Un événement national a fait grand bruit récemment. Il s’agit du «publireportage» sur l’Algérie publié dans des journaux étrangers dont le quotidien français Le Monde. Le publi-reportage a été publié par plusieurs titres internationaux et on a même vu des «spots» publicitaires dans certaines télévisions étrangères. Mais, comme à notre habitude, c’est le premier qui a parlé qui a tort, en l’occurrence notre «ami» Le Monde. N’a-t-il pas accompagné (et accompagne toujours) le parcours universitaire, professionnel et intellectuel de plusieurs générations (dont une bonne partie de celle de la lutte de libération nationale) ?
L’ouvrage de l’ancien directeur du Monde (qui a succédé à Jean Marie Colombani ) …et qui a réussi à déloger Alain Minc, ce grand gourou de Nicolas Sarkozy, président du redoutable et redouté Conseil de surveillance), fait en plusieurs centaines de pages le tour complet d’une entreprise dont l’histoire fait partie de l’Histoire contemporaine de France.
Vingt cinq ans de carrière dans le même journal, passé par presque tous les genres journalistiques, se contentant de faire bien son métier, il assisté à toutes les crises et toutes les luttes dans et autour du journal, devenu un grand groupe de presse français très influent en Europe et ailleurs.
Ceci avec tous les problèmes liés à une économie de la presse de plus en plus compliquée et en transformation accélérée face à des défis nouveaux, technologiques entres autres, les défis politiques étant toujours les mêmes.
Aujourd’hui, le journal criblé de dettes, il est vrai – est passé entre des mains «capitalistes», ceux du «trio» BNP (Bergé Pierre, Niels Xavier et Pigasse Mathieu) .Pourquoi donc chercher à savoir comment Le Monde a été amené à publier un publi-reportage grassement rémunéré, réalisé par des bureaux internationaux de «journalistes» spécialisés et connus sur le marché international.
L’argent, l’argent ! Elémentaire, mon cher ! Bof, cela s’était déjà fait par le passé (années 70 et 80), même aux moments les plus durs, quand l’Algérie était bien plus mal vue que de nos jours. Le publi-reportage est une voie «honteuse» certes, mais rentable l’éthique étant sauve avec de petites inscriptions en bas de page ou ailleurs (Publicité, Publi-reportage, Communiqué ). Certains de nos journaux n’ont-ils pas publié (certains le font encore) des annonces commerciales et politiques (sous couvert de publicité) allant à l’encontre de leur ligne éditoriale ? Phrase à méditer : «Il est moins grave de perdre que de se perdre».
Avis : A lire obligatoirement par les étudiants, mais aussi et surtout par tout directeur de journal et par tout journaliste qui se respecte et veut respecter le métier.Pour une meilleure gestion (Rappel: France-Soir, un quotidien français historique vient d’être purement et simplement «liquidé», l’argent des «capitalistes» russes n’ayant pas suffi à le sauver… et un repreneur n’a offert pour son rachat que 56 000 euros tout en licenciant 150 salariés. Sans commentaire!).
A lire aussi par nos «décideurs» pour améliorer leurs prestations
La Kahéna. Roman de Salim Bachi Editions Barzakh, Alger 2012 (Editions Gallimard, Paris, 2003) 287 pages, 700 dinars
Le livre a eu, en son temps, le prix Tropiques 2004… et, pour la petite histoire, l’auteur a eu, auparavant, le Prix de la Vocation Concourt du premier roman, en 2011 pour Le chien d’Ulysse. On a eu, aussi, édité en Algérie, en 2008, Les douze coups de minuit, un recueil de nouvelles… et son roman Tuez-les tous n’avait pas été importé pour un Sila. Il ne fut diffusé que par la suite. Il revenait un peu trop, disaient alors les «fonctionnaires de la vérité», sur le contre-terrorisme et pas assez sur le terrorisme.
La Kahéna, c’est tout simplement l’histoire d’une grosse résidence coloniale bâtie par un gros colon débarqué en Algérie en 1990 qui passe par Cayenne pour «importer» des bagnards… qui, peu à peu, s’est identifié à l’Algérie, cultivant ses terres, sa ville, et aussi, son épouse métropolitaine… mais, surtout, une «Arabe» qui fut sa «vraie» femme. Il fut tué par l’Oas car il aurait été assez proche du Fln, voulant, certainement, rester dans sa demeure et sur «ses» terres. Bref, un colonisateur, gros possédant, «possédé», «ensorcelé» par la terre algérienne. «L’indépendance proclamée, les prétendants, ils étaient légion, remplacèrent les anciens maîtres du pays Les salauds d’aujourd’hui se reflétaient dans ceux d’hier…». Un auteur qui fait partie d’une génération très justement rancunière : leurs aînés de la «famille révolutionnaire» leur ont tellement promis, les pouvoirs successifs les ont tellement bernés, et parfois leurs parents les ont déçus ! Heureusement, quel que soit son âge, un écrivain a -et doit avoir – tous les droits de dire et d’écrire comme il lui plaît et comme il sent et ressent, et on est toujours heureux d’en rencontrer un de la veine de Bachi Salim. Bachi, un auteur difficile. Un mélange des temps et des lieux. Une «chute» sévère, terrible. Une atmosphère «tropicale», lourde, chargée d’histoires qu’il vaut mieux, parfois, ne pas connaître . Difficile à lire et même à comprendre. Quant à son style, on le sait, on le sent, c’est du cousu main. Il fait partie de cette nouvelle génération d’auteurs qui maîtrisent tout autant les concepts que la langue… Il y a du Kateb Yacine quelque part, avec cette gymnastique ininterrompue des phrases et cette jonglerie époustouflante des mots. Une écriture qui fait penser parfois à celle du Rap! Des pages, on le sent, «écrites à la diable sans souci du lecteur». Phrase à méditer : «On n’aime pas les gens qui nous rappellent que nous nous sommes trompés. Nous adorons les prophètes une fois qu’ils sont morts… Même le Christ n’est revenu parmi les hommes que pour disparaître à nouveau » (p 268)
Avis : Difficile à lire durant les vacances. Mais l’avoir tout près, sous la main, pour consommer par chapitre et, surtout, ne pas se décourager au départ, la fin valant grandement le coup.
Divorce à la musulmane à Viale Marconi…Roman (traduit de l’italien par Elise Gruau) de Amara Lakhous Co-édition BarzakhActes Sud, Alger 2012, 222 pages, 700 dinars
Amara Lakhous ? Journaliste, anthropologue, c’est aussi grand écrivain (italien? algérien? italo-algérien plus qu’algéro-italien ?) qui n’arrête pas de nous surprendre par son talent, mais aussi par la limpidité de son travail de romancier On sent, de plus, une humilité… qui ne court plus, depuis longtemps, les couloirs éditoriaux d’Alger. Il est vrai qu’il lui a fallu «émigrer» pour donner la pleine mesure de son art… et de sa technique. C’est, aujourd’hui, au bout de deux romans seulement, un auteur qui n’est plus à présenter surtout après le grand succès de son premier chef-d’oeuvre, d’abord écrit en arabe (éd. Ikhtilef, 2003), n’ayant rencontré aucun succès en Algérie, puis réécrit en italien (on en a fait un film), Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio.
Le deuxième livre (merci Barzakh !) traite d’une histoire de projet d’attentat terroriste islamiste à Rome et de l’infiltration, par les services secrets italiens, d’un jeune Sicilien féru de langue et de civilisations arabes pour en découvrir les auteurs. Ce qui suit, c’est l’autopsie d’une communauté arabe musulmane immigrée, avec ses pratiques… et, en cours de route, beaucoup dexplications des rites, des us et des coutumes, par quelqu’un qui s’y connaît. De l’aventure, du suspens, du risque, de la peur, de l’humour, de l’amour… et une fin «qui finit bien».
Phrase à méditer (p 82): «Les Arabes adorent la répétition, est-ce pour cela qu’ils acceptent d’être gouvernés toute leur vie par les mêmes personnes ?»
Avis : Un roman à lire (au bord de l’eau) et à faire lire .Puis, commenter les réflexions (ou «digressions») de l’auteur. Des passages très instructifs sur la religion. Certains sont même d’un humour décapant ; comme cette «interrogation» sur les houris qui attendent… les hommes au Paradis. Et les femmes ? Un conseil : laisser la fin (toujours surprenante. Comme à son habitude)… pour la fin.
9 août 2012 à 13 01 20 08208
Par pomme (Paris, France)
Ce commentaire fait référence à cette édition : Mon tour du monde (Broché)
30 ans du Monde et 30 ans de journalisme, comme souligné par un bandeau sur le livre. C’est très bien écrit et cela se lit très agréablement comme une chronique. On en apprend beaucoup sur ce métier de journaliste, ses horaires impossibles, la difficulté et les exigences du travail, mais aussi sur 30 ans de politique française, avec en particulier toutes les âneries en sous main de quelques petits gars, les mouches du coche, du niveau d’un Minc ou d’un Soubie. Il est aussi relaté deux petits rendez-vous avec le Sarkozy ex-président, qui valent leur pesant de chocolat (un des péchés mignons de l’ex).
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9 août 2012 à 13 01 21 08218
Par oscar la canaille –
Ce commentaire fait référence à cette édition : Mon tour du monde (Broché)
si j’en avais eu le temps je l’aurais lu d’une traite . Ecriture très agréable . Beaucoup d’informations sur le comportement d’hommes et de femmes que je ne connaissais que de nom c’est à dire de signature . On découvre un vrai panier de crabes comme partout où le pouvoir rend fou . J’ai cessé de lire le Monde quand Alain Minc a été « élu » président de la Société des Lecteurs . Je me suis dit qu’il y avait une erreur quelque part . La lecture de Fottorino le confirme avec talent et intérêt .On reste confondu sur la fuite en avant en matière financière . A lire .
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9 août 2012 à 13 01 22 08228
Mon tour du « Monde »
de Eric Fottorino
Editeur : Gallimard (Editions)
Parution : 22 Mars 2012
RÉSUMÉ DU LIVRE
Longtempsj’ai rêvé du Monde.J’y serais entré même à genoux ! Depuis mon premier article, paru en 198,j’étais encore étudiant, jusqu’à mon départ, en février 2011, près de trente années se sont écoulées. Je me souviens de tout. La rue des Italiens, les séances de Bourse au palais Brongniart, mes premiers reportages. Je revois les affamés d’Ethiopie, le visage de Mandela, la trogne de Noriega. Je revois les kolkhozes d’Ukraine, le marché aux grains de Chicago, les élégantes du Viet Nam.J’entends la voix de Jacques Benveniste, qui croyait à la mémoire de l’eau, Jane Birkin parlant de Gainsbourg, tant de silhouettes, tant de reportages. Le journalisme fut mon pain de tous les jours. Je suivis d’un coeur léger ses mots d’ordre : voyager, rencontrer, raconter. Puis recommencer. Elu directeur,j’ai plongé dans l’aventure collective. Il a fallu garder confiance quand les dettes s’accumulaient, et que le Net ébranlait la galaxie Gutenberg. Il a fallu réinventer ce journal dans l’urgence et la douleur, sans gros moyens, avec la foi du charbonnier. Il a fallu aussi approcher le pouvoir et le tenir à distance. La mer était souvent agitée.J’ai tout revu, tout revécu.J’ai tout aimé ou presque, sachant avec Cioran qu’il faut parfois avaler l’amer avec le sucré.J’ai quitté Le Monde mais Le Monde ne m’a pas quitté.
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9 août 2012 à 13 01 24 08248
Longtemps j’ai rêvé du Monde. J’y serais entré même à genoux ! Depuis mon premier article, paru en 198, j’étais encore étudiant, jusqu’à mon départ, en février 2011, près de trente années se sont écoulées.
Je me souviens de tout. La rue des Italiens, les séances de Bourse au palais Brongniart, mes premiers reportages. Je revois les affamés d’Ethiopie, le visage de Mandela, la trogne de Noriega. Je revois les kolkhozes d’Ukraine, le marché aux grains de Chicago, les élégantes du Viet Nam. J’entends la voix de Jacques Benveniste, qui croyait à la mémoire de l’eau, Jane Birkin parlant de Gainsbourg, tant de silhouettes, tant de reportages. Le journalisme fut mon pain de tous les jours. Je suivis d’un coeur léger ses mots d’ordre : voyager, rencontrer, raconter. Puis recommencer.
Elu directeur, j’ai plongé dans l’aventure collective. Il a fallu garder confiance quand les dettes s’accumulaient, et que le Net ébranlait la galaxie Gutenberg. Il a fallu réinventer ce journal dans l’urgence et la douleur, sans gros moyens, avec la foi du charbonnier. Il a fallu aussi approcher le pouvoir et le tenir à distance. La mer était souvent agitée.
J’ai tout revu, tout revécu. J’ai tout aimé ou presque, sachant avec Cioran qu’il faut parfois avaler l’amer avec le sucré. J’ai quitté Le Monde mais Le Monde ne m’a pas quitté.
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9 août 2012 à 13 01 31 08318
Prologue
RÉVOCATION
Dans quelques minutes, je ne serais plus le directeur du journal
où je venais de passer vingt-cinq ans de ma vie. À quoi pensais-je,
ce 15 décembre 2010, attendant le dixième point inscrit in extremis
à l’ordre du jour du conseil de surveillance ? Pierre Bergé, à peine
élu président, allait me révoquer. On me demanderait tout de
même de rester quelques semaines, le temps de me trouver un
successeur. Puis ce serait fi ni.
Ce matin-là, je ne sentais pas cette barre dans la région
du coeur qui ne me lâchait plus depuis que j’avais pris les
commandes du navire, à l’été 2007, et qui se manifestait sourdement
de plan social en plan de cession, de recul des diffusions en
crise publicitaire, de grève à l’imprimerie en défection de partenaires
industriels. Sans parler des pressions de toutes sortes, politiques,
fi nancières ou judiciaires, que le chef de l’État et ses amis
exerçaient sans répit.
Ce matin-là je faisais face. Je dévisageais chaque participant à
ce conseil renouvelé. Six semaines plus tôt, le trio composé de
Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse avait offi ciellement
pris le contrôle du Monde. La presse avait parlé du « trio BNP »,
et ce sigle accentuait encore l’impression de richesse associée à
leur victoire. Puisque longtemps la BNP, devenue BNP Paribas,
avait été la banque historique du Monde, il s’installait à travers le
B de Bergé, le N de Niel et le P de Pigasse une confusion du
hasard, la sensation que notre journal et notre groupe seraient
désormais à l’abri du besoin, sinon du danger.
En bonne logique, les nouveaux propriétaires avaient désigné
des administrateurs à leur main : les écrivains Laure Adler et
Bernard Henri-Lévy, l’ancienne secrétaire générale de la CFDT
Nicole Notat, l’économiste Daniel Cohen, le banquier Antoine
Bernheim, doyen de l’assemblée, et enfi n Louis Gautier, l’ancien
conseiller à la Défense de Lionel Jospin. C’était une curiosité
amère d’assister à ce changement, dans une salle du conseil restée
inchangée, au huitième étage du siège du Monde, boulevard
Auguste-Blanqui. Les décorations murales, composées de couvertures
agrandies des magazines du groupe, Télérama, Courrier international,
La Vie, Ulysse, étaient bien à leur place. Tout était pareil.
Le soleil éclatant qui éblouissait les participants installés face aux
larges fenêtres. La composition des actionnaires internes : le représentant
de la Société des rédacteurs du Monde (SRM), Gilles Van
Kote. Celui de la Société des cadres, Jean-Luc Pellati. La représentante
des employés, Marie-José Gallard. La représentante des
Presses de La Vie catholique (PVC), Véronique Brocard. La sociologue
Monique Dagnaud, présidente de l’association des HBM
(Hubert Beuve-Méry). Christian Martin, président de la Société
des lecteurs. Derrière la très large table du conseil, assis le long du
mur, invités silencieux, se tenaient les délégués du personnel. Le
décor était planté.
Je respirais sans gêne, sans chercher l’air comme parfois, avant
les séances diffi ciles où je n’étais pas menacé, mais le journal si.
C’est un soulagement de se savoir condamné. On prend de la
hauteur, on se sent plus léger, le regard plus aigu. J’allais défendre
mes convictions, j’allais réaffi rmer mes valeurs, celles du Monde,
une dernière fois. J’éprouvais du chagrin mais aucune douleur.
Comme Cassius Clay, puisqu’il s’agissait tout de même de boxe,
je pourrais dire à l’issue du combat, montrant mon visage intact :
« Look, nothing. » Cassius Clay gagnait. Moi, j’allais perdre.
Pendant trois ans, David Guiraud et moi, qui pilotions le groupe,
nous n’avions jamais reculé devant les décisions les plus diffi ciles
et les plus ingrates. Mais dans les premiers jours de décembre,
j’avais contesté le nouveau mode de management. Mon opposition
signa ma perte.
À quoi pensais-je donc, ce 15 décembre, lorsque Pierre Bergé
prit la parole pour se séparer de moi, alors que Louis Schweitzer,
en signe de désaccord, venait de remettre sa démission et de
quitter la salle dans un silence d’abysses ? Bizarrement, je perçus
dans les yeux de Bergé une plus grande humanité que chez le
représentant des journalistes Gilles Van Kote, dont je cherchai en
vain le regard. On révoquait le directeur, il ne se sentait pas
concerné.
J’eus alors quelques paroles de circonstance, rappelant comment,
avec David Guiraud et Louis Schweitzer, je m’étais battu sans
répit ni faiblesse pour redresser Le Monde, lui éviter la barre du
tribunal de commerce et l’avanie de la chute. Comment j’avais
tenté d’en faire un journal moderne, adapté à son époque, tolérant
et ouvert. Je déclarai aussi que pour diriger Le Monde, il fallait l’art
et la manière, et que s’il n’y avait plus de manière alors il n’y avait
plus d’art. Prononçant ces mots, je fi xai le siège désormais vide de
Louis et celui non moins béant de David, écarté la veille.
Le reste de la séance se perd dans le fl ou et le brouhaha d’où
émergent par instants les lunettes en forme de coeur de Laure
Adler, les paroles embarrassées de BHL. L’expression absente de
Nicole Notat. Le malaise de Daniel Cohen. Tous me sacrifi èrent
sans trop de peine. Quelques balbutiements, une légère pâleur aux
joues, des airs fuyants trahirent à peine leur trouble.
Pendant ces heures sans grâce, je revis défi ler ma vie au Monde.
Aux visages fermés qui m’observaient vinrent se substituer
ceux qui avaient accompagné mes premiers pas dans la maison.
André Fontaine, Pierre Drouin, Jean Planchais, Bruno Frappat,
Jacques Amalric, Paul Fabra, et mes chefs du service économique,
Bruno Dethomas, François Simon, Serge Marti, Michel Boyer. Je
sentis la chaleur de leur présence comme un baume. J’avais trouvé
refuge dans un théâtre d’ombres et le moulin à images se mit à
tournoyer de plus en plus vite. La rue des Italiens, mes premiers
reportages en Afrique, les échos du palais Brongniart, où je suivais
les séances de la Bourse, nos petits matins de conspirateurs pour
écrire ce satané canard qui raccourcissait nos nuits mais prolongeait
nos vies.
J’ai tout revu, tout revécu. J’ai tout aimé ou presque, sachant
avec Cioran qu’il faut savoir avaler l’amer avec le sucré. Ma
mémoire a exhumé encore d’autres visages, reconnu d’autres voix,
des anonymes qui avaient tant fait pour Le Monde chacun à sa manière, des ouvriers, des typos, des sténos aux intonations douces
qui accueillaient nos articles le soir à point d’heure, et aussi le
« dos d’âne », cette table en V renversé où chaque matin, au marbre,
on pouvait lire les morasses avant que les pages ne volent à l’imprimerie,
au temps du papier roi. J’ai cru entendre le souffl e d’air
comprimé qui parcourait les tuyaux du tube quand on envoyait
un pli interne, un article urgent, roulés à l’intérieur de capsules de
plastique qui disparaissaient dans les entrailles du journal. Des
mains agiles les récupéraient en bout de course, dans un ailleurs
mystérieux, au sous-sol peut-être, dans la « salle des machines »
des Italiens, d’où sortaient vers 13 heures de lourds paquets de
journaux.
Je revis — ou revécus — tout cela et d’autres choses encore, à
une vitesse fulgurante. Passa le souvenir d’Edwy Plenel et de Jean-
Marie Colombani. Un sentiment d’irréalité m’assaillit. Au cours
de ces dernières années, j’avais tant de fois pris la parole dans cette
enceinte saturée de lumière blanche. J’avais si souvent exposé mes
visions du Monde. David Guiraud et moi, nous avions entendu
tant d’encouragements de la part de Claude Perdriel, le patron du
Nouvel Observateur, et aussi des actionnaires partenaires, du banquier
mutualiste Étienne Pfl imlin, de l’industriel Jean-Louis Beffa,
et même des représentants de Lagardère saluant nos efforts de
bonne gestion. Mais je n’étais plus de ce Monde.
Sans doute avais-je trop à me faire pardonner. Moins mes éditos
que mes illusions, mon obstination, mon absence risible de sens
politique, celui qui mène aux compromis et aux compromissions.
Je songeai à Romain Gary : « Il est moins grave de perdre que de
se perdre. » J’avais perdu mais ne m’étais pas perdu en route.
J’avais tenu bon sur l’essentiel. J’avais défendu au mieux le personnel
de la maison. Tant pis si je n’avais pu m’expliquer. « Never
explain, never complain. » Et puisque la haine, disait encore Gary,
est la colère des faibles, je m’efforçais de ne laisser entrer en moi
aucun ressentiment, aucune amertume, juste de l’ironie et la dose
d’humour suffi sante pour résister.
Si tout se terminait là, cette existence privilégiée d’un jeune
homme qui ne s’était pas vu vieillir, si tout s’arrêtait d’un coup
de menton (j’avais à l’esprit l’expression latine « être révocable
ad nutum », d’un coup de menton), je venais de vivre les années,les expériences, les rencontres les plus intenses, les plus inoubliables
et les plus riches de ma vie.
Alors, être révoqué n’était pas si grave, un moindre mal peutêtre,
puisque ce Monde-là n’appartenait plus au présent. Je pensais
à la scène que m’avait racontée Jacques Attali après son éviction
mouvementée de la BERD, dans les années 1990. « Vous avez droit
à vingt-quatre heures de découragement », lui avait concédé François
Mitterrand. Mon abattement ne dura pas davantage. Il y avait
tant à vivre, tant à faire. À commencer par raconter cette histoire,
mon merveilleux tour du Monde.
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9 août 2012 à 13 01 33 08338
PREMIÈRE PARTIE
UN SPLENDIDE AVENIR D’OISEAU
1
IL ÉTAIT UNE FOIS…
Un matin de 1986, dans la fraîcheur encore vive du mois de
mars, le jour se levant à peine, je vis surgir dans une étroite coudée
du boulevard des Italiens l’austère façade de l’immeuble du Monde.
Mon coeur battait à grand fracas. J’avais mal au ventre et pourtant
j’avançais d’un bon pas. Sans doute même courais-je un peu sans
le vouloir, déjà aimanté, déjà pressé, attiré aussi par l’oeil cyclopéen
de la grosse horloge que dominaient les lettres gothiques du
Monde, par les larges aiguilles d’acier plantées telles des banderilles
dans la chair du temps. Je savais pourquoi j’étais là. Pourquoi
j’avais voulu de toutes mes forces travailler dans un quotidien,
dans ce quotidien. Le mot « journaliste » contenait dans sa plénitude
le mot « jour ». Et c’est ce fi l des jours que je voulais remonter
à la manière d’un funambule.
La France comptait encore pas mal de journaux d’information.
Mais Le Monde était unique en son genre. Parce qu’il était un
quotidien du soir (comme alors La Croix et ce qui restait de
France-Soir). Parce qu’il était une institution, une référence, la
gloire du journalisme, d’un certain journalisme trempé au bain
rigoriste d’une sourcilleuse indépendance. Il exerçait un magistère.
Il était parfois craint, toujours respecté, il en imposait. Il m’en
imposait. Le jeune homme de vingt-cinq ans que j’étais alors,
mal assuré de son identité, venait trouver ici une assurance, une
reconnaissance en fi liation, une forme de renaissance. Ce journal,
privilège insigne, allait m’adopter, publier sous mon nom des
articles, des reportages. Il allait me prouver que j’existais bien et que j’avais ma place quelque part. Et quelle place ! J’en tremblais
ce matin-là. C’était le jour, le grand jour. J’étais journaliste au
Monde, et je mesurais déjà l’effet que cette révélation produirait à
jamais. « Ah ! vous êtes journaliste ? Et où donc ? » La réponse « au
Monde » sonnait, sonnerait toujours comme un coup de cymbale,
brillerait comme un talisman, déclenchant chez l’interlocuteur un
frisson de respect, d’envie, un empressement à vous raconter, à
vous traiter au mieux pour vous gratifi er des meilleures informations,
celles qu’on obtient par la confi ance, la confi dence, et la
notoriété de son « organe de presse ». Souvent il me suffi rait,
saluant mes interlocuteurs, de dire seulement : « Le Monde », sans
même énoncer mon propre nom, pour forcer l’attention.
L’horloge donc. Que chaque journaliste poussant la porte du
Monde avalait tout rond pour garder jusqu’au bouclage un chronomètre
dans le ventre. Aux murs de chaque service une pendule
auxiliaire surveillait l’avancée du travail, et dans le vaste bureau
du directeur, au premier étage, un cartel noir et or surmonté d’un
angelot armé d’une faucille indiquait que le temps à chaque instant
était compté, qu’il faudrait lâcher sa copie dans les meilleurs délais
pour ne pas mettre le journal en retard. À midi dernier carat, l’affaire
devait être pliée. Le temps était la grande affaire du quotidien
du soir qui avait succédé justement au journal Le Temps, interdit
de paraître pour faits de collaboration. Le Monde était né sur ses
décombres, en décembre 1944, par la volonté du général de Gaulle
et grâce au volontarisme sceptique mais infl exible du fondateur,
Hubert Beuve-Méry.
Dans la petite rue des Italiens ce matin-là, passé la devanture
de la librairie Del Duca qui deviendrait un de mes repaires favoris,
je tombai sur un gros camion qui défendait l’entrée du journal, la
benne remplie d’énormes bobines de papier. Six ou sept bobines
de 5 tonnes qui seraient quelques heures plus tard débitées en
petites coupures de quarante pages, imprimées pour partie au
sous-sol de l’immeuble, à l’heure du déjeuner. La mission était
clairement énoncée, de tout son poids, quand le camion faisait le
gros dos : chaque rédacteur devait se réveiller tôt pour participer
à l’oeuvre collective, remplir intelligemment, avec pertinence et
impertinence, ces kilomètres de papier, ces rouleaux qui auraient
ravi Kerouac.
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