Contribution : POUR UNE CULTURE DU DÉBAT
Sandrine Morel a écrit, dans le journal le Monde (édition du 29 juillet 2012), avec sensibilité et distance l’article que j’aurais voulu écrire ou, plus précisément, abordé le sujet qui, depuis un certain temps, me taraude, m’habite, me hante…
Ce «papier», dont le titre est «Nous avons bien vécu, mais nos enfants, quel avenir les attend ?», envisage la situation de l’Espagne contemporaine et du vécu de la jeunesse espagnole sous l’éclairage historique de la guerre civile (1936-1939) et de la dictature franquiste. Qu’elle en soit remerciée, et son propos, qui concerne donc l’Espagne d’aujourd’hui, ne peut laisser indifférent, que l’on soit Espagnol, Algérien ou citoyen de quelque pays que ce soit. A une ou deux reprises, dans une (ou deux) contributions semblables à la présente, j’ai glissé l’idée portée par ce qui pourrait être un dicton populaire particulièrement fécond, selon lequel : «Le pays n’est pas un legs des parents, mais un prêt des enfants ; dans quel état allons-nous le leur rendre ?» «Carmen et José ont vécu la guerre civile et les années sombres de la dictature de Franco, avec la certitude, toujours, que le lendemain serait meilleur que le jour présent. Leur fille, Carmen, (comme sa mère) et son mari, Alfredo, sont nés quand le pays commençait à s’ouvrir à l’extérieur ; ils l’ont vu se moderniser et se sont enrichis, modestement mais sûrement, en même temps que lui ; mais ils savent que demain sera plus dur qu’aujourd’hui. Alberto et Susana, leurs enfants, sont nés dans les années 1980 ; ils n’ont manqué de rien, sont diplômés, voire surdiplômés. Pour eux, il n’y a pas de futur en Espagne.» Comparaison n’est pas raison pour reprendre une formule facile et je ne sais pas si nous — générations de l’indépendance du pays ou de l’immédiat après indépendance — avons bien vécu ; je suis (presque) sûr, par contre de n’avoir jamais – peut-être uniquement les jeunes de l’association Nabni – rencontré de jeunes Algériens qui considèrent l’Algérie comme leur avenir, leur projet, ou encore ce qu’ils vont construire pour mieux se construire. Cette histoire est étonnante et dramatique à la fois, et conduit à des interrogations auxquelles on ne peut échapper à moins de considérer, comme certains : «Donne-moi la vie aujourd’hui et tue-moi demain.» Il est vrai que le rapport au temps a toujours troublé l’humanité, et la seule tentative permanente de maîtrise de l’écoulement du temps, d’abord rythmé par les besoins nourriciers de l’homme satisfaits par l’agriculture et l’élevage, qui s’est poursuivie durant plusieurs millénaires avec une exceptionnelle avidité et une remarquable constance, en faisant appel au soleil et aux ombres qu’il génère, à la lune, ses mystères et à tout ce qui pouvait présenter une improbable certitude, illustre ce besoin exigeant générateur de remarquables potentialités. Il semble aujourd’hui que ce qui précède est clos ; cette maîtrise acquise ne signifie en rien la relation apaisée de l’homme au temps, plus encore lorsque, confronté à un présent détestable auquel le passé n’apporte aucune dimension de continuité, il se trouve contraint de cheminer vers un futur qu’il regarde encore plus détestable. Et c’est ainsi que «K» de Staouéli, «A» de Zéralda et «L» de Tipasa…, tous jeunes, et à l’orée de cette exceptionnelle aventure qui s’appelle «la vie», n’ont qu’un seul et unique projet : partir, et cela, non pour aller quelque part, mais pour ne plus rester là où ils (ou elles) sont. Si Alberto et Susana considèrent qu’il n’y a pas de futur en Espagne du fait de conditions économiques et sociales dégradées (crise économique très grave, mauvaise gouvernance ?…), «K», «A» et «L» ne s’interrogent plus ; ils (ou elles) cherchent désespérément, et par quelque moyen que ce soit, à se sauver, sauver leur tête, parce que, ici, en Algérie, cela est impossible, étant entendu que la réponse à la question de savoir «pourquoi c’est impossible ?» n’est jamais formulée si toutefois la question elle-même est posée. Par quelque moyen que ce soit, cela signifie «acheter» un visa même pour un prix exorbitant payé à certains vautours toujours présents ; aller — on dit que c’est moins compliqué – en Turquie sans savoir vraiment où ça se trouve par rapport à la France ou encore au «paradis» de Sa Majesté la reine — ou le roi — d’Angleterre ; ou encore, «grâce» à d’autres vautours jamais absents, monter dans quelque embarcation que ce soit en espérant échapper à la vermine sans être mangés par les poissons… En vérité, ce phénomène des harraga est accablant car, au-delà de l’immense responsabilité directe de ce qui tient lieu d’Etat, qui n’apporte à cela qu’une réponse répressive, il est l’expression de l’effondrement le plus achevé des valeurs qui fondent le «vivre ensemble» dans la mesure où la mal-vie sociale et collective ne peut trouver de solution qu’individuelle, et c’est le sens le plus intime de la solidarité qui se délite pour laisser place au chacun pour soi. Alors, quel avenir pour nos enfants ? Une telle perspective nous conduit à considérer que la responsabilité de tous et de chacun est première dans cette situation qui désespère la jeunesse, et pour tout dire, ce pays, qui promettait tant et auquel il était tant promis ; les indignés de la colonisation ont fini leur travail et les indignés de la résignation et de la misère culturelle n’ont pas commencé le leur ; il semble peu probable que celui-ci puisse être entamé en l’absence de société civile responsable et active, fondée sur un mouvement associatif vigoureux, et très douteux aussi que ce mouvement associatif puisse se développer sur la base du droit associatif tel que précisé dans la loi du 13 décembre 2011. Des à présent, il est nécessaire de souligner que le lien entre le comportement désespéré de notre jeunesse et le droit associatif positif n’est en rien artificiel, factice ou forcé mais se situe dans l’immédiateté absolue. En effet, c’est le droit associatif qui est l’expression la plus fidèle du «vivre ensemble», du projet commun et de la solidarité autour de valeurs partagées, sans lesquelles aucune société, quel que soit son projet, n’est concevable ; les premières victimes de ce délitement sont les jeunes, si remplis d’espoirs déçus. En effet, comment le mouvement associatif peut-il se développer et permettre le vécu de la citoyenneté lorsqu’il se trouve sous la surveillance sévère et agressive de ce qui tient lieu d’Etat qui, autiste en diable, ne peut écouter et comprendre que lui-même ? Il paraît qu’un certain nombre de réformes devaient intervenir — sous la pression sociale et politique — pour une ouverture première vers un ordre plus démocratique ou, en tous cas, plus respectueux du citoyen ; outre le fait que la «démocratie» est insusceptible de degrés — elle est ou elle n’est pas —, la loi du 13 décembre 2011 entre dans la catégorie des lois dites scélérates en ce sens qu’elles contreviennent aux principes qui les animent sur le fondement de la hiérarchie des normes. L’ouverture démocratique a, sur ce point et peut-être d’autres, accouché d’une législation plus répressive que celle qui existait !! En effet, la loi de 1990, adoptée sous la pression de ce qui existait encore du mouvement confisqué et trahi d’«octobre 1988», soumettait la création de l’association au régime déclaratif, fort peu respecté, il est vrai, par ce qui tient lieu d’Etat — Etat de droit ?! — ; la loi de 2011 réintroduit le système de l’autorisation préalable… Sur quels critères d’appréciation ? Mieux encore, la loi proscrit toute activité associative qui s’apparenterait à une ingérence dans les affaires du pays ou constituerait une atteinte à la souveraineté nationale, et cela, sous la seule appréciation de ce qui tient lieu d’Etat. On a, assurément, beaucoup de mal à comprendre ce que pourrait être une association algérienne qui ne s’intéresserait pas aux affaires de l’Algérie… ni même ce que pourrait être un citoyen algérien qui ne s’y intéresserait pas non plus. Le chantier est immense et les «indignés» doivent se mettre au travail ; demain, il sera peut-être trop tard.
M. B.
7 août 2012
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