Au début de l’année 2002, alors qu’une vive polémique m’opposait, à la fois, aux éditions La Découverte et au prétendu « auteur » du livre intitulé La Sale guerre, l’ex-sous-lieutenant de l’armée algérienne Habib Souaïdia, l’un de vos avocats m’avait contacté à Paris pour me demander si j’acceptais de témoigner en votre faveur dans un procès en diffamation que vous intentiez à cet « auteur ».
J’avais alors, immédiatement et spontanément, malgré mon statut de réfugié politique, choisi de vous apporter mon soutien dans cette affaire. À l’époque, deux raisons avaient motivé ma décision. Primo, j’avais compris que l’enjeu de ce procès résidait, non pas dans une banale polémique liée au droit de la presse, mais autour de la question relative à l’arrêt du processus électoral en janvier 1992. Ayant été, à l’instar d’un certain nombre de militants démocrates, de journalistes engagés et d’intellectuels et autres acteurs de la société civile, personnellement favorable à cette démarche, que je considérais comme salvatrice, il était donc normal, pour moi, d’être à la fois cohérent et honnête intellectuellement. Je vous avais d’ailleurs publiquement rendu hommage, lors de ce procès, pour avoir pris, avec vos collègues, les mesures nécessaires qui ont empêché le Front islamique du salut (FIS) d’instaurer une théocratie en Algérie tout en vous rappelant ma détermination à continuer de fustiger ce régime qui s’entête à refuser toute démocratisation du pays non sans instrumentaliser, à son tour, le fait religieux.
Secundo, ayant été le témoin direct d’une manipulation éditoriale, opérée par les éditions La Découverte, je voulais également apporter ma version des faits dans le but de contribuer à la manifestation de la vérité. C’était donc là les seules et uniques raisons qui m’avaient incité à braver les différentes pressions que j’avais subies et à m’afficher à vos côtés, bien que vous représentiez ce système que je ne cesserai de honnir. À l’époque, je vous avais dit publiquement, une première fois dans l’enceinte même du tribunal et, à une seconde reprise lors d’un face à face que nous avions eu, vous et moi, que mon témoignage en votre faveur n’était motivé ni par une adhésion à la politique suivie par le régime que vous avez servi tout au long de votre carrière ni par une démarche courtisane, attitude malheureusement répandue en Algérie, et encore moins par une volonté de me rapprocher de ce pouvoir moribond constitué, le plus souvent, de personnages œuvrant davantage pour leur destin personnel que dans l’intérêt du pays et celui des Algériens.
Ma décision était, et j’espère que vous l’avez comprise ainsi, désintéressée, nourrie par de profondes convictions démocratiques et de nature strictement politique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, depuis ce procès, je n’ai pratiquement plus jamais cherché à vous contacter. Entre vous et moi, disons qu’il y a toujours eu un fleuve, non pas de sang, mais de différences idéologiques puisqu’à l’évidence, les valeurs que vous défendez au sein du système sont aux antipodes de ce qui a toujours motivé mes engagements. À l’époque, je m’en souviens et j’espère que vous aussi, vous m’aviez assuré que tous les chefs de l’armée algérienne étaient des républicains et qu’ils étaient innocents de tous les crimes qu’on leur imputait. Vous m’aviez également certifié que vous étiez un « légaliste » qui n’avait jamais enfreint les lois de la République algérienne. Ce fut, je le crois, l’essence des quelques échanges que nous avions eus, il y a de cela une dizaine d’années.
Monsieur Khaled Nezzar,
Lorsque vos collègues et vous-même, à l’époque ministre de la Défense, aviez pris la décision, avec le soutien de quelques démocrates et autres représentants de la société civile, d’arrêter le processus électoral, votre discours officiel prétendait que l’objectif de l’institution militaire visait à « sauver la démocratie » naissante d’un projet intégriste qui, objectivement parlant, mettait en danger la pérennité de l’État et menaçait, y compris, l’intégrité physique des citoyens.
Je suis de ceux qui se rendent compte vingt ans plus tard, qu’en réalité, vos collègues et vous-même n’étiez qu’accessoirement nourris par cette prétendue volonté de sauver la démocratie et que votre premier souci, peut-être bien le seul, consistait à aller surtout au secours d’un système de gouvernance rentier et arrogant, d’un régime autoritaire et antidémocratique. Pour ce faire, vous avez utilisé le danger islamiste, la crédulité de la société civile et la naïveté des progressistes pour fermer la parenthèse démocratique et pérenniser ce pouvoir corrompu, autocratique et falsificateur, incarné aujourd’hui par Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Gaïd Salah et Mohamed Mediène alias Toufik, pour ne citer qu’eux. D’ailleurs, observez comment vingt ans plus tard, ce même régime, connu désormais pour son caractère inique et ses méthodes archaïques, continue d’être, à travers sa politique irresponsable, générateur d’islamistes et de terroristes. Observez comment après deux décennies de violence et 150 000 morts plus tard, ce pouvoir vieillissant s’apprête à livrer le pays aux fanatiques.
À la différence, vous y conviendrez, que ces intégristes qui vont hériter de l’Algérie sont différents des Abassi Madani et Ali Benhadj. En effet, ces islamistes dits « modérés« , partenaires privilégiés du régime et de l’institution militaire, depuis plusieurs années, sont dangereux pour le peuple, pour la société, pour les principes démocratiques, pour les progressistes et pour les féministes, mais pas pour le « système » que vous continuez à soutenir. Les Belkhadem, Soltani, Djaballah, Menasra et autres intégristes en costume, enfantés par le régime auquel vous n’avez cessé d’appartenir, ne sont dangereux ni pour vous-même ni pour vos collègues généraux et, comme vous le savez, ne remettront jamais en cause le système. C’est assurément ce qui explique votre silence à ce sujet.
Votre ancien acolyte Mohamed Mediène, vous ne l’ignorez pas, contrôle, à travers l’outil du DRS, ce champ politique qu’il tente de configurer (et aujourd’hui de reconfigurer) à sa guise avec la complicité d’un chef d’État, autocrate notoire, avide de pouvoir et désormais homme du passé et du passif. La plupart de vos collègues et vous-même n’ignorez pas non plus que les islamistes que vous avez choisi comme partenaires, je le reprécise, ne représentent aucun danger pour vos privilèges et ne vont pas contrarier la répartition de la rente puisqu’à l’évidence, ils en seront, eux aussi, des bénéficiaires.
À mes yeux, il s’agit là d’une double trahison. Celle opérée par ceux qui, comme vous, ont arrêté le processus électoral sans jamais dénoncer comme il se doit cette politique négationniste, appelée « Réconciliation nationale », entérinée par Abdelaziz Bouteflika, avec l’accord de l’armée, et qui a abouti à ce « quitus » donné à des assassins au mépris de la justice, des droits des victimes du terrorisme et de leur famille. Et celle opérée par vos successeurs visant à réhabiliter l’islam politique et à l’utiliser cyniquement tantôt comme « partenaire » tantôt comme « épouvantail » pour empêcher toute démocratisation effective du pays.
Finalement, l’islamisme a bon dos : il permet au système de se présenter comme une « alternative » à l’intégrisme aux yeux de la population algérienne et comme un « rempart » face au terrorisme devant les partenaires étrangers. C’est dire que cet islamisme que vous prétendez honnir, tout comme beaucoup de vos collègues généraux, est devenu, de fait, votre meilleur allié, votre alibi par excellence et votre sauf-conduit. Décidemment, le pouvoir algérien ne sait pas, ne veut pas tirer les enseignements de ses erreurs. Pire, celles-ci représentent en fait sa stratégie. N’ayant aucune légitimité démocratique ce système, reposant sur une police politique que vous n’avez jamais dénoncé, continue d’alimenter l’islamisme qui, en définitive, constitue sa seule légitimité.
Monsieur Khaled Nezzar,
Il y a quatre ans, exaspéré par la dérive tranquille entamée par le pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika, toujours avec la complicité de cette fameuse police politique, dirigée par votre ancien acolyte, le général Mohamed Mediène, j’ai décidé de mener une investigation journalistique afin d’essayer de comprendre pourquoi l’Algérie, pays pourtant aux multiples atouts, n’arrivait pas à sortir de son marasme. J’ai donc réalisé de longs entretiens à la fois avec des responsables algériens et des observateurs occidentaux, j’ai questionné certains de vos anciens collaborateurs, quelques-uns des caciques du régime, des fonctionnaires, des militaires, certains à la retraite, d’autres, toujours en activité, bref, j’ai réalisé, à partir de Paris, le travail qu’on ne peut pas faire lorsqu’on vit en Algérie. J’entends d’ici déjà, les cris d’orfraies lancés par vos amis et autres courtisans qui vont probablement crier au « complot franco-sionisto-impérialiste » en usant de tout le barnum langagier, devenu tradition des hommes du sérail et de leurs larbins, pour tenter de diaboliser les voix discordantes, mais n’ayez crainte, dites-leur que l’homme qui avait témoigné en votre faveur n’avait alors obéi qu’à sa conscience et qu’il en fait autant aujourd’hui.
Ce long travail de recherches, ponctué par une série d’ouvrages, le premier étant Bouteflika, ses parrains et ses larbins, le second, Histoire secrète de l’Algérie indépendante, l’Etat DRS(les autres seront publiés ultérieurement), ce travail, dis-je, m’a permis de comprendre le rôle joué par un certain nombre de responsables, civils et militaires, dans le drame qui continue de bouleverser l’Algérie. Mais ce travail m’a permis également de me rendre compte que vous n’êtes pas, je le dis clairement, exempt de reproches et, pour aller plus loin, que vous m’avez tout simplement menti, comme vous avez induit en erreur une partie de l’opinion publique et particulièrement les démocrates.
Je passerai sur votre rôle lors des événements d’octobre 1988. J’occulterai également, dans cette lettre, votre passivité devant la légalisation du FIS et sa montée en puissance. Je tairai votre non-adhésion aux principes démocratiques pour me concentrer uniquement sur le rôle que vous avez joué (ou pas ?) dans l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, l’homme qui, en quelques semaines, avait réussi à redonner espoir aux Algériens avant que le « système » auquel vous n’avez cessé d’appartenir et la Sécurité militaire que vous n’avez eu de cesse de dédouaner ne décident son élimination.
En effet, des témoignages précis et circonstanciés, recueillis auprès, non pas de félons ou de dissidents de l’armée algérienne, mais d’officiers que je qualifie d’honnêtes et de crédibles, ulcérés par les choix du haut commandement, me révèlent que vous savez beaucoup de choses que, probablement avez-vous également des choses, sinon à vous reprocher, à dire à propos de l’assassinat de l’ancien président. Avec du recul d’ailleurs, je me demande pourquoi ni vous, à l’époque ministre de la Défense nationale et membre du Haut Comité d’État (HCE) ni Mohamed Mediène, le patron du DRS (organe qui commande l’unité d’où est issue l’assassin présumé du président Boudiaf) ni son adjoint d’alors Smaïn Lamari ni le ministre de l’Intérieur Larbi Belkheïr n’avez eu, à tout le moins, l’élégance de démissionner. Pire, ni vous ni les responsables cités ni ceux qui viendront plus tard n’ont fait ce qu’il fallait pour que la vérité – toute la vérité – soit connue à propos de la mort d’un chef d’État. Le régime a, au contraire, tout mis en œuvre pour que le nom de Mohamed Boudiaf soit effacé des mémoires. On a baptisé des stades et des aéroports à son nom, mais le régime n’a jamais voulu lui rendre justice. En Algérie, un président a été assassiné en juin 1992. Officiellement par un officier subalterne des services de sécurité. Malgré cela, aucun haut responsable n’a eu de comptes à rendre comme si, en définitive, la mort de Mohamed Boudiaf n’était qu’un fait banal, un coup du sort ou un accident de l’histoire.
Certains de vos collègues et quelques-uns de vos anciens amis que j’ai interviewés, vous accusent, aujourd’hui, vous, ainsi que Mohamed Mediène et les deux officiers, aujourd’hui décédés, Smaïl Lamari et Larbi Belkheïr, d’être impliqués, à des degrés divers, dans la mort de Mohamed Boudiaf. Ils vous accusent, à tout le moins, de ne pas avoir fait le nécessaire, alors que vous étiez l’un des hommes forts du régime, pour que la lumière soit faite sur ce crime. Je suis aujourd’hui convaincu, au regard des nouveaux éléments que j’ai pu obtenir, qu’à tout le moins, votre responsabilité morale est engagée.
Le président Mohamed Boudiaf représentait, en réalité, et l’actualité nous le prouve tous les jours, une alternative sérieuse et crédible au système que vous n’avez eu de cesse d’entretenir et d’encourager, malgré les quelques « coups de gueule » que vous lancez, de temps à autre, pour fustiger untel responsable ou tel autre dirigeant, dans le cadre des guerres claniques qui secouent régulièrement ce régime putride que vous connaissez fort bien de l’intérieur. Par conséquent, si vous voulez libérer votre conscience, si vous souhaitez rendre justice à un illustre militant de la cause nationale, si vous voulez vraiment saluer la mémoire du grand patriote qu’était Mohamed Boudiaf, dites aux Algériens et au monde ce que vous savez. Dites-nous la vérité, M. Nezzar !
Monsieur Khaled Nezzar,
Récemment, la justice suisse vous a auditionné à la suite de poursuites engagées par l’ONG Trial. Le « légaliste » que vous prétendez être aurait dû savoir que cette justice de la Confédération helvétique, qui est beaucoup plus indépendante – et de loin – que celle qui a jugé Lambarek Boumaarafi, l’assassin présumé de Mohamed Boudiaf, cette justice, dis-je, ne va probablement pas vous infliger une quelconque condamnation s’il s’avère que vous êtes injustement poursuivi.
Mais voilà que je découvre l’indécence. Voilà que je découvre l’ignominie. Voilà que je m’aperçois que deux de vos lieutenants, l’avocat Ali Haroun et votre ami Mohamed Maarfia, pour ne citer qu’eux, tentent de remuer, ciel et terre, appelant à une mobilisation en votre faveur et suppliant les « pouvoirs publics algériens » d’intercéder auprès des autorités suisses en vue de mettre un terme à la procédure engagée. Ils représentent la cheville ouvrière d’une « pétition » (que je ne signerai évidemment pas) tendant à vous dédouaner de votre gestion des affaires militaires et politiques de l’Algérie de 1988 à juillet 1993. Ils osent faire appel « aux responsables de l’État algérien pour prendre les mesures dictées par les circonstances et prier le gouvernement de la Confédération helvétique d’agir dans les délais opportuns, afin de mettre un terme à une procédure que ne justifient ni la réalité des faits invoqués, ni les principes du droit international ». Quelle indécence !
Monsieur Khaled Nezzar,
Vous vous décriviez devant moi comme un « légaliste« . Rappelez-vous ! Alors dites à vos amis de se taire. Dites-leur de ressentir cette honte qui doit normalement envahir ceux qui veulent se soustraire ou faire soustraire un homme à une justice indépendante. J’aurais souhaité voir vos amis et vos soutiens – et notamment Ali Haroun, celui qui se disait l’ »ami » de feu Mohamed Boudiaf – déployer la même énergie, prendre leur belle plume et écrire des textes, signer des pétitions pour que toute la lumière soit faite sur l’assassinat de ce président poignardé dans le dos dans ce pays auquel il avait donné sa jeunesse et les meilleurs années de sa vie. J’aurais préféré voir Ali Haroun, cet avocat, ancien ministre des droits de l’Homme, constituer des commissions d’enquête et organiser des manifestations pour que les Algériens puissent enfin savoir qui a décidé, autorisé, encouragé, en somme voulu l’élimination du président Mohamed Boudiaf. Vous savez au fond de vous-même que la thèse de l’acte isolé ne tient plus.
Monsieur Khaled Nezzar,
Je fais partie de ces Algériens qui n’ont plus aucune confiance dans les institutions de leur pays. Par conséquent, si, comme vous le dites, vous êtes un homme d’honneur, laissez la justice helvétique, qui n’est dirigée ni par le procureur Abdelmalek Sayah ni par Abdelaziz Bouteflika ni par le général Toufik, ni par une main hostile à l’Algérie ou à vous-même, laissez la justice helvétique, dis-je, faire son travail. Car, sachez-le, si vous et vos collègues êtes au-dessus des lois algériennes, vous n’êtes certainement pas au-dessus de la justice internationale. Comportez-vous en officier digne, et faites cesser cette mascarade qui rappelle ces appels à « la mobilisation » et au « patriotisme » à la Kadhafi ou à la Ben Ali.
Vous êtes un justiciable, comme tous les justiciables ! Répondez donc aux convocations de la justice helvétique sans ruer dans les brancards ni crier éternellement à l’injustice ou au complot et sans vous poser en victime et ce, avant même qu’un avis judiciaire ne soit rendu. Sachez que si des Algériens vous poursuivent à l’étranger, c’est en raison de l’absence de justice dans leur pays. Cette Algérie est dirigée, vous ne l’ignorez guère, par des responsables ayant érigé l’injustice et l’impunité en dogmes officiels du régime. Un pouvoir ayant trahi la déclaration du 1er novembre 1954, les résolutions du congrès de la Soummam et le peuple algérien ne peut être crédible.
Vous avez soutenu et servi un régime qui a instauré, en Algérie, une justice à deux vitesses où des puissants comme vous ne sont jamais inquiétés sauf lorsqu’ils sont lâchés par leurs pairs. Vous avez participé et soutenu un système qui a poussé des Algériens comme moi à l’exil. Il fallait, par conséquent, vous attendre à l’effet boomerang et d’ailleurs vos collègues, je parle de ceux qui ont des choses à se reprocher, devraient avoir les mêmes inquiétudes.
Je fais partie, dis-je, en effet, de ces Algériens qui n’ont aucune confiance dans les institutions de leur pays ni dans cette justice instrumentalisée tantôt par les hommes de Bouteflika tantôt par ceux du DRS, utilisée uniquement comme levier de pression pour récompenser les uns et sanctionner les autres ou pour s’abattre sur la petite délinquance, les sans grades, et les lampistes. Cette justice algérienne qui relaxe le terroriste et qui condamne le journaliste, cette même justice qui poursuit les seconds couteaux et oublie consciemment les grands corrompus n’étant plus crédible, les Algériens sont obligés, en effet, de se tourner vers les juridictions internationales afin de demander réparation devant les graves préjudices qu’ils ne cessent de subir.
Mohamed Sifaoui
Par Le Matin DZ | 27/12/2011
4 août 2012
Khaled Nezzar