Contribution : ISLAMISME À LA MODE TURQUE
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Les pays qui ont encouragé le terrorisme islamiste en Algérie ou qui ne l’ont pas suffisamment dénoncé en paient la facture aujourd’hui. Ils croyaient être à l’abri et les voilà en face de hordes salafistes brandissant sabres et armes à feu, certains étant déjà passés à un djihad sanguinaire. Tandis que les pays qui ont carrément soutenu le terrorisme en Algérie et ailleurs (Emirats, Qatar et Arabie Saoudite), prôné l’islamisme le plus archaïque et qui sont encore les premiers bailleurs de fonds des hordes barbares, un jour ou l’autre ils ne pourront plus contrôler la nébuleuse qui attend son heure même chez eux.
Pour les partis islamistes arabes, l’islamisme turc signifie tout et n’importe quoi, un méga-mensonge médiatique comme ceux qu’en fait Al Jazeera pour promouvoir le mythe des révolutions «démocratiques» soutenues par un Qatar qui n’a même pas de Constitution ! Et c’est à cet Etat féodal que s’allie Erdogan, le chef du Parti de la justice et du développement (AKP), pour promouvoir des «révolutions» en Libye, Syrie et ailleurs. Sans mesurer la prétention et sans respect pour les Arabes, le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, a dit, lors d’une conférence tenue en avril à Istanbul et intitulée «La marche des peuples arabes vers la liberté et la démocratie» : «Nous allons être les pionniers du changement au Moyen-Orient.» Derrière le projet d’Erdogan, qui veut gentiment nous offrir son islamisme modéré, se cache donc une velléité à dimension internationale, impériale pour ne pas dire impérialiste. Au Maroc, le Parti de la justice et du développement (qui porte le même intitulé que la formation de Tayyip Erdogan) a remporté 107 sièges et clame la supériorité de la formule islamiste turque sur les autres formules discréditées par le terrorisme et les méthodes moyenâgeuses. A Rabat et à Casablanca, les Turcs ont construit des centres culturels et des écoles teintées de religiosité qui concurrencent les British Council, CCF et autre Institut Cervantès ! L’islamisme d’Erdogan est fondé sur un prosélytisme qui commence à susciter des questionnements, partout dans le monde. Comment se fait-il qu’une Turquie supposée laïque soit en train de faire du prosélytisme islamique ? En cachette certes, ou plutôt sous la couverture d’une confrérie très puissante, dénommée Fondation Fethullah Gülen. Depuis 2008, même l’Afrique noire fait l’objet d’un intérêt particulier de la diplomatie turque, qui y a créé 26 ambassades alors qu’en 1998 elle n’en avait que quatre sur le continent. L’ouverture de ces ambassades est suivie de la création de nombreuses institutions scolaires et humanitaires qui dépendent de la Fondation Gülen et qui sont parfois teintées de religiosité. La fondation Gülen est suspectée d’instrumentaliser la foi, l’éducation et les aides humanitaires et caritatives pour promouvoir l’islamisme de manière sournoise et indirecte ! La diplomatie turque est ouvertement soutenue par la fondation Fethullah Gülen, du nom de son fondateur, un imam désargenté dont la générosité à milliards est basée sur le puissant syndicat islamiste turc, la Tüskon(1), la puissante confédération patronale créée en 2005 ou même le MÜS‹AD une autre association patronale créée en 1990(2), qui comptent des dizaines de milliers d’entrepreneurs également de sensibilité islamiste. Fethullah Gülen a commencé à développer le réseau qu’il préside en multipliant la construction d’écoles, de mosquées et d’hôpitaux dans les anciennes républiques islamiques soviétiques et dans les Balkans. Sa fondation s’implanta en Europe, puis en Amérique, pour devenir présente dans 114 pays ! Au Maroc et dans les autres pays islamiques, la fondation Gülen tisse des liens avec les activistes islamistes, infiltre les ministères des Affaires religieuses, les cercles culturels, avec un entrisme mis à contribution par les services diplomatiques. Fethullah Gülen, qui vit aux Etats-Unis, a rencontré Jean-Paul II au Vatican et s’entretient régulièrement avec des rabbins pour apparaître comme un adepte du dialogue interreligieux. Il a ouvert des écoles en France, en Pologne et compte aux Etats- Unis des dizaines d’écoles et de centres. La fondation, dont les biens se chiffrent en milliards de dollars, récolte des millions de dollars par an et aurait reçu des donations de 635 000 personnes à travers le monde en 2007. Quelles que soient les origines de ces fonds, ils donnent le vertige même par rapport au prosélytisme saoudien ou iranien ! Selon certaines sources, l’argent viendrait surtout des entrepreneurs et commerçants islamistes turcs, en échange de privilèges et de marchés publics, via l’AKP ! Car on voit mal comment une fondation turque (de surcroît supposée aider) peut recevoir des dons importants à l’étranger.
L’islamisme comme solution marketing !
Ankara sait s’adapter à l’air du temps. Elle a compris les enjeux d’un islamisme en jupe moulante et à hidjab en couleurs d’une jeunesse conquise par le consumérisme libéral mais fidèle aux traditions d’un autre âge. Le parti tunisien Ennahda, qui a remporté 41,70% des suffrages de la nouvelle Assemblée, brandit lui aussi le modèle islamiste turc, tout comme les partis du même courant en Égypte qui ont remporté 65% des sièges aux législatives de décembre 2011 et qui, eux aussi, bénissent Erdogan. L’allégeance algérienne n’est pas en reste même si les scores ont discrédité la formule supposée magique et qui, au pays du million et demi de martyrs, s’est révélée périmée ! Peut-être parce que l’Algérie a vu ses fils verser trop de sang, durant 132 années de misère et sept années de guerre, puis durant plus d’une décennie qui a vu des prédicateurs devenir des tueurs ! L’Algérie a donc appris à ses dépens que l’habit ne fait pas le moine, ni le prêche, un vrai imam. Ce n’est pas le cas des autres pays arabes, qui n’ont connu ni les affres de la colonisation ni ceux du terrorisme islamiste, et qui votent islamistes parce qu’ils en ignorent les desseins meurtriers. Le principe de l’arroseur arrosé se déroule actuellement en Tunisie. Ghannouchi était soupçonné d’avoir inspiré l’attentat contre une caserne à Gafsa le 27 janvier 1980 qui avait fait plusieurs morts ainsi que contre des hôtels de Sousse et Monastir, le 2 août 1986. Le voilà rattrapé par ce qu’il a semé : des salafistes brandissant leurs sabres et refusant d’obéir à un ancien émir devenu officiel. Ghannouchi a beau promettre le paradis sur terre et dans l’au-delà, des salafistes excités comme il l’était autrefois veulent appliquer la charia par la force et sans tarder. Lorsqu’une secte s’assagit et accepte la légalité, aussitôt surgit une autre plus virulente, se proclamant du Prophète et accusant la précédente d’impiété. On n’ouvre pas impunément la boîte de Pandore… C’est le cas de l’Indonésie qui est en train de perdre sa réputation de pays modéré car en instrumentalisant les extrémistes ou en fermant les yeux, ceux-ci grossissent et emportent tout sur leur chemin, comme un tsunami. Au Maroc où les islamistes ont raflé la mise mais où le roi est le Commandeur des croyants, nul n’a osé parler d’interdire l’alcool. En tout cas, durant sa tournée arabe en septembre 2011 en Tunisie, en Libye et en Égypte, Erdogan a pris soin de prodiguer quelques conseils à ses émules, avertissant que l’islamisme à l’ottomane autorise les débits de boissons, pragmatisme économique oblige mais aussi duplicité pour plaire à l’Amérique, garder son fauteuil à l’OTAN et espérer un strapontin à l’UE. On ignore cependant si les islamistes algériens, type Soltani, vont inscrire les conseils de l’AKP dans leurs programmes pour être de leur temps, comme ils se targuent de l’être. Prêtant à Erdogan des visées purement économiques, certains disent qu’il ne cherche pas à conquérir le cœur de la rue arabe et ses islamistes, mais plutôt leur argent : en obtenant projets et débouchés pour ses marchandises. L’Islam ne serait pour ces néo-musulmans qu’un moyen pour atteindre ce but, comme autrefois la Bible des prêtres servait de ruse avant l’introduction de la colonisation par le glaive. Mais même pour cela, il faudrait faire de l’islamisme une doctrine et que cette doctrine soit pérennisée par un prosélytisme qui dure dans le temps, avec des mosquées et des adeptes aux ordres qui, avec le temps, se transformeront en dangereux fanatiques… Voilà pourquoi l’islamisme modéré n’est pas vacciné contre les dérives fascistes. S’il reste un tantinet respectueux des règles démocratiques en Turquie, c’est parce que l’Etat turc est basé sur une Constitution laïque qui interdit toute dérive grave. C’est pourquoi par le langage, l’AKP tantôt se rapproche des salafistes et tantôt il s’en éloigne. L’exception ne faisant pas la règle, il ne faut pas s’attendre à mieux des islamistes libyens, dont la tchektchouka est déjà bien embrouillée. En Libye donc, lors du premier procès civil de partisans du régime de Kadhafi, en mai passé au tribunal de Zawiyah, une avocate est venue plaider en niqab ! Le Zorro intégral semble être le seul acquis du printemps islamiste à la libyenne. Abdel Jalil ne doit pas avoir retenu la leçon alors que le chef de l’AKP avait bien précisé que la Turquie est un Etat démocratique laïc où toutes les religions ont le même niveau. Apparemment, ce n’est pas sur Abel Jalil qu’il faut compter pour imposer un modèle islamiste à la turque garanti par une Constitution laïque, ou à tout le moins pour ne pas diaboliser la laïcité et la confondre avec athéisme et surtout pas à interdire la liberté de conscience. Heureusement, les élections législatives libyennes viennent d’être remportées par les libéraux, écartant ainsi les islamistes qui voulaient arrimer un pays maghrébin aux traditions millénaires à Qatar et à la Turquie. Les déclarations de tous les islamistes arabes qui se réclament d’Erdogan – quels que soient leurs diplômes, en «sahwa» ou même en engineering, comme c’est le cas pour l’Égyptien Morsi –, la politique n’est qu’une somme de slogans creux sans lien avec l’économie, la sociologie, la culture, la finance, les affaires, le marketing, la stratégie militaire ni même avec la diplomatie. Ignorant tout de l’Etat, de la gestion des affaires publiques et même administratives, pour eux, gérer un pays consisterait uniquement à veiller à ce qu’Islam et argent soient solubles dans un capitalisme avec ou sans intérêt, à visage humain ou sauvage, peu importe. Ces néo-islamistes à la mode ottomane ne disent pas que les intérêts et la «riba» sont interdits et qu’ils ont été inventés par le wahhabisme à capitalisme corrompu. Ces néo-islamo-capitalistes veulent l’intérêt en plus de la «zakat». En copiant la formule de l’AKP, ils ignorent cependant les vérités cachées de celui-ci et ses desseins économiques camouflés sous l’argument religieux. Soucieuse de trouver des marchés pour sa production industrielle, la Turquie essaie en même temps d’étendre son influence régionale et internationale, avec une diplomatie qui découvre un monde arabe qu’elle a négligé un siècle durant et dont les contradictions et conflits nécessitent un jeu d’équilibrisme qui exige une véritable neutralité ou une totale adhésion, ce qui n’est pas évident, surtout s’agissant de la question palestinienne. Ankara peut-elle à la fois entretenir des relations militaires avec l’Etat hébreu et prétendre défendre la Palestine ? Les musulmans attendent toujours sa réponse. Il est indéniable que les musulmans ont besoin d’Ankara, qui compte conforter ses nouvelles alliances pour stabiliser sa position, voire se donner une stature internationale. Mais les musulmans ne seraient bénéficiaires que si la Turquie arrêtait d’exporter son islamisme et offrait, plutôt, sa technologie, son savoir-faire et sa solidarité. Ce n’est malheureusement pas le cas comme le montrent les cas irakien, iranien, libyen et syrien, entre autres. L’implication de la Turquie contre la Syrie est mal vue par les Turcs qui accusent l’AKP de servir l’impérialisme antimusulman. La crise syrienne a, certes, favorisé le rapprochement entre la diplomatie turque et l’Arabie Saoudite, et la pénétration d’Ankara par la grande porte de la Ligue arabe où l’on voyait le ministre des AE, Ahmet Davutoglu, y siéger comme s’il en était membre. En tout cas, désormais, les Etats-Unis peuvent compter sur une solide alliance conjointe de la Turquie, de l’Arabie Saoudite et du Qatar pour asseoir davantage leurs intérêts.
A. E. T.
(A suivre)
Notes (1) et (2) : lire la troisième partie de cette étude.
4 août 2012
AlI EL HADJ TAHAR