d’Evian, s’est finalement traduite par la mise sur pied de près de 60 000 hommes prélevés sur les unités ci-dessus indiquées et choisis parmi des personnes « sûres » et fidèles à la France.

Leur répartition se présente comme suit :

Tableau 2. Composantes de la « force locale »

 

Militaires
26 000
Groupes mobiles de sécurité (GMS)
10 000
Gendarmerie
6 500
Compagnies sahariennes
3 500
Autres (harkis, GAD, anciens militaires, etc.)
12 000
Total
58 000
Source : Si Othmane, L’Algérie, l’origine de la crise, op. cit., p. 153.

Ainsi après avoir échoué de briser le FLN et l’ALN comme prévu et de maintenir le statut colonial de l’Algérie, au prix d’une guerre des plus féroces de notre temps, la France procède froidement à l’adaptation de sa stratégie aux nouvelles conditions qui conduisent l’Algérie à l’indépendance. A cet effet, la France réussit à mettre en place une « force locale » de 58 000 hommes parmi ses collaborateurs qu’elle avait mobilisés auparavant contre leur peuple et auxquels elle confie le contrôle de l’institution la plus stratégique du pays et qui commande son avenir20. Pour concrétiser cette politique, la France avait lancé des actions précises tous azimuts. Dans 20 Mais la « force locale », conçue et mise en place en 1962 par le gouvernement français et dont le commandement était d’ailleurs resté en France, a été rejetée à la fois par l’étatmajor général de l’ALN et par le commandement de l’ALN de toutes les wilayate. Les pressions de l’ALN, unie sur cette question, ont été telles que les unités de la « force locale » se sont autodissoutes. Les soldats qui la composaient étaient rentrés purement et simplement chez eux en abandonnant le matériel militaire dans les casernes. Les officiers français et français-musulmans qui l’encadraient étaient retournés en France. Certains de ces officiers « français-musulmans » avaient rejoint l’ANP après l’indépendance de l’Algérie. Le projet de « force locale », combattu par l’ALN a donc été un échec total.

le domaine militaire, il s’agissait d’encourager des « désertions » et des « ralliements » d’officiers algériens jeunes (fraîchement promus pour la circonstance) et moins jeunes servant dans l’armée française pour infiltrer l’ALN d’une part et, d’autre part pour les préparer à accéder au moment venu au commandement de l’armée algérienne après l’indépendance. Voyons cela de plus près dans le chapitre suivant.

2. A la conquête de l’armée de libération nationale

2.1. L’infiltration de l’armée de libération nationale (1957 – 1962)

Le ralliement à l’armée de libération nationale d’officiers, de sousofficiers et de soldats algériens exerçant dans l’armée française s’est opéré de diverses manières entre 1956 et 1962.
Au départ, les ralliements individuels et isolés n’étaient animés ni par les mêmes motivations ni ne répondaient à des consignes des autorités françaises. Il est clair que les premiers éléments opérant dans l’armée française qui avaient rejoint l’ALN dans diverses wilayate à titre individuel21 ou en groupes22 et quel que soit leur grade semblent avoir été motivés soit par un élan nationaliste ou par réaction à la répression du peuple par l’armée coloniale soit pour d’autres raisons. Chaque cas de désertion de l’armée française constituait un cas en soi. La généralisation et la systématisation à partir de cas isolés observés en 1955 et en 1956 risque d’aboutir à des conclusions erronées. Il importe de noter que les déserteurs de l’armée française entre 1955 et 1956 rejoignaient directement l’armée de libération dans les maquis et avaient combattu aux côtés de leurs frères moudjahidine.

21 De nombreux soldats ou sous-officiers algériens ont déserté l’armée française et rejoint le maquis à titre individuel et ce, dès 1955. Ils ont combattu loyalement au sein de l’ALN. Beaucoup d’entre eux sont d’ailleurs tombés au champ d’honneur.
22 Il y a eu des cas de désertion collective où des slodats et des sous-officiers ont rejoint ensemble l’ALN. Il convient de rappeler à cet égard, à titre d’exemple, la décision courageuse prise par Abderrahmane Bensalem et d’autres sous-officiers qui ont rejoint le maquis avec tous les soldats algériens d’une compagnie dans la région de Souk Ahras. A. Bensalem, dont j’ai gardé un excellent souvenir de maqisard dévoué, généreux et humain, a accédé assez rapidement à de hautes responsabiltés dans l’ALN. Il a dirigé le deuxième bataillon entre 1958 et 1959 avant d’avoir été nommé commandant de la Zone opérationnelle Nord aux frontières Est en 1960.

Par contre, les ralliements individuels ou de groupes d’éléments algériens de l’armée française observés en 1957 et notamment à partir de 1958 s’opéraient non vers l’ALN, mais vers le FLN à Tunis pour entrer par la grande porte. Ceci répond à une stratégie précise de la France pour concrétiser sa démarche de « l’Algérie algérienne » en vue de maintenir l’Algérie, une fois l’indépendance politique acquise, sous domination française indirecte.

2.1.1. Objectifs des « déserteurs » algériens de l’armée française

Nous n’allons pas aborder ici le problème des « déserteurs » algériens de l’armée française dans sa globalité, d’autant plus que ceux d’entre eux qui ont rejoint directement l’ALN ont prouvé leur attachement à la cause nationale et ont lutté avec abnégation pour l’indépendance de l’Algérie. Ce serait d’ailleurs long et fastidieux et ne changerait rien à la nature de notre problématique, à savoir, la question de l’infiltration de l’ALN décidée et planifiée par les autorités françaises pour perpétuer la domination française en Algérie.
Par contre, un éclairage sur le rôle, la promotion et l’ascension rapide d’une quarantaine de « déserteurs » algériens de l’armée française, qui ont rejoint le FLN à l’extérieur et qui ont joué par la suite un rôle déterminant au sein du ministère de la Défense après l’indépendance, permet de mieux cerner l’ampleur du plan et des objectifs élaborés à cet effet par la France.

Il s’agissait de préparer les « déserteurs » de l’armée française pour contrôler et diriger la future armée algérienne après l’indépendance. Dans ce cadre, il est intéressant de noter la similitude de l’approche du gouvernement belge à l’égard du Congo, devenu plus tard Zaïre, et celle du gouvernement français vis-à-vis de la Révolution algérienne. La seule différence entre ces deux cas est que la Belgique avait réussi dès le départ à bien placer Mobutu, alors sergent. En moins de deux ans il a été nommé général, puis chef d’état-major de la jeune armée congolaise, poste qui lui avait permis d’éliminer d’abord le Premier Ministre Patrice Lumumba, puis de renverser Kasavubu, alors Président de la République. Quatre à cinq années avaient suffi au sergent Mobutu pour devenir chef d’Etat avec la bénédiction de l’ex-puissance coloniale.

Dans le cas algérien, il a fallu aux « déserteurs » de l’armée française d’attendre le mois de janvier 1992 pour organiser leur coup d’Etat. Le chemin a été plus long pour les putschistes algériens. Mais au bout du compte, le résultat est le même dans les deux cas.
Rappelons à cet effet que parmi les premiers officiers « déserteurs » de l’armée française en septembre 1957 il y avait les capitaines Benabdelmoumen, Mouloud Idir et Mohamed Zerguini suivis par les lieutenants Bouanane, Mohammed Boutella, Abdelkader Chabou et Slimane Hoffmann qui avaient rejoint le FLN en Tunisie. Ces derniers avaient été rejoints en 1958 et en 1959 notamment par les sous-lieutenants Abdelmadjid Allahoum, Abdennour Bekka, Larbi Belkheir, Mohammed Ben Mohammed, Hamou Bouzada, Mostapha Cheloufi, Abdelmalek Guennaizia, Mokhtar Kerkeb, Lahbib Khellil, Abdelhamid Latrèche, Madaoui, Rachid Mediouni, Khaled Nezzar et Selim Saadi.
En 1961, à quelques mois de l’indépendance, un autre groupe de « déserteurs » formé de quelques militaires fraîchement promus au grade de sous-lieutenant par la France rejoint le FLN au Maroc et en Tunisie. Parmi eux, il y avait Mohamed Lamari et Mohamed Touati devenus hommes clés de l’ANP depuis le coup d’Etat de 1992.

Quant aux aviateurs, les lieutenants Saïd Aït Messaoudène et Mehieddine Lakhdari, ils avaient rejoint respectivement Tunis en 1958 et Le Caire en 1957.
Au mois de mai 1959, un groupe de « déserteurs » de l’armée française23 avait invité à Garn Al Halfaya où ils étaient en instance d’affectation un groupe de jeunes officiers maquisards formés dans des Académies militaires arabes pour discuter avec eux de l’avenir de l’armée algérienne24. Slimane Hoffmann fut le premier à prendre la parole pour introduire le sujet. Il s’agissait du rôle que devraient jouer les officiers présents à cette réunion pour encadrer et diriger l’armée algérienne après l’indépendance. Son message était clair :
Nous, ex-officiers de l’armée française et vous, officiers sortis des Académies militaires arabes, sommes les mieux placés et les mieux préparés pour nous imposer et disposer du commandement de l’armée algérienne après l’indépendance, compte tenu de notre professionnalisme, de notre expérience et de notre compétence. Nous devons nous entendre dès à présent sur la répartition des rôles et des tâches pour accéder au commandement de la future armée algérienne.

23 Il s’agit notamment de Slimane Hoffmann, leur porte-parole, Abdelmadjid Allahoum, Abdennour Bekka, Larbi Belkheir, Mostepha Ben Msabih, Abdemalek Guennaizia, Madaoui et Rachid Mediouni.
24 Le groupe était composé notamment (par ordre alphabétique) de Hocine Benmallem (devenu général dans les années 1980), Abderrazak Bouhara (devenu ministre de la santé entre 1979 et 1984), Abdelhamid Brahimi (l’auteur de ce livre), Kamel Ouartsi et Larbi Si Lahcène (promu général en même temps que Benmallem).

Toute son intervention tournait autour de cette idée centrale. Premier à réagir à cet exposé introductif, je répondis que :
Nous n’avons rien de commun. Parce que nous, nous avons rejoint le FLN et l’ALN par conviction politique et par militantisme pour contribuer, aux côtés de notre peuple, à la lutte armée pour la libération de notre pays du joug colonial. Compte tenu de notre mission au sein de l’ALN, nous ne sommes d’ailleurs pas sûrs d’être en vie le jour de l’indépendance. Nous n’avons pas l’intention de faire carrière dans l’armée, après l’indépendance. Nous ne sommes pas des militaristes. Quant à vous, vous venez de l’armée française bien tardivement après avoir d’ailleurs combattu en Indochine, puis en Algérie contre les partisans de la liberté et de l’indépendance. Les propos que vous venez de tenir montrent bien que vous êtes en service commandé. A peine débarqués et sans avoir aucune affectation ni aucune responsabilité au sein des structures de l’ALN, vous songez déjà à mettre la main sur l’armée algérienne après l’indépendance. Il est clair que ta démarche s’inscrit dans le cadre d’un plan préétabli et élaboré à Paris.

Slimane Hoffmann, qui ne s’attendait apparemment pas à une telle réaction, s’empressait de justifier sa « désertion » et celle de ses collègues de l’armée française. « J’ai dû renoncer, dit-il, à mon salaire, à mon appartement, à ma voiture « Vedette » ainsi qu’à une belle situation au sein de l’armée française pour venir ici où je suis dépourvu de tout. C’est notre conscience qui nous a dicté ce sacrifice. » Je lui répondis que « le réveil de votre conscience a été bien tardif… Il y a d’ailleurs un déséquilibre flagrant entre votre renoncement aujourd’hui à certains avantages matériels et l’immensité des largesses et des privilèges que vous procureraient les postes stratégiques que vous comptez occuper au sommet de la hiérarchie militaire après l’indépendance. » Et de conclure, « nous ne pouvons accepter aucune alliance de ce type au détriment des intérêts supé

rieurs de la Révolution et du peuple algérien. » Ainsi, le ton du débat a été donné dès le début de la discussion dans les deux camps. Les discussions furent houleuses. D’autres frères étaient intervenus de chaque côté par la suite dans un langage plus ou moins édulcoré avant de nous quitter, séparés par des convictions politiques opposées.
Quelques jours plus tard, je fus surpris par un article paru dans le quotidien français Le Figaro qui brodait sur l’esprit de la rencontre de Garn Al Halfaya et spéculait sur les « divisions au sein de l’ALN des frontières Est entre ex-officiers de l’armée française et officiers arabisants. » Cet article confirmait, si besoin était, les liaisons souterraines des officiers « déserteurs » avec les services spéciaux français et nous confortait dans notre position. D’ailleurs, nous n’en étions pas restés là. Nous avions mis en garde tour à tour Krim Belkacem, Lakhdar Bentobal, Abdelhafid Boussouf, le colonel Mohammedi Said, alors chef d’état-major de l’Est, puis le colonel Boumediène dès sa nomination à la tête de l’état-major général de l’ALN, ainsi que de nombreux officiers maquisards en poste aux frontières de l’Est. Nous les avions mis tous en garde contre les dangers de la démarche des officiers « déserteurs » de l’armée française et contre les fâcheuses conséquences de leur sinistre entreprise sur l’avenir du mouvement de libération nationale et de l’armée algérienne. Mais, compte tenu des luttes intestines au sommet et des préoccupations conjoncturelles des dirigeants, notre appel et l’alerte donnée par nos soins, considérés comme non essentiels, n’avaient pas été entendus.

2.1.2. Le plan du commandant Idir ou l’offensive des « déserteurs »

Le noyau dur du GPRA, le trio Krim Belkacem, alors ministre des Forces armées, Lakhdar Bentobbal, ministre de l’Intérieur et Abdelhafid Boussouf, ministre de l’Armement et des Liaisons générales, n’avait pas alors perçu le danger que pourraient encourir à l’Algérie de tels ralliements. Bien au contraire, ils avaient bien accueilli de telles désertions en espérant en tirer le meilleur parti.
L’idée de créer une armée forte, notamment aux frontières algéro-tunisiennes, suggérée par le commandant Idir (alors chef de cabinet militaire de Krim), puis adoptée et défendue par Krim Belkacem, faisait alors son chemin. En effet, le contexte politicomilitaire de l’époque favorisait la concrétisation de cette idée séduisante. Disposant de l’appui et de la confiance de Krim Belkacem et aidé par ses amis « déserteurs » de l’armée française, le commandant Idir mit au point un programme précis destiné à créer une puissante armée aux frontières Est. Il s’agissait d’une véritable stratégie de prise de pouvoir. Ce plan comportait trois volets :

• Assurer une instruction militaire aux cadres et aux djounouds de l’ALN dans des camps d’instruction différents en prenant la précaution de séparer les officiers de leurs unités.

L’école des cadres (située près du Kef) est réservée à l’instruction des officiers et des sous-officiers. Tandis que les camps d’instruction de Mellègue, de Garn Al Halfaya et de Oued Melliz, accueillent uniquement les djounouds.
• Former de nouvelles unités (bataillons, compagnies, etc.) en veillant à assurer un brassage des djounouds et de leurs chefs pour les isoler de leurs unités d’origine et de diluer la solidarité des djounouds avec leurs chefs.
• Confier le commandement de ces unités aux « déserteurs » de l’armée française présentés pour la circonstance comme des « spécialistes » et des « experts ».

Pour assurer le succès de ce plan, ses promoteurs comptaient sur le premier volet indiqué plus haut. Le but de l’instruction militaire n’était pas tellement d’assurer une formation technique à des guerriers qui avaient déjà fait leur preuve sur le terrain mais de leur inculquer une mentalité de soumission (sous couvert de discipline sans faille) et un mode de vie qui contrastait avec leur comportement habituel de maquisards25. Il s’agissait en fait de mettre au pas des éléments considérés peu sûrs par les promoteurs de ce plan.

25 Citons à titre d’illustration l’exemple suivant. Le directeur d’école des cadres où j’étais officier instructeur en 1959 interdisait aux maquisards toute forme de fraternisation, y compris l’utilisation entre eux du mot « frère » ou « moudjahid » sous peine de graves sanctions. On leur assurait plutôt une formation de mercenaires fondée essentiellement sur la soumission et l’anonymat. Cette démarche déplaisait aux maquisards qui la rejetaient et avait créé une situation conflictuelle au sein de l’école des cadres.

D’autre part, pour la mise en œuvre de leur stratégie, Krim Belkacem et le commandant Idir comptaient beaucoup sur Ahmed Bencherif, ancien de l’armée française, qui venait d’être nommé « commandant des frontières de l’Est » (1959). Pour Krim, alors ministre des Forces armées, il s’agissait en s’appuyant sur son chef de cabinet le commandant Idir de mettre sur pied une force de frappe dont il disposerait, le moment venu, pour renforcer son leadership au sein du GPRA au détriment de ses deux autres collègues « militaires » et concurrents Bentobal et Boussouf. L’armée des frontières deviendrait ainsi l’appendice de la wilaya III et changerait en sa faveur le rapport des forces au sommet.

Pour le commandant Idir et ses acolytes, il s’agissait de réorganiser et d’encadrer les unités existantes de l’ALN, de renforcer ce potentiel militaire adapté à leur objectif en recrutant d’autorité parmi les réfugiés algériens en Tunisie et parmi les émigrés ramenés de France pour la circonstance. Il s’agissait, en un mot, de préparer sans plus tarder la mise en œuvre de leur stratégie de prise de pouvoir à terme. En effet, en disposant d’une armée moderne, bien équipée, bien armée, bien entraînée et disciplinée en dehors du territoire algérien, les « déserteurs » de l’armée française entendaient s’organiser à leur manière pour s’imposer au moment opportun à la direction du FLN et au GPRA. Le contexte polico-militaire semblait favoriser la concrétisation de l’idée séduisante de créer une armée moderne et puissante aux frontières de l’Est.
Sur le plan militaire, la construction par l’armée française d’un barrage électrifié aux frontières algéro-tunisiennes et algéromarocaines, à savoir la ligne Morice renforcée par la ligne Challe26, avait sérieusement limité le mouvement des troupes de l’ALN entre l’extérieur et l’intérieur et entravé l’acheminement des armes vers les maquis de l’intérieur.

Par ailleurs, la forte concentration des troupes françaises aux frontières, destinée à renforcer l’imperméabilité du territoire algérien et à isoler l’ALN de l’intérieur, poussait le trio Krim, Bentobal et Boussouf à considérer sérieusement l’idée de création d’une armée moderne aux frontières, mais pour des raisons différentes. D’une manière générale, l’amélioration de l’armement des unités de l’ALN stationnées aux frontières de l’Est dotées dès 1959 de mor-tiers 81mm, de bazookas et de canons 57mm et 75mm sans recul d’une part et l’utilisation d’officiers « déserteurs » (restés quelque temps sans affectation) pour encadrer ces unités sous un commandement unifié, centralisé et supposé compétent d’autre part confortaient le trio dans leur raisonnement. Mais, la mise en œuvre de ce programme conçu par le commandant Idir et les « déserteurs » de l’armée française s’est heurtée à de nombreux obstacles.

26 La ligne Morice et la ligne Challe constituaient des barrages électrifiés renforcés par un champ de mines anti-personnelles et par des réseaux de barbelés. Ces deux barrages ont été construits tout le long des frontières sur 300 km de la mer Méditerranée au Sud pour empêcher tout mouvement d’approvisionnement de l’ALN de l’intérieur en armes et en munitions à partir de la Tunisie ou du Maroc.

2.1.3. L’échec du plan Idir

Globalement, l’opposition à ce plan se manifestait dans trois directions :

• Les commandants de bataillon, comme par exemple, Abderahmane Bensalem, Salah Soufi, Chadli Bendjedid, Si Nouar et son adjoint Amar Chekkai et bien d’autres faisaient prévaloir l’autonomie des unités de l’ALN, leur fluidité, ainsi que l’esprit d’initiative pour mener à bien la guérilla. Car selon eux, seule la guérilla pouvait contribuer à affaiblir les troupes françaises concentrées le long des frontières et non la création d’une multitude d’unités lourdes alignées dans une guerre de position.

D’autre part, leur méfiance vis-à-vis de ce plan provenait du fait qu’il était conçu à Tunis loin des réalités du terrain. Cette méfiance se justifiait d’autant plus qu’ils n’avaient pas été consultés. Ils redoutaient, en outre, d’être éliminés ou écartés du nouvel organigramme dont ils ignoraient avec précision le contenu. Ils ignoraient aussi tout des intentions réelles des auteurs de ce plan. Cette méfiance est renforcée par leur expérience dans une région connue pour l’instabilité de son encadrement et pour ses complots.

• Ensuite, une dizaine de jeunes officiers maquisards sortis d’Académies militaires arabes s’opposaient à ce plan. Ces officiers étaient favorables à la modernisation de l’armée des frontières et à son renforcement mais basé sur le recrutement volontaire des djounouds, sur la mise en œuvre d’un programme de formation militaire, politique et civique ainsi que sur la promotion d’officiers maquisards qui ont fait leur preuve.
Ils s’étaient en outre prononcés contre la militarisation de l’ALN et contre toute tentative de dépersonnalisation des maquisards. Car, pensaient-ils, dans une guerre de libération populaire, il n’est pas possible de dissocier l’aspect politique de l’aspect militaire.
En ce qui concerne la tactique militaire, ils rejetaient le principe de la guerre de position mais préconisaient par contre la guérilla fondée sur l’utilisation ponctuelle d’unités mobiles appuyées par des unités souples dotées d’armement semi-lourd (mortiers 81 mm, canons sans recul 57 mm et 75 mm, mitrailleuses anti-aériennes 12,7 mm) en fonction des objectifs assignés et en fonction de la nature du terrain.

• Enfin, la mise en œuvre du plan Krim-Idir s’était heurtée sur le terrain à un large mouvement d’opposition des maquisards le long des frontières.

En effet, le lancement d’un programme d’instruction militaire et les tentatives de réorganisation des unités de la wilaya I stationnées dans la zone frontalière Sud s’étaient traduites par un rejet total et par un mouvement de révolte contre les officiers « déserteurs » de l’armée française qui s’était répandu progressivement pour atteindre d’autres unités de la wilaya II et de la Base de l’Est stationnées dans la zone Nord. La vague de désobéissance avait été déclenchée par deux faits concomitants qui constituaient une étape préalable à la réorganisation des unités : d’une part, l’éloignement des officiers maquisards de la wilaya I de leurs troupes et d’autre part, l’obligation imposée aux unités ainsi décapitées de subir un stage d’instruction militaire assuré par des « déserteurs » de l’armée française. Plusieurs compagnies « prirent la crête »27. Le mouvement de désertion collective des camps s’accentuait au fil des semaines et des mois.

La situation s’était tellement dégradée que Krim soutenu par Bentobal et Boussouf se rendirent dans la zone Sud des frontières pour persuader les maquisards de la wilaya I d’accepter l’instruction militaire dirigée par le capitaine Zerguini, « déserteur » de l’armée française. Les maquisards avaient décliné l’offre et persistaient dans leur refus28. La mission de Krim, Bentobal et Boussouf fut un échec. Mais Krim et son chef de cabinet Idir continuaient à défendre leur plan. C’est alors que Bentobal et Boussouf, plus sensibles aux réactions des maquisards et soucieux de préserver la cohésion de l’ALN, s’étaient désolidarisés de Krim et lui demandèrent de mettre fin aux fonctions du commandant Idir pour rétablir l’ordre aux frontières.

27 « Prendre la crête » est une expression utilisée à l’époque par les djounouds révoltés qui abandonnaient les camps où ils avaient été affectés pour se rendre au sommet des montagnes avoisinantes en en interdisant l’accès aux « déserteurs » de l’armée française et aux représentants des autorités officielles installées dans la capitale tunisienne. 

Quelques semaines plus tard, j’étais témoin d’un incident très grave qui mettait en cause l’autorité de Krim Belkacem, alors ministre des Forces armées.
Cela s’était passé au camp d’instruction de Mellègue (dirigé par le capitaine Abdelmoumen, secondé par les sous-lieutenants Abdelmadjid Alahoum et Mohammed Lyassine, tous « déserteurs » de l’armée française) où le commandant Ali Mendjeli, Yazid Benyezzar et moi-même, alors lieutenants venions d’arriver de Ghardimaou. Dans la cour du camp et près du bureau du capitaine Abdemoumen, une discussion sur la situation de l’ALN aux frontières, sur le désordre et le moral des troupes s’engagea entre Krim Belkacem et Ali Mendjeli. A un moment donné, le commandant Idir était intervenu pour donner son point de vue. C’est alors que Ali Mendjeli le provoqua et le gifla avec mépris devant son patron, Krim. Celui-ci, furieux, appela les djounouds qui se trouvaient à proximité du lieu de l’incident et leur ordonna d’arrêter le commandant Ali Mendjeli. Non seulement personne ne bougea mais les djounouds témoins de cette scène jubilaient et nous entendîmes la réflexion d’un d’entre eux : « grâce à Dieu, il y a encore des hommes dans l’ALN ».

Par ailleurs, des actes d’insubordination contre les officiers « déserteurs » se multipliaient et se ressemblaient. Le cas de Zerguini, rejeté par les maquisards de la wilaya I, a été suivi par de nombreux autres cas. Citons en quelques uns.

28 Les effectifs des maquisards de la wilaya I dans la zone frontalière Sud représentaient près de trois bataillons en 1959. 

C’est ainsi, par exemple, que le capitaine Mohamed Boutella29, affecté au 1er bataillon sous le commandement de Si Nouar dans la zone Nord avait été arrêté par des djounouds et renvoyé à sa base de départ. Au centre d’instruction de Oued Melliz, les djounouds se sont révoltés contre les sous-lieutenants Larbi Belkheir et Madaoui. Le lieutenant Mostefa Ben Msabih a été durement malmené par les maquisards dans le camp d’instruction de Garn Al Halfaya.
D’autre part, de nombreux incidents ont eu lieu entre officiers maquisards et officiers « déserteurs ». Quelques exemples méritent d’être cités à titre d’illustration. Le capitaine Benabdelmoumène a été humilié et giflé par le colonel Mohammedi Said à son P.C. à Ghardimaou en présence de nombreux officiers maquisards. Le lieutenant Slimane Hoffmann a été injurié et giflé par le commandant Ali Mendjeli après une altercation au P.C. du 2ème bataillon dirigé par le capitaine Abderrahmane Bensalem, en présence de ce dernier, du lieutenant Benyezzar, moi-même ainsi que d’autres maquisards.

En fait, ces incidents fréquents illustrent les désaccords pro-fonds et sérieux entre les maquisards et les « déserteurs » de l’armée française sur le comportement de ces derniers au sein de l’ALN.
En effet, hautains, méprisants, autoritaires, sans formation politique fut-elle rudimentaire, coupés des réalités du maquis et des aspirations populaires, les officiers « déserteurs » de l’armée française avaient mis en œuvre toutes sortes de pratiques qui allaient de l’action psychologique à la corruption (par la distribution de faveurs à certains maquisards pour les neutraliser) en passant par la ruse et les intimidations pour « mater » (selon leur propre terminologie) les maquisards en vue de « prendre en main » l’ALN des frontières. Mais, force est de constater qu’ils avaient lamentablement échoué au cours de cette première phase30. C’est ainsi que le désordre et la confusion s’installaient au sein des unités tout au long des frontières. Que ce fut dans les camps d’instruction ou dans les unités, là où les ex-officiers de l’armée française avaient été affectés, l’insoumission se généralisait et atteignait son paroxysme en juillet-août 1959.

29 Intervenant dans la polémique qui a opposé Ali Kafi à Khaled Nezzar à la mi-mars 2000, Mohamed Boutella est venu à la rescousse de ce dernier en faisant l’éloge des « déserteurs » de l’armée française dans une interview publiée par le quotidien El Watan du 27 mars 2000. Ce qui est curieux, c’est que 50 ans après sa participation à la guerre du Vietnam, il se glorifie de sa lutte au sein des troupes coloniales françaises contre le vaillant peuple vietnamien qui combattait courageusement pour la liberté et l’indépendance. Il dit, entre autres, à ce propos : « J’ai fait la guerre du Vietnam pendant 27 mois, de 1950 à 1953, et j’en suis sorti avec les honneurs, puisque j’ai bénéficié de la Légion d’honneur que j’ai méritée car les faits étaient là et parlaient pour cela. » Dire cela en l’an 2000, pour soutenir que les « déserteurs » de l’armée française ont rejoint le FLN à Tunis (en 1958, 1959 et 1961) par nationalisme, illustre bien que ces gens là sont vraiment colonisés de la tête. 

Parmi les conséquences les plus néfastes des tentatives des « déserteurs » de « prendre en main » l’armée des frontières de l’Est, on note en particulier :

• Le plan de réorganisation de l’armée des frontières avait détourné cette dernière pendant de longs mois des opérations militaires contre l’armée française qui avait alors profité de ce répit pour conforter ses positions le long des frontières.

• Les rivalités claniques et tribales avaient été alimentées et aiguisées à dessein sur la base du principe « diviser pour régner ».

• L’atteinte du moral des maquisards dont l’esprit combatif avait été troublé.

• L’augmentation inquiétante du nombre des maquisards déserteurs, révoltés, et moralement démobilisés.

• La méfiance des maquisards, officiers et djounouds, à l’égard du ministère des Forces armées et du GPRA s’est considérablement accrue en 1959.

• L’expansion du pessimisme au sein des troupes.

En un mot, les tentatives d’imposer un plan conçu et mis en œuvre par des « déserteurs » de l’armée française avaient eu des effets désastreux sur l’ALN des frontières et avaient profité à l’armée coloniale à tous les points de vue.
30 Au cours de cette première phase, les « déserteurs » de l’armée française avaient compris qu’ils ne pouvaient arriver à leurs fins par leurs propres moyens. C’est pourquoi, ils s’étaient d’abord appuyés sur Krim Belkacem, alors ministre des forces armées avant de servir par la suite le colonel Boumediène, (adversaire de Krim) et ce dès sa nomination comme chef d’état-major de l’ALN en 1960.

Au cours de cette période, les ex-officiers de l’armée française s’étaient appuyés sur Krim en tant que ministre des Forces armées pour s’imposer et réaliser la première phase de leur plan à long terme de prise du pouvoir. Mais Krim avait sa propre stratégie. Compte tenu de la crise au sommet, Krim Belkacem pensait précisément utiliser ces « déserteurs » de l’armée française pour renfoncer sa position au sein du GPRA et mettre fin à la direction collégiale et au triumvirat. Cette course au leadership a entraîné des réactions au sommet de la hiérarchie politico-militaire. Les luttes intestines s’étaient aiguisées. L’aggravation de la crise au sommet s’est traduite en fin de compte par une réorganisation de l’ALN en 1960 plutôt défavorable à Krim.

2.2. Réorganisation de l’ALN et luttes intestines au sommet

La crise politique au sommet au cours de la période 1959 – 1960 a des origines lointaines. Sans remonter au déclenchement de la Révolution en 1954, le Congrès de la Soummam constitue un tournant important dans l’évolution du cours des événements qui ont marqué par la suite le FLN et l’ALN au sommet.

2.2.1. Le contexte politique : les luttes au sommet

Krim Belkacem n’a cessé de conforter son rôle prépondérant au sein de l’ALN depuis le Congrès de la Soummam en 1956 où il a bénéficié du concours précieux de Abbane Ramdane. En effet, c’est Abbane avec le soutien de Ben Youssef Ben Khedda qui a été l’artisan de ce Congrès et l’architecte de la plate-forme de la Soummam. Le tandem Krim-Abbane a bien fonctionné jusqu’à 1957, à la veille de la session du CNRA tenue en août 1957. C’est alors que Krim abat ses cartes et œuvre pour devenir le numéro 1 de la Révolution. Il pense que l’élimination physique de Abbane Ramdane en décembre 1957 à laquelle il a été associé lui faciliterait ses visées31.

31 Au cours d’un entretien, Lakhdar Bentobbal, grave, solennel et soucieux, m’a affirmé (lorsque la mort de Abbane Ramdane, « officiellement » tombé au champ d’honneur, a été rendue publique) qu’un accord était intervenu entre lui, Krim et Boussouf pour mettre Abbane Ramdane aux arrêts en lieu sûr au Maroc. Mais, ce sont Boussouf et Krim qui ont pris la responsabilité de sa liquidation physique. Selon Bentobbal, le principal grief retenu contre Abbane résidait dans le fait qu’il voulait être le chef de la Révolution sans partage. 

Certes, la réunion du CNRA d’août 1957 a consacré le principe de la primauté de l’ALN, contrairement au Congrès de la Sommam qui avait adopté le principe de la primauté du politique sur le militaire et celui de l’intérieur sur l’extérieur. Désormais, ce sont les responsables militaires, notamment Krim, Boussouf et Bentobbal qui vont diriger l’ALN et le FLN de l’extérieur au nom de l’historicité et du ressourcement. Après la disparition de Abbane Ramdane, le triumvirat fonctionne plus ou moins bien.
Lors de la création du GPRA en septembre 1958, Krim n’avait pas réussi à en obtenir la présidence qui échouait à Ferhat Abbas et devait se contenter du poste de vice-président, ministre des Forces armées en attendant.

En 1959, le GPRA est en crise. En juillet, le triumvirat KrimBoussouf-Bentobbal convoque la réunion des colonels pour arbitrer les différends internes32. Au cours de la réunion marathon des 10 colonels, l’autorité de Krim a été affaiblie par ses deux collègues Boussouf et Bentobbal. Ceux-ci s’appuyaient sur les colonels qu’ils ont cooptés et qui leur sont fidèles à savoir Houari Boumediène, Ali Kafi et Lotfi (de son vrai nom Dghine Benali) pour contrer les visées hégémoniques de Krim qui dispose quant à lui du soutien de colonels cooptés par lui comme Said Mohammedi, Said Yazourène et Slimane Dhilès.
Soutenue par Krim, la participation du commandant Idir à cette réunion des colonels s’est heurtée à l’opposition de Boussouf et Bentobbal.
Jalonnée par des manœuvres de toutes sortes et par des interruptions, caractéristiques d’une crise profonde, « la réunion des 10 colonels » a duré près de quatre mois.

32 Connue sous le nom de « réunion des 10 colonels », cette réunion a regroupé outre le triumvirat, les chefs d’état-major Est et Ouest respectivement Mohammedi Said et Houari Boumediene, ainsi que les 5 chefs de wilaya à savoir Hadj Lakhdar pour la wilaya I, Ali Kafi pour la wilaya II, Said Yazourène pour la wilaya III, Slimane Dhilès pour la wilaya IV et Lotfi pour la wilaya V. 

Embarrassé par les positions hostiles de Boumediène, Kafi et Lotfi, Krim décide de procéder à leur arrestation avec le concours des « déserteurs » de l’armée française : Moloud Idir, Ahmed Bencherif, Mohamed Zerguini, Abdekader Chabou et Slimane Hoffmann.
C’est le lieutenant maquisard Yazid Benyezzar qui informe Bentobbal du plan secret de Krim33. La nouvelle du complot a fini par mettre le feu aux poudres et a poussé les officiers de l’ALN, responsables des unités stationnées aux frontières Est, à redoubler de vigilance.
L’évolution de la situation sur le terrain devient défavorable à Krim et aux « déserteurs » de l’armée française. Ceci conjugué aux pressions de Boussouf et Bentobbal amène Krim à abandonner son projet pour l’immédiat.

Les 10 colonels reprennent leurs travaux et finissent par s’entendre sur le remaniement du CNRA où les militaires font leur entrée en force. Mais les candidatures des « déserteurs » de l’armée française proposées par Krim ont été rejetées avec force notamment par Bentobbal ainsi que les colonels Boumediène, Kafi et Lotfi, à l’exception de Bencherif qui avait au préalable rejoint l’ALN avant de partir pour la Tunisie où il a été désigné en 1959 commandant des frontières par Krim, alors ministre des Forces armées.
Le forcing entrepris par ces « déserteurs » pour faire partie de l’instance politique la plus élevée de la Révolution, sans avoir fait leur preuve sur le terrain, et ce une année ou deux seulement après avoir « rejoint » le FLN à Tunis illustre bien leur objectif de noyauter et de dominer au plus haut niveau les institutions de la Révolution et celles du futur Etat indépendant et confirme les déclarations de Slimane Hoffmann lors de la fameuse réunion avec les officiers maquisards sortis des Académies militaires arabes que nous avons évoquée plus haut.
Cette lutte au sommet a permis aux « déserteurs » de l’armée française de s’infiltrer à ce haut niveau en offrant leur service et leur « expérience militaire » au ministre des Forces armées de l’époque.

33 Yazid Benyezzar m’a mis au courant de cette affaire juste après avoir fait échouer le plan de Krim. 

Le nouveau CNRA désigné se réunit à Tripoli en décembre 1959. Mais avant de partir pour Tripoli et en raison du climat ten-du aux frontières Est, le commandant Ali Mendjeli laisse aux officiers le la Wilya II et à leurs unités stationnées aux frontières des consignes de vigilance et de répondre en cas de provocation de la part du commandement des frontières, dont l’intérim était assuré par le lieutenant Madani, adjoint de Ahmed Bencherif fidèle à Krim.
Pour renforcer la position de Krim au CNRA, Madani projetait de procéder à l’arrestation d’officiers de la wilaya II. Mais prévenu, Yazid Benyezzar, fidèle à Bentobbal et à Ali Mendjeli, prend les devants et arrête Madani et le transfère aussitôt à Ouchtata non loin du poste de commandement du 2ème bataillon de Abderrahmane Bensalem où il est gardé par les maquisards de la wilaya II34. En même temps, Benyezzar neutralise les deux autres membres du commandement des frontières, Saïd Abid et Moussa Hassani, en les menaçant d’arrestation.

Le CNRA apprend la nouvelle de l’arrestation des partisans de Krim par des officiers de la wilaya II. Impuissant sur le terrain et affaibli au CNRA, Krim voit s’éloigner les perspectives de prise en main de l’ALN et voit s’éclipser son rêve de devenir le chef suprême de la Révolution.
Parmi les décisions prises par le CNRA relative à notre objet ci-tons :

• Le remaniement du GPRA où Krim est le principal perdant. Il perd le ministère des Forces armées et devient ministre des Affaires étrangères.

• Le ministère des Forces armées est remplacé par le comité interministériel de la guerre (CIG) dirigé collégialement par Krim, Boussouf et Bentobbal et dont le secrétariat est assuré par Hadj Azzout, un fidèle de Boussouf.

34 J’ai été témoin de cet événement et assisté à l’interrogatoire de Madani par Benyezzar. 

• La création d’un état-major général (E.M.G.) confié au colonel Boumediène, secondé par les commandants Ali Mendjeli, Ahmed Kaid et Rabah Zerrari dit Azzedine. Ce dernier ne re-joint pas l’EMG dont le poste de commandement s’établit à Ghardimaou, à la frontière algéro-tunisienne.
En acceptant la constitution d’un EMG dirigé par Boumediène, (connu pour sa fidélité à Boussouf), Boussouf et Bentobbal étaient loin de soupçonner qu’une nouvelle phase de la Révolution venait de s’ouvrir qui conduirait à leur propre élimination.

2.2.2. L’état-major général favorise l’ascension des « déserteurs »

L’état-major général (EMG) a été formé sur un fond de crise. La crise politique au sommet, au niveau du GPRA et du CNRA, est accompagnée d’un mouvement quasi général d’insubordination et de désordre au sein de l’ALN des frontières Est comme cela a été indiqué plus haut. Dans ce contexte, la création d’un EMG semblait venir à point nommé.
Mais la composition de l’EMG n’était pas homogène. Ali Mendjeli, révolutionnaire convaincu, chef politico-militaire, courageux, austère et exigeant pensait faire de l’ALN des frontières un contrepoids au GPRA et notamment au triumvirat Krim, Boussouf et Bentobbal pour préserver la Révolution des déviations qui la guettaient. D’autre part, il projetait de renforcer l’armée en moyens humains et matériels (armement moderne notamment) pour entre-prendre des actions militaires d’envergure contre l’armée française et soulager ainsi l’ALN de l’intérieur, plutôt mal équipée et coupée de l’extérieur par un double barrage électrifié le long des frontières : la ligne Morice et la ligne Challe.

Ali Mendjeli semblait avoir une démarche globale cohérente, politique et militaire pour « sauver la Révolution ». Ceci semblait être sa principale préoccupation. Il ne semblait avoir ni jeu personnel, ni stratégie de prise de pouvoir.
Boumediène par contre inscrivait son action à la tète de l’EMG dans le cadre d’une stratégie personnelle de prise de pouvoir dont les premiers signaux étaient perceptibles dès 1961. Calme, froid, fin calculateur, autoritaire et homme d’ordre, Boumediène, soutenu au

sein de l’EMG par Ahmed Kaid dit Slimane, devenait conscient de l’importance du rôle qu’il pourrait jouer dans l’avenir depuis la réunion des « 10 colonels » et celle du CNRA où le triumvirat a été affaibli par de nombreuses attaques dont notamment celles de Ali Mendjeli et de Ahmed Kaid.
Nommé chef d’état-major général, Boumediène prenait désormais son destin en main en s’éloignant petit à petit de Boussouf, son patron. En attendant, il s’agissait de réorganiser l’armée des frontières et d’en faire une force de frappe contre l’armée française et une force politique sur laquelle il s’appuierait après l’indépendance.

Dès son installation, l’EMG devenait un point de convergence de forces divergentes. L’EMG se voulait unificateur. D’une part, l’EMG s’appuyait sur les officiers maquisards. Ceux-ci redoutaient que ne se reproduise en Algérie le sort réservé aux maquisards tunisiens sacrifiés sur l’autel de l’indépendance par leur nouveau régime. Ces officiers de l’ALN n’avaient pas en effet confiance en le GPRA dont ils dénonçaient les déviations. Ils pensaient que leur liberté d’action devrait être préservée après l’indépendance pour assurer la continuité de la Révolution35. Nombreux étaient les djounouds et les cadres de l’ALN qui avaient peur que la Révolution soit détournée de son cours naturel, qu’ils seraient poursuivis et que les martyrs seraient trahis36. Conscient de l’importance de leur force et de leur représentativité, Boumediène répétait aux maquisards notamment juste après la création de l’EMG qu’il n’accepterait jamais que les moudjahidine algériens soient sacrifiés après l’indépendance comme en Tunisie37.

35 Le slogan de l’armée des frontières était à l’époque représenté par l’image du moudjahid portant le fusil en bandoulière et la pioche à la main, symbole de leur participation à la reconstruction de l’Algérie après l’indépendance.
36 Tout en remplissant leurs devoirs de résistants, en toute conscience, les moudjahidine évoquaient souvent entre eux le sort qui avait été réservé aux maquisards tunisiens et marocains qui avaient été chassés et poursuivis par les autorités de leur pays respectif après l’indépendance en 1956. Ils avaient peur de subir le même sort, après l’indépendance de l’Algérie, et d’être punis et mal payés en retour pour leur paricipation à la guerre de libération.
37 Boumediène avait tenu ces propos à un groupe d’officiers dont Abderrezak Bouhara et moi-même dans la cour du camp d’instruction de Oued Mellègue après une réunion qui avait regroupé les nouveaux membres de l’EMG et les commandants de bataillon. 

D’autre part, les membres de l’EMG voulaient récupérer les « déserteurs » de l’armée française qu’ils souhaitaient utiliser à leur profit pour la réalisation de leur projet de réorganisation et de modernisation de l’armée des frontières. L’EMG, et en particulier le colonel Boumediène, n’avait pas tenu compte des mises en garde des jeunes officiers nationalistes sortis des Académies militaires arabes38 et avait sous-estimé la capacité des « déserteurs » de l’armée française de mettre en œuvre un jour leur propre projet de mainmise sur l’armée. C’est dans ce contexte que les « déserteurs » se pressaient pour offrir leurs services à l’EMG. Ils y avaient intérêt. De cette manière, ils pensaient être blanchis et acquérir en même temps une légitimité qui leur faisait défaut. C’est ainsi que dès son installation, l’EMG décide de créer à son niveau un « bureau technique » dont il confie la responsabilité à des « déserteurs » tels que Mohamed Zerguini, Slimane Hoffmann et Mohamed Boutella qui avaient déjà eu des déboires avec les maquisards dont nous avons fait état plus haut. D’autres « déserteurs » comme Hamou Bouzada et Mostepha Cheloufi avaient été affectés au service de l’armement. D’autres comme le capitaine Benabdelmoumène, les lieutenants Bourenane et Larbi Belkheir s’étaient vus confirmer dans des postes de direction de centres d’instruction malgré les énormes problèmes qu’ils avaient eus avec les maquisards depuis leur affectation dans ces centres en 1959.

Le lieutenant Abdelkader Chabou qui avait la charge du camp « Zitoun » (les oliviers) près de Ghardimaou avait été promu membre du commandement de la zone nord en même temps que les officiers maquisards Chadli Bendjedid et Ben Ahmed Abdelghani. Nous verrons plus loin comment ces décisions d’affectation de « déserteurs » au plus haut de la hiérarchie de l’ALN prises en 1960 auront été fatales pour l’Algérie après l’indépendance, et notamment après le coup d’Etat de janvier 1992 qui avait plongé l’Algérie dans un bain de sang et dans une crise multidimensionnelle ramenant le pays 30 ans en arrière.

Après l’affectation des « déserteurs » à ces différents postes sensibles, l’EMG avait chargé les membres du « bureau technique », à savoir Zerguini, Hoffmann et Boutella auxquels ils m’avaient adjoint, de procéder à la réorganisation des unités de l’ALN en bataillons et à la formation de compagnies lourdes, l’équivalent des bataillons mais dotées d’armement lourd. Cette réorganisation obéissait à un organigramme préalablement approuvé par l’EMG.

38 Les plus actifs de ces officiers étaient (par ordre alphabétique) Abderrezak Bouhara, Abdelhamid Brahimi et Abdelaziz Kara. Nous avions mis en garde Boumediène, Mendjeli et Kaid du danger de confier des postes sensibles de responsabilité à des « déserteurs » de l’armée française. Mais en vain. 

Chaque bataillon (ou chaque compagnie lourde qui en est l’équivalent) est formé sur un site proche de son rayon d’action en présence de Boumediène et de Mendjeli39.
Les groupes, les sections et les compagnies ainsi que le commandement de chaque bataillon sont mis en place par l’affectation de djounouds, de sous-officiers et d’officiers nommément désignés à leur poste et dotés de leur arme appropriée. L’opération de mise en place d’un bataillon ou d’une compagnie lourde durait une jour-née entière. Les membres de l’EMG accompagnés de (par ordre alphabétique) Boutella, Brahimi, Hoffmann et Zerguini se déplaçaient ainsi le long des frontières pour réorganiser les unités de combat et les doter de leur armement approprié.

Les frontières Est sont divisées en deux zones : « la zone opérationnelle Nord » dont le commandement est confié à Abderrahmane Bensalem secondé par Mohamad Ben Ahmed Abdelghani, Chadli Bendjedid et Abdelkader Chabou. « La zone opérationnelle sud » a été confiée quant à elle à Salah Soufi avec deux adjoints Said Abid et Mohamed Alleg.
C’est dans la zone Nord qu’il y avait une forte concentration de troupes. Ceci est tout à fait compréhensible compte tenu de la topographie et de la nature du terrain. En effet, le Nord est plus montagneux, plus accidenté et plus boisé où les forêts sont denses contrairement au sud où le terrain est plutôt plat et où lorsque les montagnes existent, elles sont dénudées. A l’extrême sud c’est le désert. Le commandement des unités qui y opèrent est confié à Mahmoud Guennez, un maquisard.
La nature du terrain exige l’adaptation des unités de manière appropriée. Le soutien logistique et le ravitaillement des troupes

39 Une opération similaire s’opérait en même temps aux frontières Ouest sous la direction de Ahmed Kaid. 

était assuré par une structure spécialisée, appelée « le commandement des frontières » (CDF) dont le siège se trouvait au Kef.
D’une manière générale, la réorganisation de l’ALN aux frontières avait abouti au brassage des djounouds, sous-officiers et officiers, et à la formation d’unités sous un commandement unifié et centralisé. Ce qui avait été mis en œuvre c’était en fait le schéma conçu par les « déserteurs » de l’armée française et rejeté par les maquisards l’été 1959 parce qu’émanant du ministère des Forces armées avec des arrière-pensées politiques dans un climat de crise. En 1960, le contexte politique avait changé avec la suppression du ministère des Forces armées et la création de l’EMG dirigé par des officiers maquisards.

En effet, l’EMG avait mis tout son poids dans la balance pour unifier les troupes et mettre sur pied une armée moderne, bien entraînée et bien équipée en la préparant (nous ne l’avions compris que plus tard) pour ainsi dire à prendre le pouvoir après la proclamation de l’indépendance.
Il est clair que depuis la création du « bureau technique », les promotions des « déserteurs » de l’armée française se succédaient. Ainsi, Khaled Nezzar (devenu chef d’état-major en 1989, puis ministre de la Défense en 1990, et enfin membre du haut comité d’Etat après le coup d’Etat de janvier 1992 dont il était l’organisateur avec Larbi Belkheir), Abdelmalek Guenaizia (chef d’état-major au moment du coup d’Etat de 1992), Abbas Gheziel (commandant de la Gendarmerie entre 1988 et 1997), Salim Saadi (devenu ministre de l’Agricultue en 1979 et ministre de l’Intérieur dans le gouvernement des « éradicateurs » de Redha Malek entre 1993 et 1994), Habib Khalil (directeur central au ministère de la Défense entre 1962 et 1990) ainsi que d’autres « déserteurs » (dont la francophilie n’est pas évidente) s’étaient fait tous nommés en 1960 chefs de bataillons ou, ce qui est pareil, chefs de compagnies lourdes.
L’erreur alors commise par l’EMG reposait sur sa conviction que les « déserteurs » de l’armée française, dépourvus de légitimité historique et d’appui au sein de l’ALN, pouvaient être utilisés sans danger parce que confinés dans un rôle « technique » d’encadrement des troupes. L’EMG pensait que ces « déserteurs » pouvaient

contribuer à améliorer les performances de l’armée sur le terrain sans risque aucun pour la Révolution.
En fait, la formation de bataillons dont le commandement avait été confié aux « déserteurs » en présence de Boumediène, de Mendjeli, de Bensalem et de Bendjedid constituait non seulement une caution politique et morale à ces « déserteurs », mais leur conférait une légitimité qui leur faisait défaut. Désormais, ils bénéficiaient de la confiance de l’EMG et du commandement de la zone considérée.

Le rétablissement de l’ordre et de la discipline devait primer sur toute autre considération, estimait alors l’EMG. Les djounouds qui désertaient leurs unités pour un certain temps puis revenaient ainsi que les homosexuels étaient condamnés à mort et exécutés. Par ailleurs, l’EMG introduisit une grande rigueur dans la gestion des finances et de l’approvisionnement de l’armée.
La promotion des « déserteurs » de l’armée française par l’EMG au début de 1960 constituait un jalon important dans leur stratégie de prise de pouvoir après l’indépendance. Pour l’heure, il s’agissait pour eux de renforcer la confiance placée en eux par l’EMG et de consolider leur position au fil des années.
La crise qui avait éclaté entre l’EMG et le GPRA dès le début de l’année 1961 renforçait la conviction de l’EMG que l’unification et la centralisation du commandement de l’armée qui opérait aux frontières constituaient des atouts importants à son profit. Pour cela, l’état-major général devait compter sur tous les commandants de bataillons et de compagnies lourdes, y compris bien entendu les « déserteurs » de l’armée française qui voyaient ainsi leur autorité confirmée et leur « légitimité révolutionnaire » admise une fois pour toutes.

2.2.3. Crise entre l’état-major général et le GPRA

La réorganisation de l’ALN aux frontières par l’EMG avait eu, incontestablement, un impact globalement positif sur le moral des troupes et sur leur combativité. L’ordre et la discipline ont été restaurés. On a amélioré l’état de l’armement ainsi que l’approvisionnement des unités combattantes. On a introduit davantage de ri

gueur dans la gestion matérielle et financière des zones opérationnelles et des bataillons. Les attaques se multipliaient contre la ligne Challe électrifiée et contre les troupes françaises chargées de sa protection. Les informations sur les pertes humaines et matérielles de l’armée française parvenaient quotidiennement à l’EMG et aux zones opérationnelles Nord et Sud grâce au système d’écoute établi par leurs services de transmission respectifs. Ces informations étaient par la suite répercutées sur les chefs d’unités qui avaient organisé les attaques en question. Les résultats étaient encourageants. Les actions de harcèlement de l’armée française se multipliaient. Aux attaques entreprises sur l’initiative de chaque commandant de bataillon, s’ajoutaient des actions d’envergure décidées par l’EMG ou par le commandement de la zone opérationnelle considérée et qui nécessitaient l’engagement simultané de plusieurs bataillons soutenus par des compagnies lourdes dotées d’armes lourdes de longue portée. Ces succès militaires enregistrés par les unités de l’ALN stationnées aux frontières étaient reconnus par les autorités françaises comme en témoigne un rapport officiel destiné au Sénat français. « Avant 1960, la haie électrique et les obstacles sans profondeur suffisaient contre l’adversaire du moment, qui tentait seulement des franchissements isolés ou par petits groupes. A partir de l’automne 1960, par suite des moyens mis en œuvre par les rebelles, les procédés de détection se sont révélés moins précis. Les attaques contre les engins blindés chargés de la surveillance et de l’intervention ont été menées avec des matériels plus puissants et sont devenues plus efficaces »40.

Aux frontières algéro-tunisiennes, les effectifs de l’ALN avaient atteint 16 000 hommes, organisés en 23 bataillons et 5 compagnies lourdes renforcés en 1961 par des groupes autonomes dotés de canon 87 mm de longue portée et de mortier 120 mm. Aux frontières algéro-marocaines, les effectifs de l’ALN ne dépassaient pas 8000 hommes à la veille de l’indépendance. Aux unités de combat s’ajoutaient d’autres structures telles que le commandement des frontières (CDF) (intendance, action sociale), le commissariat politique (dont le siège était situé au quartier général de l’EMG), les centres d’instruction militaire, les transmissions, la Sécurité militaire, etc.

40 Rapport au Sénat, 13 octobre 1961 cité par Mohamed Harbi, Le FLN, mirage et réalités, page 265 (Paris: Jeune Afrique, 1980). 

En même temps qu’il consolidait la force dont il disposait aux frontières, l’EMG entendait étendre son autorité aux wilayate de l’intérieur. Là, il s’était heurté au refus du comité interministériel de la guerre (CIG). Forts de leur autorité au sein du GPRA et sur les wilayate (dont les chefs cooptés avaient été désignés par eux), Krim, Boussouf et Bentobbal pensaient limiter la compétence et le commandement de l’EMG aux seules troupes stationnées à l’extérieur. Le conflit s’aiguisait à ce propos entre le CIG et l’EMG au fil des mois. Le CIG entendait rester maître de la situation tant dans le domaine politique où il disposait de l’appui du GPRA que dans le domaine militaire où Krim, Boussouf et Bentobbal continuaient de contrôler la plupart des wilayate.

Le ton montait entre les deux instances, chacun restant sur ses positions. C’est ainsi que le CIG mit l’EMG au pied du mur en lui ordonnant de rentrer en Algérie avant la fin du mois de mars 1961. L’EMG se trouvait dans une situation contradictoire où, d’une part, il voyait son autorité limitée à l’ALN de l’extérieur à l’exclusion des wilayate et où, d’autre part, il recevait l’ultimatum pour rejoindre le maquis et de diriger l’ALN de l’intérieur du pays. Le piège semblait trop gros pour l’EMG. C’est alors que le bras de fer s’engagea entre les deux instances. L’EMG confirma le maintien de son quartier général à Ghardimaou, aux frontières algérotunisiennes. La course au pouvoir était désormais ouverte entre les membres de l’état-major général et le triumvirat Krim, Boussouf et Bentobbal. Les désaccords entre l’EMG et le CIG se succédaient et concernaient notamment l’augmentation du potentiel militaire de l’ALN à l’intérieur et aux frontières, l’approvisionnement en armement, le volume des contributions financières destinées à l’ALN, les modalités de distribution de l’aide internationale destinée aux réfugiés algériens qui se trouvaient dans les régions frontalières etc. En un mot, les différends entre les deux instances portaient tant sur l’approche que sur les modalités de mise en œuvre des décisions du CNRA relatives au renforcement de l’ALN et de la Révolution.

C’est dans ce contexte qu’intervint un incident qui allait cristalliser les antagonismes en faisant monter la tension des relations entre l’EMG et le GPRA. En effet, en juin 1961, l’ALN abattit un avion français au-dessus du centre d’instruction de Oued Mellègue où il opérait une mission de reconnaissance et a fait prisonnier son pilote. Le GPRA ordonna à l’EMG de remettre le pilote arrêté aux autorités tunisiennes. L’EMG refusa d’obtempérer et essaya de gagner du temps en répondant que le pilote était mort. Le gouvernement tunisien soutenu par le GPRA menaça d’intervenir militairement contre l’ALN si le pilote ne leur était pas remis mort ou vivant. Devant l’insistance du CIG, Boumediène (qui gardait encore prudemment à ce moment là de bons rapports avec Boussouf, son ancien patron) prit seul la décision de remettre le pilote prisonnier sans avoir consulté ses collègues les commandants Mendjeli et Kaid. Ces deux derniers avaient demandé à Boumediène des explications sur son geste. Cet incident mit au grand jour la différence d’approche au sein de l’EMG. D’un coté, Boumediène, prudent, calme et fin calculateur, voulait éviter un affrontement avec le GPRA et ménageait Boussouf et Bentobbal. De l’autre côté, Ali Mendjeli et Kaid Ahmed, bien que de caractères différents, avaient un tempérament ardent, combatif et fougueux et ne craignaient pas la confrontation avec le GPRA.

C’est ainsi qu’une campagne contre le GPRA avait été lancée par l’EMG dans deux directions. D’abord au niveau de l’armée. Le commandement des deux zones opérationnelles Nord et Sud ainsi que tous les chefs de bataillon étaient informés de l’ampleur de la crise entre l’EMG et le GPRA. Celui-ci était accusé d’avoir porté atteinte au moral de l’armée en l’humiliant. Le GPRA avait été également dénoncé pour avoir marqué sa déférence au gouvernement tunisien dans l’affaire du pilote français tout en s’éloignant d’une manière générale de la Révolution par son comportement et son embourgeoisement. L’EMG avait réussi à mobiliser les responsables de l’armée des frontières dans un élan de solidarité et d’unité contre les visées jugées déviationnistes du GPRA.

D’autre part, une campagne de même nature avait été menée dans les milieux des réfugiés algériens pour saper l’autorité du GPRA.
La crise entre les deux instances s’aggravait au fil des jours et des semaines. En juillet 1961, l’EMG provoqua une réunion en son siège à Ghardimaou où avaient été invités les membres des zones opérationnelles Nord et Sud ainsi que tous les commandants de bataillon et de compagnie lourde. Au cours de cette réunion solennelle, après avoir procédé à une analyse de la situation et évoqué la nature de la crise qui opposait le GPRA à l’ALN, les membres de l’EMG avaient informé les chefs de l’armée des frontières de leur décision de remettre leur démission au GPRA en les invitant à rester unis et vigilants en leur absence. Tout le monde avait compris qu’il s’agissait d’une manœuvre plutôt que d’une démission effective. C’est précisément parce qu’il savait qu’il disposait du soutien indéfectible des commandants de bataillon que l’EMG pouvait se permettre d’opérer une telle manœuvre apparemment risquée pour infléchir la position du GPRA et s’imposer comme interlocuteur incontournable.

On avait noté au cours de cette réunion que Boumediène, portant des lunettes noires dans une salle plutôt sombre, s’était contenté d’ouvrir la séance en prononçant quelques mots sur un ton particulièrement grave avant de passer la parole à Mendjeli41. Celui-ci, dans un long discours fougueux, dénonçait les agissements du GPRA jugés contraires aux intérêts supérieurs de la Révolution en s’appuyant sur des arguments précis et selon un enchaînement logique pour illustrer la volonté du GPRA d’affaiblir l’ALN et sa direction.
Dans un langage direct, clair et pathétique, Ali Mendjeli visait la mobilisation sans faille de tous les chefs militaires autour de l’EMG après leur démission. Avant de se retirer, les membres de l’EMG avaient pris le soin de désigner un comité intérimaire de trois membres présidé par Abderrahmane Bensalem, commandant de la zone opérationnelle Nord.

Depuis lors, les relations entre Boumediène et Mendjeli devenaient tendues. Mais tous deux avaient réussi à éviter un conflit ouvert. Seuls quelques intimes étaient au courant de leur divergence. Ali Mendjeli paiera cher plus tard ses prises de position. En effet, Boumediène s’en débarrassera au lendemain de l’indépendance, alors qu’il était membre de l’EMG, en le proposant à son insu comme candidat à l’Assemlée Constituante au Bureau Politique du FLN, chargé de préparer les élections législatives de septembre 1962. C’est ainsi que Ali Mendjeli s’était trouvé député malgré lui.

41 Ali Mendjeli me confiera plus tard que les discussions entre les membres de l’EMG, avant la réunion avec les chefs de bataillon, avaient été houleuses. Ils ne partageaient pas les mêmes vues sur le conflit qui les opposait au CIG. Cette divergence créait entre eux un point de désaccord. Les pressions de Mendjeli, révolutionnaire convaincu, rigoureux et austère, et celles de Kaid, fougueux et impétueux, exercées sur Boumediène avaient été telles que ce dernier en avait pleuré. 

En fait, le principal instigateur des prises de position révolutionnaires de l’EMG contre le CIG et le GPRA était sans conteste Ali Mendjeli, soutenu par Kaid Ahmed. Plutôt froid et calculateur, Boumediène avançait avec beaucoup de prudence. Tout en soutenant tacitement les attaques virulentes de Mendjeli et de Kaid contre le CIG et le GPRA, Boumediène prenait le soin de ne concentrer ses attaques que contre Krim et préservait ses bonnes relations notamment avec Boussouf, son patron, dont il ne s’éloignera qu’en 1962, lorsque la rupture entre l’EMG et le GPRA sera consommée et que l’ALN des frontières s’installera réellement au pouvoir.

2.2.4. Désaccord entre l’EMG et le GPRA sur les négociations avec la France et sur les accords d’Evian

2.2.4.1. Le contexte des négociations avec la France

Il convient de rappeler qu’avant les négociations amorcées avec le FLN en juin 1960 à Melun, la France avait renforcé considérablement son potentiel militaire en Algérie depuis 1958 et mis tout en œuvre pour « anéantir » l’ALN. Mais, après une guerre farouche et sans merci menée notamment depuis son arrivée au pouvoir, le général De Gaulle se rendait finalement compte, en 1960, que malgré sa supériorité militaire et sa puissance de feu infernal l’armée française ne pouvait remporter une victoire militaire sur l’ALN. De Gaulle voulait sans doute essayer l’option militaire jusqu’au bout pour montrer aux généraux qui l’avaient ramené au pouvoir les li-mites de leur politique extrémiste et colonialiste pour lui substituer une politique néocoloniale afin de préserver les intérêts à long terme de la France. Car cette guerre avait une dimension politique et éminemment populaire. En effet, si du côté français on se battait pour la survie du système colonial dans cette région du monde, du côté algérien on se battait pour arracher l’indépendance et la liberté et pour vivre dans la dignité et la justice.

Sur le plan international, le GPRA enregistrait des succès et bénéficiait du soutien diplomatique, politique, militaire et humanitaire (aide aux réfugiés algériens en Tunisie et au Maroc) des pays arabes, de nombreux pays non-alignés, de la Chine, de l’URSS et des pays de l’Europe de l’Est.
En outre, on assistait en France depuis 1957-1958 et notamment depuis 1960 à un vaste mouvement d’opposition à la guerre menée en Algérie et à l’organisation de réseaux de soutien au FLN. Les intellectuels catholiques puis les intellectuels de gauche essayaient à leur tour de mobiliser l’opinion publique française contre la guerre d’Algérie42.
C’est dans ce contexte qu’en 1960 le général De Gaulle admettait le principe de l’indépendance de l’Algérie. Toutefois, cette indépendance, le gouvernement français s’efforcera de la miner en substituant au système colonial qui prévalait alors un système de type néocolonial comme nous le verrons plus loin.

2.2.4.2. Les points essentiels de divergence entre l’EMG et le GPRA sur les accords d’Evian

Le général De Gaulle avait alors tenté de renforcer en Algérie la « troisième force » que différents gouvernements français ont encouragée avant lui. Il s’agissait d’un mouvement politique destiné à diriger le pays en marginalisant le FLN. Cette « troisième force » (sur laquelle nous reviendrons plus bas avec plus de précisions) devait être constituée d’Algériens proches de la France et hostiles au FLN et devait avoir pour tâche la mise en œuvre d’une politique « d’association entre l’Algérie et la France ».
Après avoir échoué de faire émerger organiquement la « troisième force » dans des délais assez brefs et dans un contexte interne et externe plutôt défavorable à la France, et après avoir renoncé à l’exigence de faire participer le MNA aux négociations, le gouvernement français décida finalement de reprendre les pourparlers avec le GPRA à Evian en mai 1961.

42 Il est curieux de noter à ce propos que c’est uniquement en juin 1999 que le Parlement français a reconnu le caractère de guerre à ce qu’ils appelaient jusque là « les événements d’Algérie ». 

La signature des accords d’Evian par le GPRA a été vivement critiquée par l’EMG parce qu’ils visaient, selon l’EMG, à établir en Algérie un système néocolonial après l’indépendance.
Les critiques de ces accords portaient en particulier sur les points suivants43 :

• Création d’une armée, appelée « force locale » avec 40 000 hommes encadrés par des officiers et sous-officiers algériens encore en service dans l’armée française en 1962 et par des officiers français servant au titre de la coopération technique.

• Le maintien sous le contrôle de l’armée française de la base de Mers el-Kébir pour une période de 15 ans ainsi que celle de Ain-Akker pour la poursuite des expériences nucléaires françaises.

• Le maintien de l’appareil administratif en place constitué de 80 000 fonctionnaires dont 65 600 Français et 14 400 Algériens qui avaient bénéficié de la promotion sociale depuis Lacoste (1956).

• Le maintien du libéralisme économique et le respect des intérêts et des privilèges de la France tels qu’ils existaient à l’indépendance. Le nouveau pouvoir algérien était tenu de poursuivre la mise en œuvre du Plan de Constantine conçu en 1959 dans une perspective coloniale.

• Le maintien de la prééminence de la langue française et la promotion de son développement au détriment de la langue arabe.

• Le respect des particularismes ethniques, linguistiques et religieux des Européens qui auront jusqu’à 1965 le choix entre la nationalité algérienne et la nationalité française.

• La mise en place d’un « Exécutif provisoire » chargé de gérer les affaires publiques pendant la période intérimaire, entre la date d’entrée en vigueur du cessez-le-feu en mars 1962 et celle de l’organisation du référendum d’autodétermination en juillet 196244.

43 Pour plus de précisions, cf. Mohamed Harbi, Le FLN, mirage et réalités, op. cit., pp. 293, 323.
44 L’éxécutif provisoire créé par les accords d’Evian est composé de 12 membres dont 5 désignés par le FLN, 4 autres Algériens non FLN et 3 Européens. Son Président est Abderrahmane Farès, représentant la « troisième force », imposé par Paris malgré l’opposition du GPRA. 

Au cours d’une réunion des commandants de bataillons et de compagnies lourdes organisée par l’EMG, le commandant Ali Mendjeli, membre de la délégation algérienne aux négociations d’Evian, parlait de capitulation et accusait le GPRA de vouloir liquider l’ALN. Il considérait que les concessions faites à la France sur le plan économique, militaire et culturel étaient inadmissibles parce qu’elles hypothéquaient lourdement l’indépendance et la minaient. L’EMG estimait que le GPRA avait trahi la Révolution non seulement parce qu’il avait accepté de telles concessions mais aussi parce qu’il voulait établir un régime bourgeois, de type capitaliste et pro-français, après la proclamation de l’indépendance.
L’évolution du conflit transformait les divergences entre l’EMG et le GPRA sur les accords d’Evian en confrontation. La lutte et la course pour le pouvoir venaient ainsi d’être ouvertes entre les deux instances après la réunion du CNRA convoquée en février 1962 pour approuver les accords d’Evian.
L’ALN, source de toute légitimité, devenait le principal enjeu. Là aussi deux conceptions s’opposaient. Pour le triumvirat Krim, Boussouf et Bentobbal, la légitimité du pouvoir reposait sur les wilayate dont ils avaient été les chefs (jusqu’à 1957, date à laquelle ils avaient gagné l’extérieur) et dont ils avaient désigné leurs successeurs. De plus, leur légitimité venait, estimaient-ils, de leur qualité de chefs historiques.

Pour les membres de l’EMG, ils se considéraient comme responsables ès qualité de l’ALN, y compris les wilayate. Ils disposaient en tout cas d’une force de frappe considérable à savoir l’ALN des frontières est et ouest dont les effectifs atteignaient 24 000 hommes en 1962. Mais les membres de l’EMG ne s’arrêtaient pas aux seules considérations militaires. Ils voulaient aller plus loin en s’engageant dans la compétition politique. Ils avaient tenté pour cela d’organiser une alliance avec Ben Bella, Boudiaf, Ait Ahmed, Khider et Bitat, alors en prison, pour compenser le manque de légitimité historique qui leur faisait défaut. L’EMG dépêcha, à cet effet, Abdelaziz Bouteflika au Château d’Aunoy pour exposer aux chefs historiques détenus, membres du GPRA et du CNRA, le point de vue de l’EMG sur la nature de la crise et sur les moyens de la résoudre. L’EMG proposait pour cela la création d’un Bureau Politique du FLN et l’élaboration d’un programme politique. Ben Bella, Khider et Bitat adoptaient la démarche de l’EMG. A l’inverse Boudiaf, allié de Krim, ainsi que Aït Ahmed la rejetaient45. C’était dans ce contexte que l’alliance entre Ben Bella et l’EMG s’opéra. Cette alliance permettait à Boumediène de disposer d’une couverture politique de poids pour triompher du GPRA et préparer les conditions de prise de pouvoir après la proclamation de l’indépendance.

Conscient de sa force militaire et de l’impact politique de son alliance avec Ben Bella, l’EMG se disait prêt à s’opposer après l’indépendance à la mise en œuvre des dispositions des accords d’Evian qui étaient en contradiction avec les principes de la Révolution. La crise politique déjà grave avait été compliquée par le fait que les dirigeants du FLN, membres du GPRA, de l’EMG, et du CNRA appartenaient à deux courants de pensée contradictoires.

Les uns, comme Ferhat Abbas (et ses amis de l’ex-UDMA), Benkhedda (et ses amis les centralistes), Krim, Boussouf et Bentobbal ainsi que d’autres chefs historiques étaient influencés par le mode de vie occidental caractérisé en particulier par la laïcité, l’individualisme et le libéralisme économique. L’appareil du FLN et du GPRA, contrôlé par le triumvirat, était entre les mains des francophones.
D’autres, comme Ben Bella, Khider ainsi que de nombreux membres du CNRA, les membres de l’EMG, Tahar Zebiri, (chef de la wilaya I), Salah Boubnider (chef de la wilaya II), Othmane (chef de la wilaya V) et Chabani (chef de la wilaya VI) considéraient que l’Algérie appartient plutôt au monde arabo-musulman et que la langue arabe devrait être la langue officielle de l’Algérie après l’indépendance. D’ailleurs, la langue arabe était utilisée comme langue de travail dans la wilaya I (Aurès Nememchas), la wilaya II (Nord Constantinois) et la wilaya VI (Sud algérien).
D’une manière générale, les maquisards d’origine paysanne ou citadine se considéraient comme des frères et comme des « moudjahidine » et assimilait la guerre de libération au « djihad ». Les maquisards qui tombaient au champ d’honneur étaient considérés des « chouhada ». Ce courant était majoritaire au sein de l’ALN et du peuple algérien.

45 Pour plus de détails sur cette question cf. M. Harbi, op. cit., pp. 295-297. 

Mais, l’appartenance à l’un ou l’autre courant n’avait pas empêché des alliances tactiques entre les tenants des deux courants de pensée.
C’était ainsi que, pour des raisons conjoncturelles et par calcul les « déserteurs » de l’armée française avaient joué à fond la carte de l’EMG (après avoir joué celle de Krim en 1959 qu’ils avaient vite abandonné dès que celui-ci avait perdu le ministère des Forces armées en janvier 1960), en mettant entre parenthèse leurs convictions politiques et culturelles pro-françaises46. L’obéissance à l’EMG permettait à ces «déserteurs» de se faire une légitimité et de s’affirmer tôt ou tard au sein de l’ALN. Leur « technicité », considérée à tort comme neutre par l’EMG, constituait pour eux la garantie de leur promotion et de leur succès à terme dans leur stratégie de contrôle de l’armée après l’indépendance en vue de la prise du pouvoir au moment opportun.

En choisissant le camp du plus fort dans une crise cruciale qui opposait l’EMG et le GPRA sur des questions idéologiques, politiques et culturelles, les « déserteurs » de l’armée française réussissaient à occulter leur attachement viscéral à la France en s’abritant derrière la ferveur et le langage révolutionnaires. Leur but de faire oublier leurs origines et leurs attaches et de devenir chefs de l’ALN à part entière avait été atteint au plus fort de la crise entre l’EMG et le GPRA. Le fait que les membres de l’EMG étaient essentiellement préoccupés par leur destin avait facilité leur intégration dans l’armée de libération nationale. Ainsi donc s’acheva pour eux la phase de l’infiltration de l’ALN. Restait la prise du pouvoir. Celle-ci ne pouvait se concevoir qu’en s’abritant derrière Boumediène en attendant…

Comme la nouvelle stratégie néocoloniale de la France repose sur un projet global, le gouvernement français ne s’est pas limité à organiser l’infiltration de l’ALN au plus haut niveau par des « déserteurs » de l’armée française (futurs chefs de l’armée algérienne) et à mettre sur pied une « force locale » (noyau de la future armée algérienne). Les autorités françaises se sont également attelées à « algérianiser » à leur manière l’administration coloniale et à organiser la dépendance économique de l’Algérie pour assurer la pérennité de la présence française après l’indépendance.

46 Il convient de rappeler, dans ce contexte, que parmi les « déserteurs » de l’armée française qui avaient rejoint le FLN en Tunisie entre 1958 et 1959, il y avait des patriotes sincères qui avaient contribué de bonne foi à la guerre de libération. Par contre, certains d’entre eux comme par exemple Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Mohamed Lamari, Mohamed Mediene alias Toufik, Mohamed Touati et Smail Lamari étaient et restent à ce jour des militants ardents de la francophonie et des défenseurs de la culture française en Algérie. Il convient de préciser que Mohamed Mediene et Smail Lamari n’avaient pas fait l’armée française, mais font partie du clan des « déserteurs » par affinité culturelle et politique.

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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Une réponse à “AUX ORIGINES DE LA TRAGEDIE ALGERIENNE (1958-2000) Témoignage sur hizb França”

  1. Artisans de l'ombre Dit :

    3. L’Organisation de la dépendance dans l’administration et dans l’économie

    Après avoir examiné plus haut comment la France a miné l’armée algérienne avant même sa création et longtemps avant la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, nous allons voir dans ce chapitre comment le gouvernement français a organisé la dépendance de l’Algérie à l’égard de la France dans les domaines non moins stratégiques de l’administration et de l’économie.

    3.1. « L’algérianisation » de l’administration coloniale

    Entre 1958 et 1961, la France s’est lancée dans l’organisation de l’administration algérienne sur le triple plan national, préfectoral et communal en affectant parcimonieusement dans ses rouages des « Français-Musulmans » acquis à sa cause et promus à des tâches de conception et de décision aux côtés des Français pour garantir la pérennité de sa présence en Algérie.
    Mais, avant d’examiner comment l’administration coloniale a été adaptée comme appareil au service de « la troisième force » dans le cadre du projet français de « l’Algérie algérienne », il convient de rappeler très brièvement le contexte dans lequel des « réformes » ont été opérées pour sauvegarder les intérêts stratégiques de la France dans l’Algérie indépendante.

    3.1.1. Rappel historique

    Jusqu’au déclenchement de la guerre de libération, l’administration algérienne était évidemment de type colonial. Son accès aux Algériens, très restreint par ailleurs, se limitait aux tâches subalternes et d’exécution. Les fonctions de conception et de décision étaient strictement réservées aux Européens. Le mode d’administration consistait non pas à être au service des administrés, mais plutôt à surveiller les populations indigènes, à établir des rapports avec les tribus, à recueillir des renseignements de toutes sortes en vue de les contrôler et d’assurer la domination française dans toutes les régions du pays.

    Les élections, lorsqu’elles ont lieu, ne reflétaient nullement le libre choix de la population. La période coloniale est caractérisée par la confiscation de la volonté populaire par l’administration. Les élus locaux ou nationaux, à l’exception des nationalistes, sont considérés comme des « béni-oui-oui », des serviteurs dociles et dévoués de l’administration au cours de la période coloniale. Jus-qu’à 1956, le quadrillage de l’Algérie a été assuré par des communes de plein exercice et des communes mixtes. Les communes de plein exercice sont créées dans des régions à forte population européenne sans que celle-ci soit nécessairement majoritaire. Leur nombre a atteint 325. Elles fonctionnent comme des conseils municipaux puisque leurs membres sont « élus ». Le mode d’élection ainsi que les pratiques frauduleuses de l’administration devenues légendaires correspondent plutôt à la désignation des « élus » par l’administration.

    Quant aux communes mixtes dont le nombre atteint 84 en 1956, elles sont créées dans le reste du pays où la population musulmane est très importante, et sont gérées non par un conseil municipal « élu » mais par un administrateur civil. Placé sous la tutelle du sous-préfet, l’administrateur civil dispose de pouvoirs très étendus. Ses décisions sont irrévocables et sans appel. Il désigne les caïds chargés d’encadrer la population. Le rôle du caïd est « d’assurer dans son douar des fonctions de commissaire rural qui consistent essentiellement à la fois à informer, à surveiller et à prévoir », comme le note la circulaire du Secrétaire Général du Gouvernement adressée aux préfets après le 1er novembre 195447. Le rôle néfaste des caïds dans la gestion des affaires « indigènes » a toujours été rebuté par les populations. Celles-ci, sujettes à des corvées de toutes sortes, ont constamment été victimes de pratiques caïdales illicites, injustes et oppressives. La corruption et l’enrichissement sans cause sur le dos des administrés sont les principales caractéristiques de la cupidité des caïds. A la veille de l’indépendance, il y avait autour de 1300 caïds.

    47 Circulaire citée par M. Hamoumou, op. cit., p. 108.

    Au total, on constate que, jusqu’au début de la guerre de libération, l’Algérie était administrée de manière bancale. D’une part, l’Algérie utile disposait de 325 communes de plein exercice pour s’occuper de la population européenne estimée alors à un million d’habitants. D’autre part, l’autre Algérie peuplée de 9 millions d’Algériens, appelés « Français-Musulmans », était sous-administrée avec 84 communes mixtes livrées d’ailleurs à l’autoritarisme de l’administration coloniale et à la tyrannie des caïds.

    En novembre 1954, alors que la population musulmane était 9 fois plus nombreuse que la population européenne, les Musulmans ne représentaient dans la fonction publique que 29% des fonctionnaires le plus souvent dans les catégories les plus basses de l’échelle. A titre d’exemple, « sur les 2500 fonctionnaires du Gouvernement Général, on ne dénombre que 183 Musulmans placés surtout dans les petits emplois », représentant à peine 7% de l’ensemble des effectifs48.
    Dans les professions libérales, les Algériens musulmans n’étaient pas légion. En 1954, on comptait 161 avocats, 152 avoués, 41 notaires, 104 médecins, 17 dentistes, 5 architectes, 28 ingénieurs et 185 professeurs d’enseignement secondaire. C’est dans ce contexte et à la suite des développements politiques résultant des progrès enregistrés par le FLN sur le terrain que des « réformes », ou plus exactement des mesures ont été envisagées par l’administration coloniale, entre 1955 et 1957, pour soustraire la population algérienne à l’influence du FLN grâce à la promotion sociale des « Français-Musulmans » et entreprendre, depuis 1959, « l’algérianisation » progressive de l’administration coloniale pour la léguer à « l’Algérie algérienne » où « la troisième force » est appelée à jouer un rôle essentiel après l’indépendance de l’Algérie.

    3.1.2. La promotion sociale des « Français-Musulmans »

    Les différentes mesures tendant à encourager la promotion sociale des « Français-Musulmans » en Algérie dans divers secteur d’activité, y compris dans l’administration, ont été arrêtées à Paris entre 1955 et 1959-60. Cela s’est fait par tâtonnements successifs couvrant grosso modo deux périodes en fonction des objectifs visés.

    48 Claude Collot, Les institutions algériennes de l’Algérie durant la période coloniale (Paris: CNRS, 1987), cité par Si Othmane, op. cit., p. 165.

    3.1.2.1. Période 1955-1958
    Les mesures relatives à la promotion sociale prises au cours de cette période visaient notamment à couper les Algériens en général, et les jeunes en particulier de la Révolution. Occultant l’idéal nationaliste, le raisonnement des autorités coloniales en Algérie se présentait, après novembre 1954, comme suit : le problème de l’Algérie n’est pas politique mais essentiellement économique et social. C’est le chômage qui est à l’origine de l’insurrection. C’est pourquoi, les autorités françaises décrètent que la lutte contre le chômage sera prioritaire pour éviter que des pauvres grossissent les rangs des « hors-la-loi ». La relance des investissements et la promotion sociale des « Français-Musulmans » permettraient ainsi d’isoler le FLN du peuple et de l’écraser militairement par la suite.
    C’est dans ce cadre que « le 5 janvier 1955 […] François Mitterand, alors ministre de l’Intérieur, présente au Conseil des ministres un vaste programme de réformes. Dans l’immédiat, on relève la création d’une école d’administration destinée à favoriser l’accès des Musulmans aux postes de responsabilité de la fonction publique » pour garantir le maintien de l’Algérie française49.

    Cependant, l’accession des Algériens musulmans à la fonction publique connue sous le vocable de « promotion Soustelle » et promotion Lacoste » (du nom des deux Gouverneurs qui se sont succédés en Algérie au cours de cette période) a été conçue sur une base sélective de recrutement pour des raisons liées notamment à la politique du « dernier quart d’heure ».
    L’accroissement de l’emploi entre 1955 et 1958 non seulement dans l’administration mais également dans les activités non agricoles (commerce, industrie, bâtiment et travaux publics) résultant des mesures de promotion sociale s’inscrivaient dans la démarche volontariste du gouvernement français de maintenir l’Algérie dans son statut colonial.

    49 Bernard Droz et Evelyne Lever, Histoire de la guerre d’Algérie 1954-1962 (Paris: Seuil, 1982), cités par Si Othmane, op. cit., p. 166.

    3.1.2.2. Période 1959-1961
    Après le discours sur l’autodétermination du général De Gaulle en septembre 1959 et en particulier après les manifestations populaires d’Alger en décembre 1960 qui, entre autres, ont sonné le glas de « l’Algérie française », le gouvernement français a mis en œuvre une politique économique et sociale tendant à promouvoir l’emploi dans les secteurs d’activité économique et dans l’administration pour permettre l’émergence d’une « troisième force ». Pour contrecarrer le FLN Paris compte confier à cette « troisième force » la destinée de l’Algérie indépendante, pour rendre ses liens multiformes avec la France indéfectibles.

    En un mot, il s’agissait de former et de promouvoir « le plus grand nombre possible de cadres musulmans qui avaient choisi, sinon la France, du moins une orientation définitivement française »50. C’est pourquoi la France a renforcé les structures de préformation, de formation professionnelle, d’enseignement technique et de formation accélérée pour former un plus grand nombre de jeunes Musulmans. C’est ainsi qu’ont été créés, entre autres, des centres de formation de la jeunesse d’Algérie (CFJA) chargés d’assurer une préformation professionnelle. En 1959, on pouvait noter la création de 110 centres de formation de jeunes, 109 foyers de jeunes et 720 foyers sportifs sous la tutelle des SAS. Entre 1959 et 1961, 100 000 jeunes Algériens musulmans y ont été formés51.
    Mais, parallèlement à cet effort de petite formation tous azimuts, la France a renforcé en même temps la formation des élites, de niveau supérieur, pour fournir des cadres qui seraient en mesure non seulement de prendre en charge les objectifs du Plan de Constantine52 fixés par le gouvernement français, mais aussi de gouverner l’Algérie de demain.

    50 Jean Daniel, De Gaulle et l’Algérie (Paris: Seuil, 1986), cité par Si Othmane, op. cit., p.
    173.
    51 Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie : des soldats sacrifiés (Paris: L’Harmattan, 1995), cité par Si Othmane, op. cit., p. 170.
    52 Le Plan de Constantine, annoncé par De Gaulle lui-même, a été conçu comme une pièce maîtresse de l’édifice de « l’Algérie algérienne » dont le double objectif est de promouvoir les activités économiques et l’emploi et de renforcer les liens de dépendance économiques de l’Algérie à l’égard de la France. Nous y reviendrons un peu plus loin lorsque nous aborderons les questions économiques.
    L’effort de formation et de promotion sociale entrepris entre novembre 1954 et 1961 en Algérie par la France concerne aussi bien les Européens que les « Français-Musulmans ». La mise en œuvre de l’ensemble des mesures prises à cet effet s’est traduite par un accroissement de l’emploi non agricole au cours de cette période. En effet, entre 1954 et 1960 la population active non agricole a augmenté de 361 800 dont un accroissement de 224 100 postes de travail pour les « Français-Musulmans ». Le nombre des travailleurs européens a augmenté quant à lui de 117 700 au cours de la même période. Ce sont l’administration et le commerce qui ont offert le plus d’emplois comme l’indique le tableau suivant.

    Tableau 3. Accroissement de l’emploi non agricole (1954 – 1960)

    Activité
    Musulmans
    Européens
    Ensemble
    Administration
    + 122 700
    + 57 200
    + 179 900
    Commerce
    + 56 400
    + 38 500
    + 94 900
    Industrie
    + 20 000
    + 9 000
    + 29 000
    Bâtiment & T.P.
    + 25 000
    + 13 000
    + 58 000
    Total
    + 224 100
    + 117 700
    + 361 800

    Source : A. Dartel et J.P. Rivet, Emploi et développement en Algérie, Ed. PUF, Paris 1962, p. 70.

    Ce tableau inspire quelques observations. L’accroissement des travailleurs musulmans dans l’administration et le commerce représentait 80% de l’accroissement global de l’emploi pour cette catégorie et 88% pour les travailleurs européens. Cependant l’accroissement des postes pour les Européens dans l’administration concerne les postes clés d’encadrement hiérarchiquement les mieux placés et les mieux rémunérés, tandis que l’accession des Musulmans dans la fonction publique au cours de cette période concerne essentiellement les petits emplois au plus bas de l’échelle.

    De même, en ce qui concerne le secteur commercial, si les 38 500 postes de travail créés pour les Européens se rapportent aux activités lucratives et juteuses liées, entre autres, aux opérations d’importation et d’exportation et au commerce de gros, les 56 400
    postes de travail créés pour les Musulmans comprennent aussi bien les marchands ambulants que des postes subalternes (coursiers, employés, etc.).

    Au total, la disparité de la formation entre Européens privilégiés et Musulmans défavorisés, alliée à l’hégémonie politique et économique de la catégorie européenne, nous fait découvrir que l’embauche des Musulmans concerne surtout la main d’œuvre de qualification faible ou nulle. Dans sa stratégie tendant à perpétuer ses intérêts dans une Algérie indépendante, la France table à la fois sur le maintien des Européens et leur participation active aux affaires du pays et sur la promotion de « Français-Musulmans » fidèles et engagés définitivement à ses côtés.
    Malgré le départ, non prévu et non souhaité par les autorités françaises, de 900 000 Européens d’Algérie juste avant la proclamation de l’indépendance, l’appareil administratif colonial a été maintenu conformément aux accords d’Evian. Aucune réforme ni aucune modification n’est intervenue dans les structures ou les organes initialement conçus pour la répression des masses.

    Bien au contraire, dans ce système hérité de la colonisation, la présence française reste importante au niveau des cadres de la fonction publique, malgré le départ massif des Européens en 1962.

    Tableau 4. L’appareil administratif algérien en 1962

    Cadres français
    1 372
    19,6%
    Cadres algériens promus des écoles de l’administration coloniale
    22 182
    31,7%

    Sous-total
    35 911
    51,3%
    Cadres issus du FLN
    34 097
    48,7%
    Total
    70 008
    100,0%

    Source : A. Brahimi, L’économie algérienne, op. cit., p. 83.

    Il convient de noter que la présence française au sein de l’administration algérienne revêt deux aspects direct et indirect.
    La présence française indirecte est représentée par une bonne partie des cadres issus du FLN et qui étaient soit dans les rouages
    du GPRA soit dans l’administration marocaine ou tunisienne et qui sont tous influencés par le modèle administratif français à un degré ou à un autre comme nous allons le voir plus loin.
    La présence française directe revêt deux caractères. D’abord, plus de la moitié des cadres de la fonction publique sont soit des Français soit des Algériens formés et préparés par les autorités françaises dans une optique coloniale pour assurer leur relève. En-suite, cette présence française est renforcée par le fait que les cadres français restés en Algérie représentent près de 40% des cadres dans les postes les plus élevés de conception et de décision comme l’indique le tableau suivant.

    Tableau 5. Catégories d’encadrement dans la fonction publique

    Catégorie d’encadrement
    Cadres français et Algériens francophiles
    Catégorie A : cadres d’élabora-tion et de décision
    43% (dont 39% de Français)
    Catégorie B : cadres de gestion
    77% (dont 43% de Français)
    Catégories C et D : cadres su-balternes
    12% (dont 3% de Français)

    Source : A. Brahimi, ibid., p. 84.

    Comme le système administratif hérité de la période coloniale est fortement centralisé et hiérarchisé, il est aisé d’imaginer l’ampleur du poids relatif de la présence française directe et indirecte ainsi que l’importance de son influence dans les centres de décision après l’indépendance. La même démarche a prévalu dans le domaine économique où la France a mis en place des structures et des hommes pour préserver ses intérêts économiques.

    3.2. L’organisation de la dépendance économique de l’Algérie

    Pour mieux cerner l’approche de la France liée à sa stratégie de renforcement de sa domination économique en Algérie après l’in

    dépendance dans le cadre des accords d’Evian ou d’accords ultérieurs, il importe de commencer par rappeler les principales caractéristiques de l’économie coloniale dont le prolongement de laquelle s’inscrit ladite stratégie.

    3.2.1. Caractéristiques de l’économie algérienne avant 1954
    L’économie coloniale a été fondée en Algérie sur l’exploitation et sur le peuplement depuis la conquête militaire de la France au XIXème siècle. L’exploitation a démarré avec l’expropriation massive des Algériens, suivie du démantèlement des modes de production agro-pastoraux et la déstructuration des activités artisanales qui prévalaient avant la colonisation. L’Administration s’est accaparée des millions d’hectares des meilleures terres localisées au Nord, à proximité des ports, tandis que les paysans, expropriés et appauvris sont refoulés dans les régions montagneuses pour mettre en valeur des terres arides pour survivre. Deux secteurs agricoles se sont ainsi constitués. L’un appelé traditionnel formé de « survivants » et basé sur l’économie de subsistance et l’autre moderne appartenant aux Européens immigrés, tourné vers l’exportation et fondé sur les règles du capitalisme colonial.
    Les colons immigrés, au nombre de 20 000, installés sur des terres fertiles disposaient de 2 millions d’hectares contribuant pour 65% de la production agricole totale de l’Algérie. Tandis que 630 000 propriétaires algériens contribuaient pour 35% de la production globale.
    D’autre part, au cours des années 1920 et 1930, l’industrie était embryonnaire et concernait principalement l’activité de transformation dans les branches alimentaire, textile, céramique, cuirs et peaux et des mines. L’Algérie coloniale se spécialisait dans les cultures spéculatives d’exportation et dans l’industrie extractive destinée à l’exportation de matières premières et importait des produits industriels de toutes sortes. L’activité artisanale, très développée dans les principales villes du pays avant la colonisation, commençait à disparaître, victime des importations de produits industriels concurrentiels.

    Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, l’activité industrielle était très faible en Algérie. Les unités industrielles étaient de petite taille et le nombre d’emplois créés était très modeste (à peine quelques dizaines de milliers d’emplois).
    Ce n’est qu’à partir de 1943 que furent arrêtées des mesures accordant des avantages financiers importants pour encourager le développement du secteur industriel par substitution d’importations. Confirmant la tendance passée, le capital privé s’est orienté vers la transformation des produits agricoles (huileries, savonneries, minoteries, conserveries, textiles) et quelques autres activités chimiques, métallurgique et mécanique. On assiste en même temps à l’implantation en Algérie de filiales de sociétés françaises de dimension mondiale comme Pechiney, Lafarge, Saint Gobain. Les hydrocarbures ont à leur tour vite attiré les sociétés françaises à partir de 1953, dès la découverte des premiers gisements de Hassi Messaoud et de Hassi R’mel.
    Globalement, on note que jusqu’à 1954 l’économie algérienne était caractérisée par le capitalisme agraire et le capitalisme financier français intéressé par les activités minières, bancaires et commerciales, sources de profits faciles concourant par ailleurs à l’aggravation de la dépendance économique, financière et commerciale de l’Algérie vis-à-vis de l’économie française. Sur le plan commercial, cette dépendance est caractérisée par la prépondérance des échanges extérieurs de l’Algérie avec la France (représentant plus de 80% en moyenne durant la première moitié du XXème siècle) d’une part, et par le niveau élevé du déficit structurel de la balance commerciale algérienne d’autre part.
    Les exportations algériennes vers la France reposaient essentiellement sur le vin, les céréales, les agrumes, le liège, l’alfa, les minerais de fer, les phosphates et le pétrole (à partir des années 1950). Les importations algériennes de France tournaient autour de 80%. Le déficit structurel de la balance commerciale s’explique par la croissance soutenue et plus rapide des importations que celle des exportations. Comme, par ailleurs, ses exportations hors zone franc étaient minimes, l’Algérie était tributaire du fonds commun des devises de la zone franc où elle ne pouvait puiser que dans la limite du compte du droit de tirage doté et réapprovisionné par la France.

    Au total, l’économie algérienne était, avant l’indépendance, conditionnée par la France où se trouvait le centre des macrodécisions relatives aux investissements, à la production et aux échanges. Le Plan de Constantine et les accords d’Evian tendaient par ailleurs à préserver cette dépendance de l’économie algérienne à l’égard de la France.

    3.2.2. Le Plan de Constantine (1959-1963)
    Elaboré à partir des « Perspectives décennales » et mis en œuvre en pleine guerre de libération nationale, le Plan de Constantine, annoncé par De Gaulle lui-même, visait la relance de l’économie et la création de 400 000 emplois pour détourner les jeunes Algériens de la Révolution et de leur soutien réel ou potentiel au FLN en essayant de combler le vide politique créé par le déclenchement de l’insurrection.
    Des mesures incitatives ont été prises à cet effet (subventions, allégements fiscaux, débouchés français assurés, etc.) pour encourager les investissements français en Algérie. Dans ce cadre, on assiste au lancement d’un certain nombre de projets industriels avant 1962 dans les branches sidérurgique, mécanique, textile, etc. dont certains n’ont été achevés que 6 ou 7 ans après l’indépendance politique.
    Les Français ont également laissé aux Algériens d’autres projets qu’ils avaient mis au point dans le cadre du renforcement de la dépendance économique de l’Algérie prévu par les « Perspectives décennales » conçues à Paris.
    La mise en œuvre du Plan de Constantine et l’élaboration d’un plan à long terme à l’horizon 1970, où seront d’ailleurs puisés des projets pour l’Algérie indépendante, ont eu pour effet de renforcer les mécanismes de la dépendance économique dont les accords d’Evian constituent le cadre officiel et l’illustration de la préservation des intérêts économiques stratégiques français en Algérie.

    3.2.3. Les accords d’Evian
    Au cours des négociations à Evian, en mai 1961, les représentants du gouvernement français ont tenté de forcer la main au GPRA en contestant l’appartenance du Sahara à l’Algérie du fait de l’importance des gisements de pétrole et de gaz qui y ont été découverts en 1953. Les pourparlers s’achoppent à cette question et échouent. Après diverses manœuvres, le gouvernement français accepte finalement la souveraineté de l’Algérie sur le Sahara, mais arrive à arracher en contre partie d’importantes concessions économiques.

    Dans ce cadre, les accords d’Evian prévoient que « l’Etat algérien doit respecter les principes du libéralisme économique et sauvegarder les intérêts du capitalisme français tel qu’il était présent en Algérie avant le 1er juillet 1962. L’aide française est subordonnée à l’observance des accords et des plans de développement élaborés par les experts français dans le cadre des perspectives décennales et du plan de Constatine. La structure coloniale de l’économie demeure en l’état », y compris dans le domaine pétrolier53.
    En un mot, les concessions faites par le GPRA à Evian favorisent le maintien, voire le développement des intérêts économiques de la France dont l’Etat algérien indépendant doit garantir le respect. L’état-major général de l’ALN, représenté dans les négociations d’Evian, avait refusé ces concessions, mais il n’a pas été entendu. Rappelons que l’EMG avait rejeté les accords d’Evian en 1962 en dénonçant la capitulation du GPRA, accusé d’avoir bradé les intérêts supérieurs de l’Algérie.

    Mais le gouvernement français comptait également sur la présence des Français d’Algérie pour garantir la mise en ouvre de sa stratégie de domination multiforme. Protégés par les accords d’Evian, « les Européens auront, pendant trois ans à partir de l’indépendance, le choix entre la nationalité algérienne et la nationalité française. Leurs particularismes ethniques, linguistiques et religieux seront respectés. Les villes à prédominance européenne auront un statut spécial »54.

    Les intérêts économiques des Européens seront également sauvegardés par les accords. La France comptait, entre autres, sur ces Européens pour contrôler l’évolution future de l’économie algérienne dans le sillage de la France. Seulement, les conditions dans lesquelles la guerre s’est terminée avec les exactions, les crimes e tles destructions organisés par l’OAS (organisation armée secrète) à la veille de l’indépendance, se sont traduites par le départ massif des Européens d’Algérie. « La vacance économique et sociale », provoquée par le départ de 900 000 Européens avant la proclamation de l’indépendance, a eu des effets déstructurants sur le fonctionnement de l’économie en déstabilisant l’environnement commercial et financier.
    Mais, cette « vacance » n’est pas totale, puisque la présence française reste importante dans l’administration, dans l’économie et dans le secteur financier avec des cadres français, des Algériens mentalement attachés à la France et des cadres algériens nationalistes ou assimilés, imprégnés malgré tout du modèle culturel, économique et social français.
    53 M. Harbi, op. cit., p. 292.
    54 Ibid.

    3.2.4. L’avènement de la bureaucratie et de la technocratie
    Après le cessez-le-feu, intervenu le 19 mars 1962, la bureaucratie et la technocratie sont devenues les instruments privilégiés du pouvoir civil sous la houlette de l’armée. La préservation et le développement des appareils ont été privilégiés au détriment de l’intérêt général et de la satisfaction, fut-elle graduelle, des aspirations populaires. La bureaucratie et la technocratie sur lesquelles s’appuie le FLN sont caractérisées par le centralisme excessif, l’autoritarisme, l’exclusivisme et le goût cultivé et injustifié du secret.

    En fait, le FLN cesse d’exister en tant que force politique pour le triomphe de la Révolution dès 1962 et devient l’appendice du pouvoir et le paravent de l’armée. L’Algérie indépendante va donc se construire avec le concours de la bureaucratie et de la technocratie dont les composantes semblent d’origines différentes mais dont la formation, les attaches et les intérêts convergent.
    En effet, les cadres déjà en poste avant l’indépendance ou affectés par le FLN en 1962 dans les appareils administratifs et économiques sont influencés d’une manière ou d’une autre par le modèle culturel et économique français. Qu’ils soient nationalistes ou pas, ces cadres appartiennent à la même mouvance culturelle. Ils considèrent la possession de la langue française et la qualification administrative ou technique comme les seuls critères de recrutement et d’avancement ou de promotion.

    Nous avons vu plus haut comment le gouvernement français a organisé la formation accélérée et la promotion sociale des « Fran-çais-Musulmans » ainsi que la constitution d’une élite pour créer sinon « la troisième force », opposée au FLN, au moins une force administrative et technocratique qui s’imposera au FLN comme élément indispensable du pouvoir en cas d’indépendance. C’est ainsi donc que l’Algérie a hérité en 1962 de cadres, d’hommes et d’appareils formés dans le moule français de type colonial et répressif.
    En même temps, l’appareil administratif du GPRA, dont une partie a transité par l’Exécutif provisoire (mis en place dans le cadre des accords d’Evian), a été intégré en bonne place dans l’organigramme du nouvel Etat en 1962. Parmi cette élite d’obédience nationaliste ou apparentée mais francophile, on note l’émergence de cadres qui marqueront pendant longtemps les choix économiques de l’Algérie comme Belaid Abdeslam55, Smail Mahroug (devenu plus tard ministre des Finances), Abdallah Khodja (secrétaire d’Etat au Plan entre 1970 et 1978), Seghir Mostefai (Gouverneur de la Banque Centrale entre 1962 et 1984) et bien d’autres. Mais, chacun de ces ténors partisans de la francophonie s’est entouré de cadres du même profil politico-bureaucratique dans son fief administratif56.

    55 Belaid Abdeslam a occupé successivement les fonctions de membre de l’Exécutif provisoire chargé des questions économiques (1962), PDG de SONATRACH (1963-1965), ministre de l’Industrie et de l’Energie (1965-1977), ministre des Industries légères (19771979). Entre 1965 et 1978, Belaid Abdeslam s’est appuyé sur des bureaux d’études français, sur M. Castel, un Français qui a opté pour la nationalité algérienne et sur un conseiller juif belge du nom de Simon qui n’a quitté l’Algérie qu’ en 1980 lorsque Abdeslam n’a plus aucun portefeuille ministériel. Quand il a été nommé Premier Ministre (1992-1993) après l’assassinat de Mohamed Boudiaf, Abdeslam a promis, dans une formule lapidaire, « l’économie de guerre » pour sortir l’Algérie de sa crise économique et politique. Mais, force est de constater que l’Algérie a eu la guerre mais pas d’économie et que la situation économique, sociale et sécuritaire du pays s’est lamentablemeent détériorée sous son régne.

    56 C’est ainsi que Belaid Abdeslam s’est appuyé sur les cadres suivants :
    Ghozali, directeur general de Sonatrach (1965-1977), ministre de l’Énergie (1977- 1979), ministre de l’Hydraulique (1979-1980), ministre des Finances en 1990 et enfin Premier Ministre (juin 1991-juillet 1992). Le coup d’État de janvier 1992 et l’assassinat de Mohamed Boudiaf ont eu lieu sous son mandat.
    Mohamed Lyassine, ancien élève de Polytechnique de Paris, « déserteur » de l’armée française affecté auprès du capitaine Benabdelmoumen, (lui aussi « déserteur » de l’armée française) au camp d’instruction de Oued Mellègue entre 1959 et 1961, directeur général de la Société Nationale de Sidérurgie (SNS) (1963-1977), ministre de l’Industrie lourde (1977-1982), conseiller auprès des Premiers Ministres Ghozali et Redha Malek (19921994).
    Mourad Castel, cadre français ayant opté pour la nationalité algérienne, secrétaire général du ministère de l’Industrie et de l’Énergie (1970-1977). Abdelaziz Khellaf, directeur général de la planification au ministère de l’Industrie et de l’Énergie (1970-1977) puis promu secrétaire général au même ministère (1977-1979), ministre du Commerce (1980-1986), ministre des Finances (1986-1989) et enfin secrétaire général de la Présidence de la République entre 1991 et 1992, complice du coup d’État de janvier 1992.
    Quant à Abdallah Khodja, il a dirigé le secretariat d’État au Plan (1970-1979) en formant autour de lui une équipe constituée essentiellement de Mahmoud Ourabah (venant d’une famille de harkis notoires, faisant fonction de secrétaire général pendant plus de 9 ans même si Boumediène a refusé de signer son décret de nomination) et de Ghazi Hidouci, directeur d’études au sein de la même structure, éphèmere ministre des Finances dans le gouvernement Hamrouche et connu pour être proche de services de securité algériens et français. Ce trio s’appuie à son tour sur Mohamed Salah Belkahla pour les questions économiques et sur Brachemi (naturalisé francais) pour les affaires juridiques.
    Au terme des précédents chapitres on note que, bien avant la proclamation de l’indépendance politique de l’Algérie, la France a réussi à mettre en place un dispositif de sauvegarde et de défense de ses intérêts en organisant sa présence dans différents appareils qui deviendront les nouvelles institutions algériennes notamment dans l’armée, dans l’administration, dans l’économie et les finances et dans l’enseignement et la formation.

    Le départ massif d’Algérie des Européens en 1962 et la victoire politique de l’alliance de l’état-major général de l’ALN, devenue ANP (armée nationale populaire), et de l’équipe Ben Bella, Khider et Bitat ont mis en échec le projet français de « l’Algérie algérienne » et perturbé pour un certain temps l’avancée programmée de la mouvance francophile, communément appelé hizb França, « le parti de la France ». En effet, même si cette alliance n’est pas entièrement homogène, elle reste dominée par des personnalités qui, comme Ben Bella, Khider, Boumediène et Mendjeli, se réclament de la mouvance arabo-musulmane et qui rejettent le néocolonialisme et la francophonie comme idéologie.
    Cette nouvelle donne va obliger les partisans de la présence culturelle française en Algérie d’avoir pour l’instant un profil bas et de s’organiser pour contrôler les appareils dans les secteurs les plus stratégiques en attendant le moment opportun pour s’emparer du pouvoir. Le processus de prise du pouvoir va s’avérer long, puisqu’il aura fallu attendre janvier 1992 pour que hizb França réalise, par un coup d’Etat, son objectif final. L’examen plus loin des différentes périodes entre 1962 et 1991 nous permettra de voir la progression de la mouvance francophile dans les principaux rouages de l’Etat.

    Cependant, en 1962, hizb França est présent dans toutes les nouvelles institutions algériennes, notamment dans l’ALN, pièce maîtresse sur l’échiquier politique algérien, où « les déserteurs » de l’armée française occupent des postes clés après avoir acquis une légitimité révolutionnaire.

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