Chronique du jour : A FONDS PERDUS
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S’agissant des fondamentaux de notre économie, il ne suffit pas de dire que nous somme sous l’empire d’une économie de comptoir adossée à un système de corruption qui génère les pires formes de gouvernance. Dire que nous reproduisons une économie de comptoir relève d’une tautologie : l’accumulation organique du capital s’opère au détriment de la communauté nationale et obéit à des centres d’intérêts issus pour la plupart de l’ancienne puissance coloniale.
«Que deviennent les ministres et les hauts responsables de l’Etat algérien une fois écartés des responsabilités officielles ?», s’interrogeait récemment le journal en ligne TSA. «Quand ils ne sont plus aux commandes, les hauts cadres de l’Etat algérien préfèrent majoritairement s’exiler et vivre à l’étranger, en Europe et dans les pays arabes. Selon les données d’un rapport officiel réalisé en Algérie et dont TSA a eu connaissance, sur près de 700 anciens ministres et Premiers ministres qui se sont succédé aux différents gouvernements depuis l’indépendance, au moins 500 vivent à l’étranger (…) Le même phénomène touche les hauts cadres de l’Etat : anciens gouverneurs de la Banque d’Algérie, anciens P-dg et vice-présidents de Sonatrach, des généraux à la retraite… A l’étranger, ces anciens hauts responsables algériens exercent comme consultants, enseignants, cadres dans des entreprises, etc. Mais on les retrouve également dans des métiers plus surprenants comme le commerce, l’hôtellerie, la restauration et même la boucherie hallal», commente la même source. Cette tendance à l’exil pose un sérieux problème. Comment en effet un ministre dont le projet après son départ du gouvernement est de partir vivre ailleurs peut-il se consacrer sérieusement au développement d’un pays dans lequel ni lui ni ses enfants ne vivront ? Bien plus grave : quelles conséquences attacher au fait que le cadre chargé d’enquêter sur votre patriotisme, votre intégrité ou votre moralité termine ses jours et se fait enterrer à l’étranger sous, éventuellement, une autre nationalité ? L’économie de comptoir a pour pilier des ministres et des hauts fonctionnaires coopérants techniques. Elle empêche une accumulation durable – de capitaux et de compétences — sans laquelle aucun développement ne peut être envisagé. Dire que nous vivons dans une «économie de la brique», une expression empruntée à la presse espagnole pour désigner l’ampleur des ravages que le fléau occasionne à un secteur comme l’immobilier, est également une tautologie. A l’échelle de l’indice de perception de la corruption établi par l’ONG Transparency, l’Algérie obtient une note médiocre de 3,2 qui la classe au 92e rang. Y sont particulièrement affectés le bâtiment, les travaux publics et le commerce extérieur, donc pratiquement toutes les filières par lesquelles transite la commande publique. Cette double tendance lourde facilite l’avènement aux postes de commandes stratégiques de pôles compradores, particulièrement attachés à la défense d’intérêts étrangers qui abritent leur fortune et leur promettent asile ou impunité. A cela, il faudra ajouter que le processus de reconstruction, sans cesse contrarié, tarde à embrayer sur ce qu’on connaît depuis un certain temps déjà sous l’appellation de «courbe du deuil» pour espérer sortir du trou et remonter la pente qui lui succède après tant d’échecs répétés. François Charles, économiste français, revenait fort opportunément sur le concept dans une série de papiers parus récemment dans le quotidien parisien de l’économie, Les Echos(*). Déjà largement usitée en ressources humaines, où elle s’attache à la gestion des émotions, la «courbe du deuil» peut être employée pour de multiples autres applications. «Cette courbe peut être employée pour la perte d’un être cher mais aussi pour la perte d’un contrat, d’un emploi, d’un client, d’un projet, d’une entreprise, d’une négociation, d’une apparition de crise notamment à l’international ou lors d’un vol, mais aussi dans le domaine du sport individuel ou d’équipe et c’est bien naturel car nous ne sommes pas des machines», justifie l’auteur. Que dire alors lorsque trois générations d’Algériens ressentent une forte sensation de gâchis dont ils n’ont pas encore fait le deuil, car ils refusent l’échec, qu’il s’agisse de développement, de justice sociale ou d’Etat de droit ? Lorsqu’on a touché le fond dans la santé, l’éducation, la justice, le civisme et le vivre ensemble, et qu’on n’arrête pas de creuser, au lieu de remonter, le constat peut virer au pire. Aux yeux de François Charles, la «courbe du deuil» permet de «capitaliser positivement dans le cas d’un succès pour engranger une émotion positive dont on peut avoir besoin ensuite comme un ancrage et une «fiole de potion magique». Le tout est de s’accorder sur le moindre petit atout, la moindre pulsion de vie, qui pourrait constituer cette «potion magique» et faire renaître un Etat démonté, une société fragmentée. La courbe suggère qu’on connaisse d’abord «un état de choc», qu’on réalise l’échec, qu’on prenne conscience de ses limites, de ses fautes, de ses tares. «Savoir faire le deuil permet de maîtriser, de progresser en comprenant et conservant les éléments constructifs (…) Ne cherchez pas à copier le modèle de votre voisin ni à le critiquer, chacun vivra son deuil à son rythme, avec ses expériences et ses conclusions.» Le cheminement attaché à la «courbe du deuil» emprunte, grosso modo, cinq «stations ».
1. L’état de choc : «il est souvent associé à un coup de théâtre plus ou moins annoncé», constate l’auteur.
2. Le déni : on a dû se tromper. Cette phase est généralement marquée par «un déficit énergétique et émotionnel».
3. La colère : «Vers l’extérieur sans forcément casser d’assiettes ou contre soi de façon vertueuse» !
4. Le marchandage : «Et si on réécrivait l’histoire ? C’est le moment de reconnaître et partager les torts, de découvrir que le blâme n’est pas forcément la solution, que ce n’est peut-être qu’un processus, que peut-être une meilleure préparation aurait été importante, qu’une révision régulière aurait sans doute pu détecter une anomalie grandissante…» On peut faire coïncider cette «station» avec les longs débats autour du dialogue et de la réconciliation nationale avant que les termes du compromis ne soient provisoirement inscrits dans la loi.
5. La dépression préparatoire : «Accepter la réalité pour mieux se reconstruire, comme si vous aviez atteint le fond de la piscine pour donner une impulsion du pied afin de remonter au niveau initial mais pourquoi pas un niveau supérieur.» Le processus d’ensemble passe par une «négociation raisonnée stratégique et psychologique »(**), à partir d’une «remise à plat et l’analyse des réalités pour définir les cartes de négociation qui nous permettaient d’avoir davantage de force et plus d’alliés vis-à-vis de nos concurrents, plutôt que de défendre nos positions «à la baïonnette ». Cette «négociation raisonnée stratégique et psychologique» s’apparente à un échange civilisé, un dialogue fécond : «Négocier signifie engager des pourparlers, procéder à des échanges de vue, voire gagner et acquérir un avantage par une notion de pouvoir “sur” et “pour” sans forcément que l’autre partie perde totalement ses possessions ou ses revendications. La négociation gagnant-gagnant n’est pas forcément à 50/50». La souplesse requise passe par l’écoute sans préjugés, l’échange, la recherche sincère du compromis : «Les négociations sur les positions doivent être évitées pour de multiples raisons (…) Le jeu consistera plutôt à chercher les éléments d’intérêt qui mériteront que l’ennemi s’y intéresse puis à l’amener sur votre terrain, en effectuant de nombreux aller retour en fonction de l’énergie consommée par les deux parties pour essayer de se comprendre. Il n’existe pas un seul jeu mais souvent de nombreux jeux simultanés et une certaine manipulation positive pour apprendre à l’autre ce que l’on veut et fournir les bases possibles d’un accord. Mais gare si l’on revient trop souvent sur ses positions car l’accord peut être retardé.»
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/08/07/article.php?sid=137634&cid=8
7 août 2012
Ammar Belhimer