Par Abdelalim Medjaoui, ex du Service de santé de la wilaya III (zone 1)
Le Soir d’Algérie du 18 juillet 2012 a publié un article de critique historique de mon frère de combat Ouali Aït-Ahmed, portant sur le sujet traité par l’historien Fouad Soufi au colloque tenu début juillet sur le thème : «Algérie, 50 ans après : Libérer l’histoire».
Dans son intervention, F. Soufi a fait une analyse des différents sens qu’a pris la date du 5 Juillet, pendant la guerre de libération et après l’indépendance, sans prendre position pour tel ou tel de ces sens. L’assistance a, semble-t-il, apprécié cet exercice de style sur l’éclairage que donnent différents contextes à un même fait historique, à un même objet de mémoire, ici, la date du 5 Juillet. Cette prestation a valu à notre historien une volée de bois vert de la part de Ouali Aït- Ahmed, ancien officier de l’ALN. Comme indiqué en titre de son article, il lui reproche sa falsification de l’histoire, «la pire», précise- t-il plus loin ! Il l’accuse d’avoir fait un «montage» et une «démonstration» «pour consolider une thèse échafaudée par un des deux clans qui se disputaient le pouvoir, à visage découvert, lors du congrès de Tripoli en juin 1962». Il lui fait une leçon de méthodologie afin qu’il n’oublie pas «son rôle de scientifique et de chercheur en histoire» et qu’il évite d’«investir le champ politique» : «Nous savons tous, dit Ouali Aït-Ahmed, que l’histoire se fait par le combat des hommes et des femmes qu’ils soient politiques ou militaires du fait que les deux domaines font un tout indivisible, dans un mouvement d’ensemble cohérent et homogène. Mais son écriture reste du domaine des spécialistes en histoire, dans une approche neutre et objective…» Les choses sont beaucoup plus complexes en la matière, mais on pourrait être d’accord avec lui sur cette séparation entre l’acteur de l’histoire et celui qui se spécialise dans l’écriture de cette histoire. Lui-même, en tant que participant, donne, du «combat des hommes et des femmes » qui a fait l’histoire, un tableau qui – appliqué à la Révolution à laquelle nous avons contribué – semble contredire l’idée du «mouvement d’ensemble cohérent et homogène» dont il dit qu’il animait ce combat. Il y est plutôt question de «… la lutte des clans, commencée déjà en sourdine, avec l’assassinat de l’architecte de la Révolution Abane Ramdane, le 27 décembre 1957, pour se terminer en catastrophe, en juin 1962, lors du congrès de Tripoli…» Drôle de façon d’illustrer l’«héroïsme» et la «gloire» du FLN «durant le combat libérateur» ! La querelle, que mon frère de combat fait à l’historien, n’est-elle qu’un prétexte qui lui permet d’expliquer le sens qu’il donne, lui, au 5 Juillet 1962, et de battre en brèche les différents contenus, faux, selon lui, attribués à cette date ? Ce faisant, il confirme la pertinence de l’essai tenté par F. Soufi sur un tel fait d’histoire. On peut penser que s’il avait cherché à connaître un peu mieux F. Soufi, s’il s’était intéressé à son travail et à son œuvre déjà conséquente, O. Aït Ahmed aurait compris que cet historien est loin «de cligner de l’œil pour un strapontin hypothétique», comme suggéré dans l’article. Par ailleurs, il aurait développé, je pense, une critique moins virulente s’il avait assisté à l’intervention de notre historien, et s’il ne s’était pas appuyé sur le seul compte-rendu d’un journaliste. Le débat a ses règles.
L’historien algérien, une espèce rare qu’il faut protéger
Avant l’indépendance, l’université colonialiste prenait un soin vigilant à ne permettre à aucun Algérien de faire, non de la recherche historique, mais même une licence d’histoire, et les rares enseignants «indigènes » d’histoire dans les lycées avaient une licence de français qui comprenait un simple certificat d’histoire. F. Soufi est parmi la cuvée d’historiens que notre jeune université d’Alger, devenue nationale en 1962, a enfin produite. Il est plutôt l’un des peu nombreux rescapés de sa formation qui s’est accroché à cette branche académique après qu’elle a été arabisée, la plupart de ses collègues ayant opté pour d’autres horizons. Il est un de nos enseignants-chercheurs les plus prometteurs, les plus conscients de la nécessité de «décoloniser» notre histoire, et il est capable en plus de faire le lien avec les historiens en langue arabe et surtout les plus jeunes parmi eux, dont certains sont ses élèves. C’est dire que nous devons, surtout nous moudjahids, porteurs de mémoire, qui avons vu de nos yeux le prix exorbitant de la libération, être pleins de sollicitude pour ces bourgeons de l’indépendance, et soutenir leurs efforts de scientifiques, pour être fidèles à l’épopée qui nous a donné l’opportunité de nous réapproprier cette histoire que le colonisateur nous a volée. D’autant que leur tâche n’est pas des plus faciles. Ils restent dispersés sinon divisés, certains groupés autour de revues qui n’arrivent pas à avoir un statut national, d’ateliers de recherche dans les universités ou instituts, d’autres étant attirés par le champ historique français, bien structuré, lui, et s’y contentant d’un «strapontin», d’autres encore tentant l’aventure individuelle, non académique… Ils sont en butte à de nombreuses pressions qui entravent leurs efforts pour constituer un champ scientifique relativement autonome. Ces pressions, ils les ressentent de façon sensible dans notre interventionnisme de porteurs de mémoire : tout en étant divisés au plan politique et nous opposant les uns aux autres, nous nous posons comme pouvoir intellectuel national et pensons pouvoir leur dicter, en historiens improvisés, notre façon de voir cette portion de la vie nationale où nous avons été des acteurs. Ces pressions, ils les vivent de façon plus insidieuse mais plus forte dans le rapport qu’ils entretiennent avec le pouvoir intellectuel de l’université française qui, avant même le début de l’occupation coloniale, s’est approprié notre histoire nationale. C’est dans leur confrontation critique avec ce pouvoir et son université – dominés par le puissant Service historique de l’armée de terre – qu’ils trouveront leur chemin vers la science historique internationale. Ils le feront en liaison avec les historiens français qui se battent difficilement pour l’autonomie relative de leur propre champ scientifique.
Notre rôle à nous, les porteurs de mémoire…
Dans ces conditions sociales de l’autonomisation du champ historique scientifique national, quel est notre rôle, nous les porteurs de mémoire ? Nous devons bien sûr continuer à témoigner, à donner notre sentiment de ce que nous avons eu l’honneur et la chance de vivre dans la lutte de notre peuple pour la récupération de son État-nation et sa contribution à la défense de la dignité de l’homme. Notre témoignage est important pour que notre peuple, nos jeunes ne perdent pas la boussole : un des «amis» de notre peuple n’a-t-il pas déclaré que tant que notre génération n’a pas disparu lui et les siens ne pouvaient espérer réengager notre peuple dans la voie de la soumission dont il s’est affranchi ? Je l’avoue franchement : quand j’entends quelqu’un dénigrer notre pays ou sa Révolution, je me pose la question : qu’est-ce qu’il a fait, lui ou son père (si lui était alors trop jeune) pour cette Révolution ? Sur ce plan, je suis manichéen : comme l’enseigne la sagesse populaire, «ton frère, c’est ton frère, ne te laisse pas avoir par ton ami !» Même si cette fraternité de combat s’appuie aussi sur des divergences sur notre vécu d’alors. Mais, justement, si nous voulons comprendre cette aventure grandiose mais complexe et contradictoire que nous avons vécue, nous n’avons d’autre choix que de nous en remettre à nos historiens. Seuls eux, parce que c’est leur métier, leur raison d’être, peuvent apprendre à maîtriser les outils scientifiques pour tenter de déchiffrer le cheminement sinueux et tâtonnant de la Révolution vers la victoire. D’autant qu’ils sauront trouver dans la longue histoire de la société les racines des comportements et positions des femmes et des hommes pendant la Révolution. En tout état de cause, n’est-ce pas que, maintenant, c’est plus leur histoire que la nôtre, celle des jeunes générations ? Ils doivent sentir notre sollicitude comme celle dont nous avons bénéficié, lorsque, jeunes volontaires sans expérience, l’ALN nous a fait confiance au point de faire de nous des combattants qui avons donné du fil à retordre à une des plus chevronnées et puissantes armées du monde. Si critique nous avons à leur faire sur tel ou tel point ne nous semblant pas respecter les faits que nous avons vécus, c’est avec tact et avec le respect dû à la science… Se sentant soutenus plutôt que suspectés ou pris en tutelle, nos jeunes historiens sauront d’autant mieux s’atteler à affronter les véritables obstacles à leur activité scientifique. Parmi ces obstacles, ils ont à faire aux redoutables «stratégies de réhabilitation » du fait colonial : hier notre Révolution a fait valoir la monstruosité de l’«Algérie française » malgré les efforts développés pour la parer des couleurs des Lumières et des valeurs de 1789. Pour contrer l’effondrement des valeurs coloniales, ces stratégies mobilisent les armes de l’orientalisme toujours dominant sur le champ scientifique, pour délégitimer notre guerre de libération et les valeurs arabo-musulmanes de l’Algérie indépendante. Nos historiens sont appelés à contribuer à cette tâche colossale de confirmer la défaite des idées coloniales dans le champ de leur activité. Et pour cela, ils ont besoin de notre sollicitude.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/08/01/article.php?sid=137382&cid=41
Un peu de bienveillance pour nos historiens !
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1 août 2012
Guerre d-ALGERIE