Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS
arezkimetref@free.fr
H moins 5 avant le ftour : station obligée dans une agence de voyages, métro Couronnes, à Paris. Un billet pour le bled ? Pas évident. Je toise la situation. C’est Ramadan. Tu peux le voir sur le visage en cire des trois quidams et deux jeûneuses, une jeune et une moins jeune en robe constantinoise, qui font le pied de grue sous des affiches touristiques alléchantes. Juges-en : Marrakech (8j/7n) 480 euros, Djerba 400 euros, Croatie 480… Alger ?
Inexistant comme destination touristique ! Dans l’agence, que des pays qui vont passer une partie du Ramadan ou l’Aïd avec leur famille.
- Ça, c’est pas pour nous, c’est pour «eux», soupire un des quidams, barbichette canonique et sabha de rigueur, laissant le «eux» incriminé dans le statut de l’énigme. Au comptoir, deux agents ensommeillés et à la bouche pâteuse assument leur douleur en bossant «normal». Ils doivent répondre à toutes les questions des «nôtres». Déjà, d’ordinaire, elles sont comme qui dirait baroques, aiguisées par le carême.
- Pourquoi c’est plus cher que sur internet, dit un autre des quidams tandis que l’agent lui donne le prix du billet Paris-Sétif.
- Parce qu’il y a des frais d’agence. Mais tu peux prendre ton billet sur internet toi aussi, et tu ne payeras pas de frais d’agence. Le quidam marmonne quelque chose que visiblement seul l’agent a compris. Il rétorque presto :
- Ah, bon, tu veux un billet en agence au prix d’internet ! Yakhi raça…. Bonjour l’ambiance. C’est du live et du vrai ! Comme toujours avec les nôtres», on ne sait pas comment l’imbroglio s’installe. Toute l’agence, clients et agents réunis, s’est coalisée pour faire comprendre au quidam que si le billet est plus élevé que sur internet, il peut accepter ou pas les explications, mais ce n’est pas la faute de ce monsieur-là, tu vois. Mais l’autre persiste à prendre la différence de prix pour un affront commis par l’agent à son encontre. Ubuesque. Pas moyen de lui faire entendre raison. C est le type à la barbichette qui dénoue la situation. Il prend à part le quidam, lui raconte on ne sait trop quoi dans le creux de l’oreille, l’autre opine du chef puis s’en va comme un agneau, tête baissée et du miel dans les mots :
- Saha ftourkoum, yal khaoua ! Je regarde l’agent. Il a l’air dépité je ne sais si c’est par la scène elle-même ou par le revirement du quidam. J’ai presque envie de trouver le type à la barbichette pour lui demander sa recette. Elle pourrait permettre au pays de marcher «normalement» pendant le Ramadan. Mais Barbichette est plongé dans une prière. Il a juste eu le temps, avant de s’immerger, de commenter ce qui vient de se passer en un mot : «Ramadan». Décrypté, ça donne probablement : faut s’étonner de rien. C’est à mon tour d’arriver au comptoir. Je tombe sur l’agent de la scène de tantôt. Je lui énonce les dates de mon voyage éventuel. Il tapote sur son ordinateur, passe un ou deux coups de fil codés puis m’annonce la douloureuse : 520 euros Paris-Alger- Paris ! A yemma ! Je suis estomaqué. Je regarde les affiches qui me promettent un séjour tout inclus plus le billet d’avion dans des villes comme Marrakech, Djerba, Dubrovnik… Et je me demande ce qu’Alger a de plus pour être l’une des destinations les plus chères au monde. Ce n’est évidemment pas auprès de l’agent que je me plaindrai. Auprès de qui alors ? Tiens, si on essayait le président de la République ! Peut-il seulement nous expliquer ce que l’Algérie a de si différent pour valoir les billets d’avion les plus élevés de l’aviation civile ? Sonné par cette question récurrente et qui n’a pas de réponse, je quitte l’agence sans billet et entre dans un cybercafé tenu par un pakistanais, lui aussi livide. Le carême lui assèche la peau. H moins 4 avant le ftour : Je prends un poste pour communiquer sur Facebook avec un pote de Toronto. Un jeune Tunisien, de ceux que la «révolution de jasmin » a jetés sans papiers dans le quartier, branché skype avec un de ses compatriotes dont on voit la bobine salafisée sur l’écran, parle si fort qu’il nous fait entrer gratis et sans obligation d’achat dans le secret d’un sans-papiers. Avec des types comme ça, pas besoin de flics. Il raconte tout, tout seul : comment il a été aidé par un shab boulahya de la rue Jean-Pierre-Thimbaud dont il se méfie pourtant, ce qu’il a mangé la veille et avec qui, les combines pour passer les contrôles de police… Un tel sans gêne a de quoi faire halluciner ! «Absence totale de sur-moi», diraient les psys ! Du coup, tous les clients du cyber n’ont qu’un choix : écouter cette voix tonitruer sa vie de sanspapiers dans le quartier de Belleville. C’est là qu’ils ont échoué, après la chute du satrape de Carthage. Du jour au lendemain, des centaines de jeunes formatés dans leur habillement et même dans leur comportement ont envahi les parcs du quartier, les caves, les squats, les bancs… Voici comment Le Figarodu 27 octobre 2011 décrivait leur quotidien : «Tous les jours entre 10 heures et 23 heures environ, dans le secteur du parc de Belleville (XXe), c’est le même rituel : rassemblés par petits groupes, ils déambulent dans le quartier, tour à tour rieurs, méfiants, parfois nerveux, visiblement désœuvrés. Naufragés des révolutions arabes, ces jeunes hommes sont arrivés à Paris à la suite d’un long périple qui les a vus passer par l’île italienne de Lampedusa. La police évalue leur nombre à plus de 300. Plutôt bien encadrés au départ par des associations caritatives, ils semblent aujourd’hui livrés à eux-mêmes.» L’injection de centaines de clandestins pose évidemment des problèmes de relations avec des riverains. Sans ressources, les jeunes recourent à la délinquance pour survivre. Le 30 septembre 2011, un ressortissant bangladais de 36 ans est roué de coups à 2h du matin. Ses agresseurs, identifiés par leurs empreintes, sont deux Tunisiens de 27 ans. Ils refusent de livrer leur identité à la police. Ils disent se nommer «Ben Laden et Kadhafi». Leur image est si dévaluée que même les prostituées chinoises, pourtant réduites à se contenter de ce qui se présente, ne veulent pas de leur fric. Je n’arrive pas à communiquer avec le copain de Toronto. On se dit le lapidaire «à plus» et je sors dans la rue dont les clameurs du Ramadan, avec les vendeurs à la criée, me semblent moins agressives pour les tympans que la trompe du jeune Tunisien. H moins 3 h du ftour : je déambule parmi les étalages sauvages d’un marché de ramadan. L’illégalité de ces commerces a valu une échauffourée avec la police au premier jour du Ramadan 2011. Le ftour s’était fait aux gaz lacrymogènes. Là aussi, c’est le bled en direct, accent compris. Kalbalouz, zlabia, baklawa, makrout, produits laitiers du Maghreb, dattes, menthe fraîche, thé vert de Chine, tout y est. Une jeune femme propose des mhadjab cuites sous vos yeux à 2 euros-pièce, moitié moins que ceux de La Bague de Kenza, la pâtisserie orientale chic du quartier. H moins 2 du ftour : dans l’une des nombreuses librairies islamiques qui prolifèrent dans le coin, je vois une chaîne. Je m’approche. Y a pas que des livres dans cette librairie. On y trouve des dattes de La Mecque, du miel et du shampoing de graines de nigelle, des savons à l’huile d’olive et du siwak. Mais s’il y a autant de monde, me dit-on, c’est pour l’eau de Zamzam. 3,50 euros la bouteille de 500 ml. H moins 1 du ftour : Je surprends sur un banc, insensible à l’agitation, mon vieux pote, Dda Slimane. A sa tête, je comprends qu’il fait le Ramadan. Comme d’habitude, il a un paquet de journaux algériens sous la main, qu’il lit et commente quand il trouve quelqu’un pour l’écouter. «T’as vu, ils recommencent avec leur truc : un flic a agressé un jeune aux Ouadhias sous prétexte que le jeune ne jeûnait pas ! Ils vont où, ces rascasses ! Et t’as vu là (il me montre un autre journal que je ne regarde pas), un type dit que Bouteflika a raison de ne pas changer de gouvernement. Ça me rassure car le même type aurait dit que le chef a raison de changer de gouvernement s’il l’avait fait.» Un quart d’heure avant le ftour : la télé passe un film de Merzak Allouache, «Tata Bakhta». Une histoire de bons sentiments où, à la fin, l’Algérienne intransigeante sur les valeurs de l’islam et le Français raciste finissent par s’embrasser. Happy end. Mais heureusement que Merzak Allouache sait faire des films. Celui-là, comme tous les autres, est bien fichu, pas à dire.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/08/05/article.php?sid=137523&cid=8
5 août 2012
Arezki Metref