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Le conteur des Nuits par Nora ACEVAL (hommage à Jamel Eddine Bencheikh mort le 08 aout 2005)

25 juillet 2012

Nora Aceval

   Le conteur des Nuits  par Nora ACEVAL (hommage à Jamel Eddine Bencheikh mort le 08 aout 2005) dans Nora Aceval Jamel-Eddine-Bencheikh

Jamel Eddine Bencheikh, le traducteur des Mille et une nuits me laisse le souvenir d’un spécialiste qui savait captiver son public de manière prodigieuse lorsqu’il présentait ses théories sur cette œuvre immortelle.

Quand le bonheur me fut donné quelquefois d’assister à ses conférences, je les recevais comme des récits merveilleux. Le talent du maître était tel qu’il prodiguait ses enseignements en véritable narrateur.  Sa voix nous emportait, nous conduisait sur les questionnements qu’il posait au texte, avant de proposer des réponses éclairantes qui s’ouvraient, comme le veut le genre, sur d’autres interrogations jamais épuisées. Jamais le fil ne se coupait. Jamais la certitude ne dominait.

Il disait : « Commençons par Sindbâd de la mer, c’est son vrai nom : il n’a strictement rien d’un marin.[1] », et déjà  nous étions dans le mystère, suspendus à ses lèvres. Puis, peu à peu, il nous conduisait dans les rues de Bassora à l’écoute, cette fois, du discours « politique », celui de l’autre Sindbâd, le « portefaix, auquel personne ne pense[2] »

Jamel Eddine Bencheikh nous donnait des clefs pour pénétrer l’univers secret des Nuits. J’ai souvenir d’avoir, toujours sans me lasser, écouté de multiples fois, son analyse du conte de Ali b. Bakkâr et Shams an-Nahâr (Tome III, Folio-Gallimard) . Admiratif, d’une voix appuyée, il disait son étonnement du comportement de Harroun Rachid, commandeur des croyants, « vicaire de Dieu sur terre », qui ordonna que l’on fasse des funérailles dignes à sa favorite infidèle. Ce roi incarnant l’Islam éprouvait de la compassion pour les amours interdites, fussent-elles celles de sa favorite ? «  De deux choses l’une : ou la civilisation arabe n’a pas été ce que l’on en a fait, ou les Mille et Une Nuits quittent leur fonction contique […] ? » s’interrogeait-il.

Successivement l’auditoire réapprenait à « lire » Les Nuits en écoutant le chercheur  comme on écoute un conteur. En évoquant le « commandeur des croyants », Jamel Eddine Bencheikh célébrait une civilisation qu’il aimait et faisait connaître, mais il célébrait surtout la Femme à laquelle il vouait tendresse et admiration. Il était un ardent défenseur de la cause féminine ! Face à l’écrivaine Fawzia Zouari[3] dont il aima l’ouvrage, il défendait Shahrazade comme un mythe dont il revient aux femmes de le rendre vivant.

C’est cet être, prince et homme simple à la fois, que le hasard me fit rencontrer pendant mes pérégrinations de conteuse. Nos chemins se croisèrent, lui, le spécialiste des Nuits, moi, la conteuse traditionnelle. Complice, il me forçait au tutoiement, mais jamais je n’osai tant il était « géant » à mes yeux, tant je l’admirais.

Il me revient aussi en mémoire son humour. Un jour, au CLIO[4] à Vendôme, à l’heure du repas, alors que je m’agitais, mon plateau à la main,  il me lança en arabe avec l’accent « bien de chez nous » cette aimable réprimande : «  gou’di ya Jennya » (assieds-toi Jenniya). Je m’installai alors près de lui, de Claudine sa femme et de son ami André Miquel. Ce fut notre dernière rencontre, nos dernières discussions.

J’aimais ces clins d’œil lorsque nous étions les seuls algériens du groupe. Et ce qui me laisse à penser « qu’il m’aimait bien » et fait couler mes larmes aujourd’hui, c’est lorsque je me rappelle sa tendresse quand il me disait, avant de me quitter, « Allah i-aounek ». « Que Dieu te vienne en aide » ne traduira jamais, le ton, la chaleur de la voix et toute la symbolique de ce qu’il m’adressait à ce moment là. Jamel Eddine Bencheikhl savait lire dans les cœurs autant que dans les livres.

Le poète, le conteur des Nuits, comme un héros, est passé sans s’attarder. Et, comme tous les héros, avant de repartir, il nous a légué des trésors. Á nous de les exploiter et de les redistribuer à nos enfants.

 

[N. A., conteuse. Creil (France), 22 septembre 2005].


[1] Toutes les références et citations en italique renvoient à l’ouvrage qui regroupe des actes de colloques organisés par l’Institut International Charles Perrault (IICP) à la Bnf, les 13 et 14 mars 2003, sous le titre « Les métamorphoses du conte » Ed. P.I.E.-Peter Lang. p.67 à 72. Communication de Jamel Eddine Bencheikh sous le titre « Les Mille et une nuits aux frontières de l’impossible ».

[2] Je cite ces mots de mémoire tant ils m’ont frappée lorsque je découvris par la bouche de Jamel Eddine Bencheikh ce point de vue.

[3] Fawzia Zouari. « Pour en finir avec Shéhérazade », Tunis, Cérès Éditions, coll. Enjeux. 2002

[4] CLIO, Centre de Littérature Oral, créé par Bruno de La Salle, conteur, écrivain et grand ami de Jamel Eddine Bencheikh.

 

À propos de Artisan de l'ombre

Natif de Sougueur ex Trézel ,du département de Tiaret Algérie Il a suivi ses études dans la même ville et devint instit par contrainte .C’est en voyant des candides dans des classes trop exiguës que sa vocation est née en se vouant pleinement à cette noble fonction corps et âme . Très reconnaissant à ceux qui ont contribué à son épanouissement et qui ne cessera jamais de remémorer :ses parents ,Chikhaoui Fatima Zohra Belasgaa Lakhdar,Benmokhtar Aomar ,Ait Said Yahia ,Ait Mouloud Mouloud ,Ait Rached Larbi ,Mokhtari Aoued Bouasba Djilali … Créa blog sur blog afin de s’échapper à un monde qui désormais ne lui appartient pas où il ne se retrouve guère . Il retrouva vite sa passion dans son monde en miniature apportant tout son savoir pour en faire profiter ses prochains. Tenace ,il continuera à honorer ses amis ,sa ville et toutes les personnes qui ont agi positivement sur lui

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6 Réponses à “Le conteur des Nuits par Nora ACEVAL (hommage à Jamel Eddine Bencheikh mort le 08 aout 2005)”

  1. Artisans de l'ombre Dit :

    Jamel Eddine Bencheikh

    Rose noire sans parfum

    Jamel Eddine Bencheikh, universitaire, poète, traducteur, essayiste, intellectuel de renom qui n’hésitait pas à prendre part aux débats de son temps, s’adonna, avec Rose noire sans parfum, à un nouvel exercice : le roman .
    L’échappée littéraire ne doit pas faire illusion. Si J.E.Bencheikh s’était penché sur une histoire lointaine ce n’était que pour mieux se rapprocher de ses contemporains et donner sens à un monde moderne sans ordre apparent.
    Rose noire sans parfum est un roman polyphonique à cheval sur le IXe et le XXe siècle. J.E.Bencheikh brosse avec minutie, dans le scrupuleux respect des récits anciens, et sous des angles multiples, l’histoire d’une révolte d’esclaves noirs au IXe siècle dans l’actuel Irak. Dirigé par un certain Ali, fils de Yahya, la révolte est d’importance. Les insurgés parviennent à couper l’empire abbasside en deux, s’emparent et ravagent plusieurs villes comme Bassorah, al Ahwaz et Wasit, règnent sur le Khazistan et menacent même Baghdad.
    J.E.Bencheikh, dissèque les ressorts psychologiques et historiques de l’action, les dessous d’une mobilisation et de l’engagement au nom de Dieu.
    Il dévoile le pacte qui va lier les esclaves Zandjs à celui qui se prétend sixième descendant en ligne directe de Ali, le cousin et gendre du prophète : « j’ai besoin d’hommes, les hommes que j’ai ont besoin de Dieu, Dieu a fixé les termes du contrat, Il exige que je le remplisse. Je n’ai plus qu’à mettre en contact l’Un et les autres ».
    Sur l’étendard il fait inscrire le verset 8 de la sourate 9 (Le repentir). Un verset qui « annule le passé des hommes et les appelle à mériter leur avenir » et d’ajouter : « A moi qui ose abattre leurs maîtres, il ne peuvent que remettre leur puissance. Puisqu’ils me doivent tout, ils me donneront tout. Ils ne raisonnent pas assez pour penser autrement, et d’ailleurs ils ne pensent pas, ils attendent ».
    La révolte sera d’abord victorieuse avec pour point d’orgue la prise de Bassorah, ville de « savoir et de culture » qui « mit la raison au service de la foi » grâce à An Nazzam et aux mutazilites. Bassorah la ville d’al Djahiz, d’Abu Nuwas ou encore d’Ibn el Muqaffa’ – celui qui prôna la subordination de la Shari’a à l’autorité politique – tombe. Elle est ravagée, suppliciée par cette armée d’anciens esclaves. Les historiens et autres chroniqueurs dressent un bilan de 300 000 morts et 15 000 maisons brûlées. Mais aux yeux des survivants que vaut ce froid bilan chiffré : « nous savons bien, nous autres survivants que quelque chose de profond a cédé. Une menace mortelle a surgi, venue de loin. Elle ronge ce monde et n’arrêtera pas de le ronger ».
    Les horreurs et abominations rapportées par l’auteur n’ont rien d’exceptionnelles dans l’histoire de l’humanité. J.E.Bencheikh se plait à le rappeler. Mêlant sa voix à celles de ces personnages – quand il ne la leur prête pas ou qu’il n’emprunte pas la leur – il égrène les morts de Srebrenica, les 15 millions de massacrés en 40 ans aux Indes, les récits de Las Casas sur la soumission du Mexique et du Pérou… : « Ah, théâtre de sang et de rire, violence par delà, violence en deçà ! ».
    Comprendre le pourquoi, le mécanisme même de ce déchaînement de violence semble être l’une des interrogations de l’auteur. J.E.Bencheikh dissocie alors chez le Maître des Zandjs le « je » du « il », le « je » du « prophète » devenu chef d’une révolte qui pourrait, au nom de Dieu, faire vaciller l’empire abbasside. Le récit prend alors des allures d’étude psychologique où J.E.Bencheikh décrit avec force le lent dédoublement de la personnalité, la lente dépossession de soi, d’oubli et de mutilation du « je » au profit d’une « forme » en émergence qui finira pas acquérir une totale « liberté ».

    Edition Stock, 1998, 265 pages.

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  2. Artisans de l'ombre Dit :

    Jamel Eddine Bencheikh est un écrivain algérien et un spécialiste de poétique arabe, né le 27 février 1930 à Casablanca (Maroc) dans une famille algérienne de magistrats, mort d’un cancer le 8 août 2005 à Tours (France).

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  3. Artisans de l'ombre Dit :

    Biographie

    Jamel Eddine Bencheikh grandit au Maroc (Casablanca puis Oujda), dans une famille de cinq enfants, dont il est le troisième. Après sa scolarité au lycée français, il part à Lyon pour commencer des études de médecine, qu’il interrompt au bout de deux ans. Il fait à Alger des études d’arabe et de droit. Il se lie d’amitié avec le poète Jean Sénac auquel il consacre un texte après l’assassinat de ce dernier. Il poursuit ses études d’arabe, enseigne et passe l’agrégation à Paris, de 1956 à 1962. Il regagne ensuite l’Algérie indépendante où il est assistant puis maître de conférences de littérature arabe médiévale à la faculté des lettres d’Alger. Il publie La poésie algérienne d’expression française, 1945-1965, une anthologie qui reste une des références majeures de la poésie de cette période. Il tient également des chroniques littéraires et politiques, dans différents hebdomadaires, chroniques réunies en 2001 dans un recueil intitulé Écrits politiques (1963-2000).
    Jamel Eddine Bencheikh s’était imposé un « exil volontaire » en France pour protester contre les restrictions de libertés imposées par le régime de Houari Boumediène. Il devient chargé de recherches au C.N.R.S. de 1969 à 1972 puis professeur à l’Université de Paris VIII, enfin à l’Université de Paris IV jusqu’à sa retraite en juin 1997.
    Il retourne à Alger en mars 1992 pour la dernière fois. Il a accompagné de ses prises de position et par des textes, la période de violence qu’a traversé l’Algérie depuis 1993. Il avait notamment pris position contre l’intégrisme, en dénonçant une « poignée qui parle au nom de l’Islam de telle manière qu’elle est en train d’approfondir l’incompréhension entre les musulmans et l’Occident ».

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  4. Artisans de l'ombre Dit :

    Ses œuvres

    Ses travaux de critique et d’érudition dans le domaine de la littérature arabe médiévale firent de lui un de ses plus brillants érudits. Travaux concernant la poétique, l’esthétique et l’exégèse, qui ont permis à toute une génération d’étudiants et de chercheurs de progresser. Le Cahier no 13 des Études littéraires maghrébines est un hommage au professeur qu’il fut, prestigieux mais trop peu connu et à la réflexion qu’il permit quant à la présence maghrébine dans le champ littéraire et intellectuel français.
    Il est surtout connu pour avoir traduit le célèbre conte des Mille et une nuits. Sa traduction en collaboration avec André Miquel et son frère Touhami Bencheikh est la première traduction complète, avec la totalité des 1205 poèmes, en français non censurée, fondée sur l’édition de Boulaq, du nom de la ville égyptienne où le texte a été imprimé pour la première fois en 1835.
    «Décomplexer l’Orient de l’emprise de l’orientalisme occidental : voilà ce vers quoi tendait sa démarche. Les Mille et une nuits (dont le premier tome est paru en 2005 à la Pléiade dans sa nouvelle traduction) allaient lui offrir l’opportunité de réaliser ce projet d’édition et de critique. Loin des raccourcis sur un Orient infantile et oisif qui ne cesse de s’ébattre, selon une imagerie clinquante, dans le sang et les désirs charnels, il œuvre avec son ami André Miquel pour faire passer dans leur traduction un Orient complexe, vivier poétique mais également théâtre du tragique.» écrivait Maati Kabbal dans le journal Libération lors de sa disparition.
    Trois siècles après celle d’Antoine Galland, cette traduction nouvelle restera incontournable.

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  5. Artisans de l'ombre Dit :

    Bibliographie

    Les poésies bachiques d’Abû Nuwâs (1964)
    Le rationalisme d’Ibn Khaldoun (1965)
    Sourate d’al-Kahf. Neuf traductions du Coran (Analyses Théorie, 1980)
    Le silence s’est déjà tu (Rabat, SMER, 1981)
    L’Homme poème, (Actes Sud, 1983)
    États de l’aube (Rougerie, 1986)
    Le Voyage nocturne de Muhammed, suivi de l’Aventure de la parole (1988)
    Les Mémoires du sang (Rougerie, 1988)
    Transparence à vif (Rougerie, 1990)
    Alchimiques (Poëgram, 1991. Dessins de Sarah Wiame)
    Déserts d’où je fus (Tétouan, 1994)
    Lambeaux (Paris, 1995)
    Parole montante (Tarabuste, 1997)
    Cantate pour le pays des îles (Marsa Éditions, Paris, 1997)
    Rose noire sans parfum, roman, (Paris, Stock, 1998)
    Poétique arabe : essai sur un discours critique (1998)
    L’Aveugle au visage de grêle (1999) adapté et mis en scène en 2003 par le poète Lionel Mazari
    Failles fertiles du poème (Tarabuste, 1999)
    Les éditions Tarabuste ont publié, en 2002 et en 2003, deux volumes des œuvres poétiques complètes.

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