Contribution : ISLAMISME À LA MODE TURQUE
La réussite turque actuelle n’aurait jamais été possible sans la modification radicale de la Constitution en 2001 par l’ancien président, Ahmet Necdet Sezer, afin de remplir les conditions fixées pour les pays qui conduisent des négociations pour leur adhésion à l’Union européenne.
Ce n’est pas le Parti de la justice et du développement (AKP) du Premier ministre turc, Tayyip Erdogan, inexpérimenté en politique quand il a pris le pouvoir en 2002, qui aurait pris cette mesure. En outre, le caractère laïc de l’Etat a énormément favorisé cette croissance économique, grâce au tourisme, qui a servi de véritable locomotive pour les autres secteurs. Il ne faut cependant pas attribuer les réussites économiques au seul parti du Premier ministre Erdogan mais, obnubilés, les islamistes arabes lui attribuent presque des miracles pour encenser un modèle politique et économique dont ils ignorent tout. Cependant, ils savent que la vente et la consommation d’alcool sont autorisées en Turquie, comme aux Emirats et dans ce Qatar qui a sous-traité des «printemps arabes» pour une Arabie Saoudite à la botte des Etats-Unis. Cela, ils ne le disent pas, pour ne pas paraître hypocrites. La Turquie veut se placer dans le monde arabe en général et en Afrique du Nord en particulier, avec des prétentions qui n’ont rien à envier à celles de la France et des autres pays impérialistes. Elle a aiguisé ses couteaux en Libye où elle a participé à la coalition de l’OTAN qui a mis le pays à feu et à sang après avoir violé les lois internationales en attaquant le pays alors qu’elle n’était chargée que d’assurer l’interdiction de vol des avions libyens… Ses velléités politiques, «idéologiques» et économiques (conquérir des marchés) ont redonné à ce pays un appétit pour un monde arabe dont il s’était désolidarisé depuis plus d’un siècle, soit depuis la chute de l’empire ottoman et même bien avant pour le Maghreb (depuis 1830 pour l’Algérie). Aujourd’hui, la Turquie s’acharne contre la Syrie, le seul pays de la région qui ne reconnaît pas Israël. Le territoire turc sert de base arrière pour des hordes terroristes fondamentalistes qui ont fait des milliers de morts en Syrie et dont les actes se propagent actuellement dans le Liban voisin. Obéissant à l’agenda américain, la Turquie veut avoir sa part dans un dépeçage inscrit dans un nouvel ordre mondial visant l’émiettement de la nation arabe en petits Etats squelettiques qui ne feront plus le poids face à Israël, qui deviendra par la suite la plus forte nation de la région. Acteur conscient de ces velléités impérialistes, l’AKP est prêt à négocier quelques profits ou même quelques miettes dans ce nouveau plan Sykes Picot qui sera à l’avantage de l’Occident et d’Israël, d’autant qu’il a agi selon l’agenda en Libye et qu’il le fait avec hargne en Syrie. Tirant bénéfice des «Printemps arabes», le chef de l’AKP a visité l’Égypte, la Tunisie et la Libye en septembre 2011 et y a distillé un discours prônant à la fois l’islamisme et la laïcité (!) sans manquer de signer plusieurs contrats économiques, intérêt oblige ! Lors de sa visite arabe, Erdogan n’avait pas d’autre choix que de prôner un islamisme cool, afin de ne pas contredire le discours officiel d’une OTAN voulant émanciper les Arabes avec une «vraie démocratie». Grâce à ce fondamentalisme pacificateur promu par Ankara avec la bénédiction de l’Amérique, le monde arabe est désormais livré pieds et poings liés à ses anciens et nouveaux conquérants. Oubliés sont les temps où le monde arabe était arrimé aux idées socialistes, baâthistes, nationalistes qui le mettaient à l’abri de certains périls… Savant mélange d’islamisme et de laïcité concocté par Erdogan ! Qui, en sus, improvise quelques coups de gueule médiatiques contre Israël pour séduire des Arabes médusés qui ignorent que l’aviation israélienne s’entraîne dans le ciel turc avant d’aller bombarder les Palestiniens, selon des accords de coopération militaire entre les deux pays. Finalement, cet AKP a de la suite dans les idées, d’autant qu’il ne manque pas d’installer un puissant appareil de propagande pour distiller un prosélytisme islamique dit modéré : la fondation de Fethullah Gülen dont nous parlerons plus loin et qui est présente dans 114 pays, avec mosquées, centres culturels et hôpitaux ! Depuis quelque temps, Tayyip Erdogan veut donner l’image d’un leader qui tient tête à Israël, d’où son coup d’éclat à Davos en janvier 2009 lorsqu’il a quitté la salle de conférences après l’intervention du président israélien Shimon Peres qui justifiait les massacres en Palestine. Plus tard, Israël lui fera payer cette insolence en tuant neuf Turcs lors de l’arraisonnement du bateau humanitaire Mavi Marmara qui tentait de forcer le blocus de Ghaza, fin mai 2010. Ces neuf morts sont venus déranger la sérénité entre Tel-Aviv et Ankara, qui demandera vainement à Israël des excuses et un dédommagement pour sauver l’honneur. Pour certains observateurs, ce n’était là qu’un coup de comm car, disent-ils, les relations entre les deux pays finiraient par se normaliser. L’histoire leur donna d’ailleurs raison car en septembre 2011, le gouvernement turc accepta sans rechigner la demande étasunienne d’installer en Turquie une rampe de missiles antibalistiques contre d’éventuelles attaques iraniennes visant… Israël ! Selon le quotidien turc Hurriyet, l’OTAN livrera à Tel-Aviv toutes les données recueillies par les radars de ladite rampe ! Cette installation militaire vint non seulement fragiliser les relations entre Ankara et Téhéran mais surtout amplifier la tension et la course aux armements dans une zone déjà surarmée. Plus grave, les nouveaux missiles sont accompagnés de têtes nucléaires, selon Green Peace, ce qui a suscité des manifestations et des critiques de la part de l’opposition turque. La relation d’Ankara avec Téhéran semble incompréhensible : car en mai 2010, Erdogan a signé un accord tripartite (Iran-Turquie- Brésil) sur un échange d’uranium enrichi, en juin 2010, Ankara a refusé de voter de nouvelles sanctions contre Téhéran au Conseil de sécurité des Nations unies mais en septembre 2011 Erdogan a donné aux Etats-Unis son accord pour l’installation de ladite rampe de lancement antimissiles ! Comment réhabiliter auprès des Arabes un honneur turc perdu depuis longtemps à cause de relations entretenues avec Israël depuis 1949, année de sa reconnaissance de l’Etat hébreu ? En 1958, la Turquie a signé avec cet État un accord de coopération contre «le radicalisme au Moyen-Orient et contre l’influence soviétique», une coopération qui se prolongera jusqu’au début des années 1960. Ankara restera neutre durant la guerre des Six Jours de 1967 ; et si elle a voté pour le retrait des troupes israéliennes de Cisjordanie, de Ghaza, du Sinaï et du Golan, elle a aussi voté contre la désignation d’Israël comme agresseur dans cette guerre-là. Ni contre les Arabes ni contre Israël ! C’est ce qu’on appelle de la modération équidistante entre les musulmans et leur principal ennemi ! La reconnaissance par la Turquie de l’OLP en 1975 en tant que représentant légitime du peuple palestinien n’occulte pas sa coopération très développée avec l’Etat hébreu. Erdogan ne se découvre donc des vertus anti-israéliennes que lorsque neuf de ses citoyens ont été tués par Tsahal. Les observateurs notent qu’il n’y a pas de politique anti-israélienne turque mais une adaptation de son soutien à Israël à une donne où Ankara a besoin des Arabes pour son commerce extérieur et son prosélytisme religieux. La Turquie adapte sa diplomatie car elle ne peut pas commercer avec les Arabes tout en méprisant la question palestinienne.
Mythe d’une Turquie ennemie d’Israël !
Le «printemps arabe» tombe à pic pour un AKP opportuniste qui fait la pirouette en fonction du plus offrant. On ne peut pas dire qu’en matière de politique extérieure, ce parti ait des constantes ou des principes, car toujours prêt à sacrifier ses alliés pour d’autres, selon la conjoncture, comme il l’a fait avec la Libye et la Syrie. En novembre 2010, Erdogan était allé recevoir à Tripoli le prix Kadhafi des droits de l’homme avant de rallier l’OTAN dans son ingérence militaire, quelques mois plus tard ! Et dès que l’Occident a mis Damas dans son collimateur pour lui faire payer son opposition à Israël, Ankara s’est aussitôt retourné contre Al-Assad avec qui il venait de signer, en janvier 2011 un traité pour la constitution d’une zone de libre-échange qui incluait également la Jordanie et le Liban ! Fort du soutien occidental, Ankara lorgne son passé ottoman, cet empire honni qui n’était que condescendance, mépris et pillage et qui n’avait fait des Arabes que des corsaires, au meilleur des cas. Désormais que l’entrée dans la zone de l’Union européenne semble hypothétique, les débouchés commerciaux d’une Turquie en pleine croissance ne sont pas en Occident mais dans ce monde arabe auquel elle a tourné le dos depuis la chute de son empire, un empire qu’elle veut reconquérir aujourd’hui à coups de fondamentalisme mijoté à une sauce AKP. Le double langage est aussi en direction de Téhéran car quelques mois seulement après l’installation, en septembre 2011, des rampes antimissiles visant à «défendre» Israël d’une éventuelle attaque iranienne, voilà qu’Erdogan élabore un nouveau plan pour rencontrer le président iranien les 21 et 22 janvier 2012 ! «Les Turcs mangent avec le diable – sans même une grande cuillère : voilà ce que pensent les Occidentaux du rapprochement récent de la Turquie avec l’Iran. Les nouveaux stratèges diplomatiques turcs sont accusés au mieux d’un flirt poussé avec le régime d’Ahmadinejad, au pire de fomenter avec leur voisin perse la formation d’un bloc islamiste. Les spécialistes des mondes turc et perse qui connaissent l’histoire savent qu’entre l’empire ottoman puis la république de Turquie et le royaume de Perse puis la république islamique d’Iran, entre le géant sunnite et le géant chiite, les motifs de rivalité ont toujours été plus nombreux que les désirs d’alliance», écrit la journaliste Ariane Bonzon. Le nouveau cheval de bataille d’Ankara pour convaincre les gouvernements arabes est donc la question palestinienne. Et pour conquérir des masses, dont elle sait l’inimitié pour l’impérialisme et ses symboles, Erdogan propage le mythe d’une indépendance de son pays vis-à-vis de l’OTAN, comme si l’organisation atlantique tolérait que l’un de ses membres contredise ses thèses hégémoniques et impérialistes. Ces mythes d’une Turquie pro-palestinienne et opposée à l’OTAN n’ont pas manqué de susciter quelques engouements auprès des islamistes musulmans qui cherchent des modèles moins compromettants que ceux de l’autocratie saoudienne. Ainsi donc, de larges segments de fondamentalistes en Egypte se disent prêts à adopter le style AKP. Même l’ancêtre de l’intégrisme, le vieux modèle des Frères musulmans égyptiens, se tourne lui aussi vers le nouveau-né turc pour se refaire une virginité. C’est ce qu’on appelle perdre son âme mais les islamistes ne sont pas à un changement de chemise près. En Tunisie, le parti islamiste Ennahda, vainqueur des élections de l’Assemblée constituante le 23 octobre, se plaît également à se comparer à l’AKP. En Libye, le Conseil national de transition au pouvoir de Abdeljalil n’a cessé de faire allégeance à un islamisme inspiré d’un parti de l’ancienne Porte Sublime. Une porte qui aujourd’hui n’est pas si sublime que cela car l’Union européenne lui refuse encore son adhésion, ce qui l’incite à chercher des partenaires économiques dans un monde arabe dédaigné plus d’un siècle durant. Revirement oblige, Erdogan prend donc son bâton de pèlerin pour faire du prosélytisme deux en un, économique et religieux à la fois. Avec un PIB qui caracole autour de 10,3% au cours du premier trimestre 2010, la Turquie veut rayonner dans un Moyen-Orient et une Afrique du Nord méprisés depuis la chute de l’empire ottoman. Les échanges commerciaux turco-arabes sont donc passés de 13 milliards de dollars en 2004 à 37 milliards en 2008 et ont atteint actuellement les 20% du produit national brut turc. Par sa proximité géographique, culturelle et religieuse, le Maghreb est devenu un terrain de chasse pour les industriels turcs et pour l’AKP qui en public parle de laïcité et en privé, de charia. Or, autrefois, les Ottomans ont appliqué la charia dans leur empire et voilà ce que cela donnait : le voleur était amputé d’une main ; le criminel était pendu et parfois écorché vivant ; la femme adultère était enfermée dans un sac et jetée vivante à la mer… Le beylik se contentait de collecter les impôts, le peuple algérien était livré à lui-même et les richesses du pays allaient aux deys, aux beys et vers Istanbul. Pendant des siècles, le couvre-feu était en vigueur à Alger et seules les personnes munies d’un laissez-passer pouvaient circuler après la fermeture des portes ! L’exception était le Ramadhan où les gens pouvaient veiller jusqu’à la prière du matin !(1) Aujourd’hui, l’AKP veut revenir avec la même doctrine qui a causé un retard incommensurable à notre pays et à tous les pays arabes qui ont parfois dû recourir à Lawrence d’Arabie pour se débarrasser des Turcs et qui se trouvent dans leur sous-développement actuel à cause du colonialisme ottoman autant qu’à cause du colonialisme occidental.
A. E. T.
(A suivre)
Note 1 : Mouloud Gaïd, L’Algérie sous les Turcs, éd. Mimouni, Alger, 1991
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/07/31/article.php?sid=137324&cid=41
31 juillet 2012
AlI EL HADJ TAHAR