Contribution : ISLAMISME À LA MODE TURQUE
ali.benamar54@gmail.com Partout, le Turc Tayyip Erdogan, chef du Parti de la justice et du développement (AKP), espère un retour sur investissement au sein de l’Union européenne, au sein de l’OTAN et dans le cœur des Arabes, pour ses actions de sape dans le cadre des «printemps» fomentés par le Qatar et l’Arabie Saoudite… Les «Printemps arabes» sont des opérations Baie des cochons hyper-sophistiquées avec plusieurs commandements, décideurs, opérateurs et supplétifs. Mais malgré ses services rendus à l’Occident, la Turquie ne cesse de susciter irritation, colère ou inquiétudes : sur quel pied danser avec ces néo-ottomans spécialistes de la danse des derviches tourneurs qui donnent le tournis ? L’islamisme à la turque proposé par Erdogan comme une alternative à la formule excessive et radicale du salafisme saoudien est séduisante pour un Occident qui ne cherche que de nouveaux valets, avec ou sans barbe. Si la Turquie suscite des suspicions, c’est parce qu’elle n’a pas encore clarifié sa situation avec Israël suite à l’affaire des Turcs assassinés lors du raid israélien contre la flottille pour Ghaza, fin mai 2010. Ankara se la joue sévère en multipliant les sorties et les coups de gueule contre l’entité sioniste, mais elle n’a réussi à convaincre que les chefs de partis arabes, pas les masses qui, elles, sont allergiques à l’Etat hébreu. Même les salafistes font d’Israël un ennemi bien qu’ils ne l’aient jamais combattu, préférant assassiner leurs propres coreligionnaires, comme le font Al Qaïda, Aqmi et d’autres hordes criminelles qui prennent pour cibles tous les peuples musulmans sans exception et faisant des millions de victimes, si l’on ne compte que depuis l’Afghanistan. A qui profite le terrorisme islamiste si ce n’est aux ennemis des musulmans ? Excessive, la diplomatie turque multiplie les déclarations contre Israël, fragilisant sans cesse sa position au sein de l’OTAN et des autres organisations mondiales, qui en pâtiraient certainement en cas de rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, ce qui est une hypothèse quasi impossible. Mais les citoyens turcs ne sont pas dupes : voyant la dérive belliciste de leur pays, ils ont manifesté contre la rampe antimissile de l’OTAN installée en Turquie en septembre dernier avec pour but de protéger l’Europe et Israël d’une «attaque» iranienne. Pour sauver Erdogan d’une opposition de plus en plus critique à son égard, les Etats- Unis ont concédé à garantir les «données du système de défense antimissile et d’éviter toute fuite de ces informations en Israël». Mais ils ne toléreraient pas encore très longtemps la brouille entre Turcs et Israéliens, selon le journal turc Zaman. D’ailleurs, l’administration Obama a exprimé son insatisfaction devant la discrimination exercée par la Turquie contre Israël dans des activités partenariales dans le cadre de la mission OTAN-Méditerranée qui a eu lieu récemment. Le sous-secrétaire d’Etat pour les affaires européennes et eurasiennes, Philip H. Gordon, a sévèrement signifié le refus étasunien de voir Ankara bouder les décisions de l’Alliance : «Si un allié va bloquer le partenariat avec un pays, alors les Etats-Unis n’accepteront pas ce partenariat (avec cet allié)». Très clair : la porte de sortie de l’OTAN est brandie à tout rebelle dans les rangs. Pas d’indiscipline dans la caserne atlantique ! Avant d’aller bombarder en Palestine, les avions israéliens reviendront-ils s’entraîner dans le ciel turc ? Les Irakiens, qui savent la solidité de l’alliance d’Ankara avec Tel-Aviv et Washington pour en avoir pâti durant l’invasion de leur pays en 2003, ne sont pas preneurs de l’islamisme ottoman. D’ailleurs, la tradition islamique est puissante dans l’ancienne dynastie abbasside qui a donné son prestige à l’Islam, sur les plans scientifique, artistique, culturel et religieux. La fierté des Irakiens et la conscience de leur héritage leur interdit d’importer des doctrines. Les groupes salafistes, qui y font des dégâts, sont surtout composés d’étrangers. Selon le quotidien progouvernemental turc, Yeni Safak, le Premier ministre irakien Nouri Al-Maliki aurait récemment accusé la Turquie de «vouloir créer un climat de trouble confessionnel dans la région, tout en mettant en garde que c’est la Turquie, elle-même, qui sera la plus affectée, (…) vu sa composition confessionnelle et ethnique qui n’est pas différente de la nôtre». Nouri Al-Maliki aurait mis en garde Ankara contre «l’ingérence turque dans les affaires internes irakiennes, et ses répercussions catastrophiques sur la Turquie et la région, dont entre autres celle d’entraîner (la région) vers une guerre religieuse», ingérences qui donnent «l’impression que la Turquie cherche à imposer son hégémonie sur l’Irak, ce qui suscite la préoccupation». Certes, entre Ankara et Baghdad, les relations commerciales sont bonnes avec 7 milliards 400 millions de dollars d’échanges en 2009, et souhaités par les Turcs à un objectif de 12 milliards de dollars pour 2011. Par contre, les relations diplomatiques ne sont pas très chaudes car pour Baghdad, «la Turquie est désormais dans un autre axe». La question qui fâche l’Irak est la velléité turque de déstabiliser la Syrie et d’y créer le chaos en aidant une opposition armée composée essentiellement de terroristes islamistes. En outre, l’Irak tient encore rancune à Ankara pour les bombardements du Kurdistan irakien en 2010, qui ont fait de nombreux morts, sous prétexte de mater l’opposition affiliée au PKK turc. Il y a également la guerre de l’eau entre les deux pays : le débit de l’Euphrate se réduit en permanence à cause des barrages construits en amont par la Turquie depuis 30 ans, en vue d’irriguer ses terres agricoles. Le Tigre et l’Euphrate, les deux grands fleuves du Moyen-Orient et leurs affluents, prennent naissance en Anatolie orientale et dans les montagnes du Zagros avant de se déverser en Mésopotamie, en Syrie, puis en Irak. Les barrages turcs ont réduit le débit de l’Euphrate à 230 m3/seconde quand il entre en Irak, alors qu’il était de 950 m3/s en 2000. Cette guerre de l’eau impose à la Syrie et à l’Irak de sages concessions, mais pas au point de se laisser imposer un islamisme turc même modéré. Il y a aussi entre l’Irak et la Turquie l’affaire du vice-président irakien en fuite, Tarik Al- Hachemi, qui sera jugé par contumace par un tribunal irakien et qui se trouve actuellement en Turquie. Tarik Al-Hachemi est accusé d’implication dans des opérations terroristes. L’islamisme turc ne risque pas de faire des émules en Irak d’autant que beaucoup d’Irakiens ne pardonneraient pas à Ankara d’avoir fait partie de la coalition qui a évincé Saddam, mis le pays à feu et à sang, causé la mort de plus d’un million de personnes, détruit des infrastructures, réduit à la misère et à l’ignorance des millions des gens, causé de graves problèmes de santé… L’Irak, qui offrait éducation, santé, travail et sécurité pour tous, se débat actuellement dans des problèmes de sous-développement et d’insécurité qui nécessitent des années pour se résorber. Autrefois ennemi d’Israël, l’Irak affaibli ne fait plus de la Palestine sa priorité ; la cause sacrée des Arabes étant désormais laissée aux néophytes qui s’improvisent sur la scène d’un Moyen-Orient qu’ils sont chargés de détruire. Le seul ennemi d’Israël, la Syrie, est déstabilisé et en passe d’être cassé par la Turquie… De l’agit-prop sur le terrain des ayatollahs ! Avec l’Iran, la situation est tout aussi compliquée et ce n’est pas en terre chiite que l’islamisme de l’AKP risque de s’implanter. L’Iran a une longueur d’avance dans le domaine sensible et stratégique du nucléaire, un domaine qui assure un développement complet et sans dépendance, d’où le rapprochement avec Téhéran dans le cadre d’un traité tripartite (Iran-Brésil-Turquie) le 17 mai 2011. «Dans le cadre de cet accord, la Turquie sera le lieu pour stocker l’uranium faiblement enrichi iranien», selon le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères qui a ajouté que l’Iran enverrait à la Turquie 1 200 kg de son uranium enrichi à 3,5% dans le cadre d’un échange pour obtenir du combustible hautement enrichi pour son réacteur de recherche nucléaire de Téhéran. Cependant, le dossier syrien fâche les autorités iraniennes qui voient en l’ingérence turque une atteinte à la sécurité d’un Etat voisin et à la stabilité de la région, comme ils y voient un renforcement de la puissance de l’entité sioniste. D’ailleurs, en novembre 2011, le général-major Yahya Rahim-Safavi, conseiller militaire du guide suprême, Ali Khamenei, a dit : «Le comportement des dirigeants turcs envers la Syrie et l’Iran n’était pas correct et servait les objectifs des Etats- Unis.» Le général-major a ajouté : «Si la Turquie ne se départit pas de cette attitude politique “non conventionnelle”, elle va non seulement s’aliéner ses propres citoyens, mais aussi pousser les pays environnants, notamment la Syrie, l’Irak et l’Iran, à reconsidérer la nature de leurs liens politiques avec elle.» Depuis 2001, le commerce bilatéral entre la Turquie et l’Iran n’a cessé de croître : 7,7 milliards d’euros en 2011. La question kurde est bien «maîtrisée» dans les deux pays : avec la muselière pour la communauté qui représente 13 à 15 millions en Turquie et entre 5 et 6 millions en Iran. Ce n’est pas le prosélytisme turc qui risquerait d’inquiéter un Iran chiite où la religion n’échappe pas à un clergé hiérarchisé et où ne se dit pas imam, hodjatollah ou ayatollah qui veut ! La Turquie n’est ni amie ni ennemie, mais l’Iran se méfie de l’Etat qui a accepté sur son sol la rampe d’antimissiles de l’OTAN qui le vise directement. La Turquie abrite des bases américaines à Incirlik, Izmir et Ankara, et susceptibles un jour de devenir bellicistes, malgré les assurances turques. En tout cas, dans cette phase de vaches maigres où les amis lui sont comptés, Téhéran n’a pas d’autre choix que d’accepter la main tendue d’Ankara, faute de pouvoir la mordre… Car Erdogan vient même faire de l’agit-prop sur son terrain en s’appropriant désormais un langage antisioniste, qui sonne en tout cas plus sincère dans la bouche des ayatollahs ! Comme il vient la concurrencer à travers le monde en matière de prosélytisme religieux avec les milliards de la fondation Fethullah Gülen(1). Grand manœuvrier, Erdogan s’empêtre cependant dans des contradictions qui risquent de se transformer en tensions ou en conflits, ce qui, en tout cas, donne l’image d’une diplomatie pressée, versatile, opportuniste qui ne sait pas garder ses alliés ni ne table sur le long terme. C’est apparemment le trait de caractère de tous les islamistes, qui veulent tout avoir du premier coup et qui se trahissent dès lors qu’il faut voir loin. La prospective, la science de la politique par excellence, leur manque. La première équation qui se pose donc pour la Turquie est : peut-on être l’ami d’Israël et des Arabes en même temps ? Ankara a beau faire l’équilibriste, un jour ou l’autre, elle sera obligée de choisir entre Israël et les Arabes ; d’où le peu de crédit accordé à ceux qui dansent sur deux musiques en même temps. La Turquie se fait de moins en moins d’amis mais elle a un bon copain, les Etat- Unis, qui, en contrepartie de toutes les missions allouées à Ankara, lui assure son engagement ferme à l’aider «à combattre le PKK partout ailleurs», selon le câble 06ANKARA331 daté du 30 janvier 2006 et cité par Pierre Villard, président du Mouvement de la paix français. Ankara ne peut sacrifier ce soutien, en somme, une véritable complaisance étasunienne vis-à-vis des graves atteintes aux droits de l’homme en Turquie, atteintes qui visent tous les opposants et les Kurdes en premier. Mais si Ankara, l’enfant gâté de l’Oncle Sam, peut encore tout se permettre, faire du prosélytisme à la Gülen même dans les Etats les plus conservateurs d’Amérique, renverser les rôles en sa faveur sur la question palestinienne ou traiter avec l’Iran sur la question du nucléaire, c’est parce qu’elle rend des services précieux aux Etats-Unis. Il y a une chose qui lui est cependant refusée : faire trop longtemps la gueule à Tel-Aviv ! La Turquie a pour concurrents six géants avec qui elle entretient des relations mitigées, de concurrence parfois frontale : Iran, Israël, Arabie Saoudite, Syrie, Irak et Egypte. A chacun d’eux, Ankara trouve une parade sans rompre les liens diplomatiques, sauf avec la Syrie à qui elle est opposée dans une crise très grave. Cela tient encore à un fil. Mais qu’adviendrait-il au cas où la région du Moyen-Orient viendrait à subir une crise plus généralisée, autour de la question syrienne, iranienne ou palestinienne ? La Turquie a pris le risque d’accueillir sur son sol des centaines, sinon des milliers de mercenaires et de terroristes islamistes qui, un jour, risquent de se retourner contre elle, pour une raison ou une autre, car on ne donne pas impunément asile à des chiens enragés qui, aujourd’hui, font des carnages en Syrie. Le Liban qui les a accueillis sur son sol est en train de payer le prix avec des affrontements de rue entre pro-Bachar Al-Assad et anti-Al- Assad. Un conflit avec la Syrie risque de mettre à l’eau tout ce qu’a construit Erdogan sur le plan interne. Les prochaines élections législatives sont prévues pour 2015 et il n’est pas dit que l’AKP en sortirait vainqueur, essentiellement à cause de sa diplomatie qui donne des sueurs froides aux Turcs, mais aussi de préoccupantes questions de droits de l’homme qui touchent essentiellement les Kurdes et l’opposition. Ce dont les droits-de-l’hommistes occidentaux ne se soucient guère… A. E. T. Note 1 : Lire la 7e partie.
Source de cet article : http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/08/07/article.php?sid=137627&cid=41
7 août 2012
AlI EL HADJ TAHAR