Les plus anciens, les aînés racontent leur ramadhan, aux plus jeunes. Et sur des générations, depuis 670 en gros, c’est-à-dire, depuis la fondation de Kairouan, par Okba Ibn Naffaâ, les uns racontent leur ramadhan aux autres. En brodant, en enjolivant, en sublimant, en tissant des ponts entre le réellement vécu d’un coté, et de l’autre, l’imaginé, le fantasmé, le vainement inaccessible. Ainsi, la reproduction d’un antan arrangé, embelli et vanté par ceux qui narrent, en direction de ceux qui écoutent et qui forcément, n’ont pas connu ces ramadhans des temps bénis, se perpétue. Ce qui au final, demeure toujours pour les différentes générations, du domaine du souhaité, du désiré. Mais non encore atteint, et bien sûr, fatalement jamais retrouvé. Ce sont des histoires qui ne possèdent pas la notion temps, et des souvenirs qui ne sont ancrées dans aucune géographie. Chaque génération semble dire à celle qui la suit, ceci : même la nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Cette mélancolie, ce blues, ce vague à l’âme et cette langueur, sont déclinés en une kyrielle de variations, sur presque les vingt quatre heures de la journée. Tous les espaces de vie sont mis à contribution. Dans les maisons on fait appel aux grands parents.
Dans les quartiers on sollicite la mémoire des vieux habitants. Les réponses aux interrogations exigent de ces vétérans des efforts mémoriels, moult détails et des précisions assurées. Le tout devant être compatible avec les nécessités du moment de la formulation de la demande, pour satisfaire des auditoires, simplement à la recherche du rêve. Les journaux papier, durant ce mois, rivalisent de propositions, pour ne pas être en reste, face à un lectorat se délectant, en période de jeune, d’un virtuel qui apaise les agressions de l’estomac et d’un irréel qui humidifie les gosiers maltraités par la soif. Toutes les chaînes publiques de télé mettent le paquet, et même celles nouvellement nées et qui émettent depuis peu, en extraterritorialité, revendiquent un leadership en matière de programmes durant la saison du jeûne. Les radios locales censées être plus proches et plus accessibles à leurs auditeurs, font du live et du réality show. Elles passent en direct des intervenants pour raconter leur ramadhan d’antan, avec le langage et le ton qui siéent, en le comparant à celui du temps présent. Et chaque auditeur peut aller consulter et vérifier ce qui avait été dit à la radio locale, aisément, puisque son auteur habite tout près. Et cette ambiance de nostalgie ressuscitée drapera le mois ramadhan actuel, au lieu de servir d’occasion pour profiter du temps réel. C’est Horace dans un de ses poème qui disait ’carpe diem ». Célèbre expression, differement traduite pour signifier : » Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain », ni d’hier conséquemment. Sinon, ’Cueille le jour présent et sois le moins confiant possible en l’avenir ».
Ou bien : ’Profite du jour présent, sans t’accrocher, ni faire une fixation sur le passé ». Oui mais peut-on faire automatiquement table rase du passé ? Encore plus, quand il s’agit en somme d’alimenter une légende, entendue stricto sensu, et qui pourrait donner à des gosses l’occasion de rêver pour innover, pour recréer leur propre ramadhan, à l’image de celui tant projeté par des générations à foison. Les narrations des ramadhans d’antan commencent souvent par la description d’une institution : La Chaabania. Ce sont les festivités qui se déroulent à la fin du mois lunaire de chaabane, d’où chaabania, précisément durant ses trois derniers jours. Pourquoi les trois jours derniers ? Parce que les mois lunaires contiennent soit 29, sinon 30 jours. La régulation se fait par l’apparition du croissant annonciateur du mois nouveau. Alors pour plus de sécurité, et pour ne pas rater la chaabania, la fête a lieu approximativement trois jours avant la venue du mois du jeûne, car il arrive qu’elle ne dure que deux jours, pour raison de visibilité, exclusivement à l’œil humain, du croissant naissant, d’où cet aléas conjecturel. Que se passait-il, pendant cette célébration ? Ce genre de cérémonies est plutôt citadin. La ruralité n’en garde pas de traces, du moins selon nos recherches. Dans la quasi totalité des villes algériennes du nord vivent des communautés noires. Et dans l’imaginaire collectif, travaillé par les traditions des siècles durant, cette communauté serait détentrice de secrets, et de certains pouvoirs, qui éloigneraient le mauvais oeil, guériraient les malades et apaiseraient les affligés atteints de funestes douleurs, inaccessibles aux sciences médicales.
Ce sont les zindji baba Salem d’Alger, les Wassfène de Constantine, les Baba Belmansour de Annaba, les Dar Messaoud et son fils Sassi lak’hel et leur Benga à Souk-Ahras, les Bou Saadia, et les Ahl Ediwan dans d’autres régions, ainsi que les Redjel M’lah à Touggourt, qui participent de cette représentation populaire du cérémonial. Toutes ces congrégations disposaient d’orchestres formés d’instruments de cuir, tbal, tambours de différentes tailles, et de karkabou, genre de castagnettes, ou grelots en métal. A son paroxysme la rythmique et le tempo de ces harmonies sont irrésistibles. Ainsi les danses, le tah’wel, sont de mise. Ce sont des corps qui se contorsionnent, et des transes qui approchent l’état second, voire l’évanouissement. Lors de la chaabania, ces groupes, à la tombée de la nuit, font le tour des quartiers de la ville pour les réveiller de leur torpeur et leur annoncer l’imminence de l’avènement du mois du jeûne. Pour cela, ils sont escortés par une ribambelle de gosses heureux d’annoncer les réjouissances du ramadhan. Généralement ils sont accompagnés d’un animal décoré de rubans, de tissus de différentes couleurs, et dont le front porte une tache marron, faite au henné. Cette plante venue du paradis, comme rapporté par la légende. La bête, traditionnellement un taureau, mais cela peut-être pareillement un veau, un dromadaire, une vache ou bien un bélier, sera sacrifiée pour accueillir ce mois de piété. Sa viande, avec ce qu’aura récolté la procession lors de sa tournée à travers les rues et les ruelles, en dons, en donations, en charités, en oboles, en et étrennes. En offrandes, en nature ou en numéraire, servira à composer des couffins pour les moins nantis, les handicapés, les sans ressources, les veuves et les orphelins de la ville, et pas seulement. La dévotion d’antan était populaire dans son expression. Sans atteindre les autres formes sophistiquées de piété, soit disant quintessenciées, qui peuvent être ascétique, mystique, philosophique ou bien intellectuelle.
Dans ses buts, cette piété d’antan, était pratiquée pour secourir, pour assister et pour venir en aide à ceux que la vie n’a pas gâtés, et à celles sur lesquelles s’acharne parfois sans raisons, le sors. Cette forme de culte ne questionnait jamais celui qui a été défait par l’adversité, par la détresse et par le malheur. Elle était accomplie pour soulager tous ceux lestés par les privations, parfois de simples besoins humains auxquels ils n’ont pour différentes raisons, pas accès. C’est cette simplicité face aux éventuelles questions existentielles, qui fait la richesse des récits fabuleux des ramadhans d’antan, et qui parfois, les font se confondre avec des contes. Selon les anciens, ces époques finies avaient des odeurs qui ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Les goûts des fruits, des légumes, des ingrédients, des condiments, de la galette, qui ne dégagent présentement que de fades bouquets et des saveurs délavées. Les rues, selon ceux d’antan, n’embaument plus les parfums et les aromes de ces choses du passé qui faisaient à elles seules, que le ramadhan, en soit un. Tout est passé au tarare, pour que le moindre détail du temps ancien soit magnifié. A les entendre, tout était dans toutes les villes, paisible et apaisé. Ainsi, l’annonce de la rupture du jeûne, se faisant par le mouadhène, du haut de son minaret, à voix d’homme, jusqu’au point le plus éloigné de la cité, où elle pouvait porter. C’était la part d’humanité que véhicule la voix humaine, de loin plus douce et bienfaisante, que tous les moyens électriques, électroniques et autres supports actuellement utilisés à outrance. Sinon, l’annonce se faisait par un tir de coup de canon, tradition othomane, sous la régence d’Alger, reprise durant la colonisation française du pays.
Si désormais l’indifférence, enjolive quasiment, la venue du mois du jeûne, autrefois, les gens s’y préparaient. Ils nettoyaient leurs habitations, repeignaient leurs maisons et les décoraient aussi. Les femmes également préparaient des composants et divers assaisonnements, tels que, le frik pour la chorba, la menthe séchée et pilée, et autres épices réduites en poudre. La semoule pour les différentes sortes de galettes, et pour la composition des gâteaux, et autres douceurs pour les veillées. Les reproches fait au ramadhan d’aujourd’hui, c’est que toutes ces bonnes choses maintenant s’achètent, et nul ne prend le temps ni la peine d’en confectionner, d’en élaborer, d’en manufacturer. Soit. Cependant on ne peut nier que cette façon de faire actuellement, donne du travail et procure des revenus à ceux qui en produisent et en vendent aux autres. En plus de l’existence de ce marché, qui en Algérie n’a jamais été quantifié, ni estimé, et non encore chiffré, il libère des centaines voire des milliers d’hommes et de femmes, de certaines taches fastidieuses pour s’occuper d’autres, peut-être plus utiles. Les produits confectionnés par soi-même ou bien achetés, sont les mêmes, avec toutefois, peut-être la saveur et le coup de main personnel en moins. Néanmoins, à chaque époque ces spécificités. Qu’en était-il, 33 ans plutôt ? Pourquoi trente trois ans ? Parce que c’est le temps cyclique, pour que le mois de ramadhan boucle la boucle et revienne à la même époque.
Il y a donc 33 ans les algériens accueillaient le mois du jeûne, sous les chaleurs d’été, sous le régime du parti unique, de l’unicité de pensée, et de son lot de la rareté de tous les produits et avec son cortège angoissant de pénuries. Il n’y avait qu’un seul modèle de bouteille de limonade, quant aux contenus c’était au petit bonheur la chance. Les magasins d’alimentation par décision administrative étaient obligés de fermer les mardis, et les coiffeurs, se reposaient forcés, le lundi de chaque semaine. En dehors des points de ventes de la Cofel et de l’ofla*, point de fruits et légumes, et point de salut. On prenait, contraint ce qu’il y avait sur les étals. Les offices publics en charge d’approvisionner les populations en semoule et en produits alimentaires régulaient le rythme de la vie de ces populations. S’il y avait du concentré de tomate disponible uniquement conditionné en boites de un kilogramme, et que vous n’ayez besoin que d’une boite de 500 grammes, ou que vous n’ayez pas la somme demandée pour la boite de un kilogramme, et bien vous en preniez, quand même, la grosse boite, sinon pas de tomate et pas de chorba au f’tour. Celui qui arrivait à se procurer un sac de semoule de 50 kilos, ou bien un bidon d’huile de 5 litres, était chez lui, accueilli comme un héro, et célébré comme un champion olympique, avec des youyous. Les responsables des Souk El Fellah, et ceux des Galeries Algériennes, étaient les plus importantes personnes de la cité, ils étaient courtisés par les plus importantes personnalités de la ville et aussi par les responsables et les plus en vue in situ. Alors entre antan et aujourd’hui, quelles différences ? Chacun appréciera selon ses moyens financiers, ses envies, ses goûts et aussi ses caprices. Les comparaisons concernent aussi les façons de veiller après le f’tour. Anciennement selon ce qui nous est narré, les veillées du ramadhan avaient plus de charme et de fumet. Que cela se déroule à l’intérieur des maisons ou bien à l’extérieur. Les cafés n’étaient jamais bondés. Le café y était servi dans une tasse et pas dans un gobelet en papier, surtout toujours accompagné d’un verre d’eau fraîche en été, et à la bonne température en hiver. Les soirées étaient joyeusement animées. Il y avait de la musique, du théâtre et du cinéma. Les femmes se rendaient visites les unes aux autres, et passaient d’agréables moments à discuter, à faire des jeux d’esprit, à se piéger par les devinettes, à se tirer les cartes, et à lire l’avenir des présents et des absents, sur divers supports.
Elles se passaient les meilleures recettes de cuisines pour faire plaisir le lendemain à toute la tablée de la maison. Les hommes évoquent quant à eux, les qaâdates et gousrates, entre amis à siroter du thé, du café, et à fumer, bien au calme, en toute insouciance. Cette ambiance est reprise par toutes les chaînes publiques de télé. Les talk show sont consacrés aux réminiscences des ramadhans d’antan. Les invités évoquent leurs souvenirs souvent avec les défaillances naturelles de la mémoire. Et même l’animatrice, ou bien l’animateur sortent parfois de leur rôle de modératrice et modérateur, dans cette irrésistible atmosphère, pour relater elles et eux aussi ce qu’ils tiennent de leurs parents et grands parents, et qu’ils étalent comme des vérités absolues. Lors de l’une de ces émissions, diffusée la deuxième soirée du ramadhan, une invitée disait que le couffin du ramadhan distribué par les communes et autres associations, trouve son origine dans les processions dont nous avons parlé plus haut dans cette chronique, et qu’elle trouvait l’initiative louable, car le nombre de colis distribué aux nécessiteux, selon des statistiques, augmente chaque année. Ce qui veut dire par déduction que la précarité augmente également chaque année. Alors cette démarche distribution du couffin de ramadhan telle qu’exécutée en l’état actuel a-t-elle atteint ses buts ? Quant aux décors des studios d’enregistrement de ces émissions, pour faire plus vrai que vrai, le kitch prime. Et pour la dinanderie qui est censée rappeler une époque où le ramadhan était ce qu’il est dans la mémoire collective, on a droit à des ustensiles de cuivre et de laiton venus du Turquie de Syrie, d’Iran et d’ailleurs, et récemment importés. Ni les motifs, encore les formes des objets exposés ne sont autochtones, et font par conséquent fausse note criarde dans le cadre. C’est la même chose pour les tapis, les tentures, les abat-jours etc. Le goût dirait le chanteur chaâbi Meskoud a fait des ailes et a pris son envol. En conclusion, entre la gnose spirituelle et les pratiques cultuelles du jeûne dont il n’est volontairement pas question dans cette chronique, et ces usages populaires, est-il besoin de détricoter la trame de cet imaginaire merveilleux, fabuleux et son infinie reproduction ? Ce rêve ne dure que l’espace d’un mois lunaire et de sa magie. C’est aussi cela un pan d’un patrimoine culturel commun, combien même, il serait immatériel et incorporel. Et s’il se répète à chaque génération, c’est qu’il y a un besoin éprouvé quelque part, et a priori cela fait du bien à tous. Alors saha f’tourkoum, à toutes et à tous.
* Organismes publics chargés de la revente des fruits et légumes.
26 juillet 2012
Abdelkader Leklek