le 05.07.12 | 10h00
Le 18 juin 2012, une conférence s’est déroulée à Paris à la Maison de l’Amérique latine, organisée par l’association Coup de soleil ayant pour thème : «Mettre fin au système colonial par la réforme ? De Ferhat Abbas à Jacques Chevallier : le rêve brisé».
Cette association a été créée en 1985, en France, avec pour objectif de rassembler les gens de France originaires du Maghreb pour travailler au rapprochement des deux communautés des deux rives, et présidée par Georges Morin, né à Constantine, maire-adjoint de la ville de Gieres (Isère), conseiller-délégué aux coopérations méditerranéennes. C’est une première sur le territoire français (sauf erreur de notre part) que Ferhat Abbas, homme politique algérien, militant nationaliste, premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), et de l’Assemblée nationale constituante de l’Algérie indépendante, fasse l’objet d’une conférence en France.
Une nouvelle réjouissante pour tous les êtres épris d’humanisme et de liberté et pour ceux qui œuvrent, comme ladite association, pour le rapprochement entre le peuple de France et ceux des pays du Maghreb. Mais accoler le nom de Ferhat Abbas, président du GPRA, à celui de Jacques Chevallier, maire d’Alger, nous semble inadéquat et plus encore une erreur d’appréciation. En effet, mettre le combat de Ferhat Abbas, ce grand homme connu pour son humanisme, au même diapason que celui de Jacques Chevallier qui, selon le livre de José-Alain Fralon consacré à l’homme (Jacques Chevallier, édition Fayard 2012), était connu pour ses accointances avérées avec le fascisme, puisqu’en 1934 il adhère au mouvement des Croix de feu, en 1946, il se lie avec Borgeaud et Sérigny (pétainiste fervent), il était pour une Algérie française, il fréquente les ultras, ne s’en cache pas et qu’il était loin d’être humaniste.
Mais homme séduisant, il sait plaire. En quoi Fralon écrit : «Si Jacques Chevallier devient si populaire chez les Européens d’Algérie, c’est en outre parce que, à cette époque, il défend les thèses les plus radicales des partisans de l’Algérie française.» (p. 76). Alors que Ferhat Abbas écrit à l’âge de 22 ans : «Nous sommes chez nous. Nous ne pouvons aller ailleurs. C’est cette terre qui a nourri nos ancêtres, c’est cette terre qui nourrira nos enfants. Libres ou esclaves, elle nous appartient, nous lui appartenons et elle ne voudra pas nous laisser périr. L’Algérie ne peut vivre sans nous. Nous ne pouvons vivre sans elle. Celui qui rêve à notre avenir comme à celui des Peaux-Rouges d’Amérique se trompe. Ce sont les Arabo-Berbères qui ont fixé, il y a quatorze siècles, le destin de l’Algérie. Ce destin ne pourra pas demain s’accomplir sans eux.» (Articles de jeunesse regroupés dans Le Jeune Algérien p. 143).
Et aux antipodes des propos de Ferhat Abbas, Jacques Chevallier déclare du haut du perchoir de l’Assemblée nationale française alors qu’il vient d’être fraîchement élu député le 1er février 1947 : «La terre d’Algérie c’est notre terre, nous y sommes chez nous, c’est la terre de la France. Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse : les Algériens français n’en partiront pas.» (Fralon p. 90)
Et alors que Ferhat Abbas, dès l’âge de 22 ans, fait de la condition du fellah, vivant dans une misère épouvantable, le glaive de son combat, pour Jacques Chevallier, ce fellah algérien ne mérite aucun intérêt. Et il s’écrie encore une fois à l’Assemblée nationale française : «Je ne vois pas pourquoi certains ici s’apitoient sur le sort du fellah algérien quand je pense qu’en France, les conditions de certains paysans n’est pas plus heureuse.» (Fralon p. 91). Alors que Ferhat Abbas réclame la reconnaissance de la langue arabe comme langue nationale au même titre que le français, Chevallier, lui, combat cette langue.
Combat des langues
Lier les deux hommes autour d’un même thème, celui d’un rêve brisé, ces réformes qu’ils auraient souhaitées tous les deux et qui, si elles avaient eu lieu, les deux peuples, français et algérien, auraient évité le bain de sang, est une
aberration ! Jacques Chevallier, élu au conseil municipal d’El Biar en 1937 est, en 1938, président du district d’Alger. Il est pourtant connu que l’élite politique française d’Algérie, et en l’occurrence les maires, sont ceux-là mêmes qui ont fait barrage à toutes les réformes réclamées par l’élite politique indigène dans son ensemble, et par Ferhat Abbas en particulier, qui s’était démené dans les années 1930 pour obtenir gain de cause, mais en vain, du fait même de la mobilisation des maires d’Algérie qui firent pression pour empêcher toute réforme qui soulagerait le quotidien du peuple algérien cantonné dans la misère et l’ignorance. Rappelons à ce niveau simplement et surtout le projet Viollette, devenu plus tard le projet Blum-Viollette en lequel l’élite politique algérienne avait cru dans ces années 1930, avec toute la force de ses convictions, parce qu’on lui avait fait miroiter que ce projet serait voté.
Ce projet qui devait permettre la représentation des élus indigènes au Parlement français, pour défendre les droits de leur communauté, en France, où ils se devaient d’être plaidés, parce que cette élite indigène ne croyait plus et n’avait plus confiance en l’élite politique française d’Algérie, qui se dressait menaçante devant toutes ses initiatives et truquait les élections. Mais ce projet sera combattu sans ménagement par les maires d’Algérie, qui, quelques mois auparavant, avaient déjà dit qu’ils n’accepteraient jamais qu’un seul Arabe soit maire, comment dans ce cas accepteraient-ils un élu algérien siégeant à Paris à l’Assemblée française ? Selon Ferhat Abbas, aussi bien dans la presse que dans La nuit coloniale (1962), ce sont les maires d’Algérie qui ont saboté le projet Viollette, menaçant le gouvernement Blum au point de le mener vers la voie de sortie et enterrer à jamais le projet de l’espoir en 1938.
Ferhat Abbas parle de trahison, Mohammed El Aziz Kessous ne s’en remettra pas, et Bendjelloul souhaite la résurrection du projet. Et où était Jacques Chevallier en 1938 ? Eh bien, il était, comme dit précédemment, président du district d’Alger. C’est donc que Jacques Chevallier, en tant que maire, ne pouvait être que partie prenante dans le sabotage du projet Viollette, sauf à prouver qu’il l’aurait soutenu, sachant que Ferhat avait mis tous les maires d’Algérie dans le même sac. Jacques Chevallier ne pouvait qu’être, comme ses confrères, contre toute réforme pouvant améliorer le sort des Algériens, et c’est l’absence de réformes qui a mené à l’irréparable. Car, comme le précise Ferhat Abbas dans La nuit coloniale : «C’est la fédération des maires fascistes qui demande l’envoi en Algérie d’escadrilles de chasse… Elle demande aussi l’arrestation des ‘‘agitateurs’’ et la création de la garde mobile. Les agitateurs dont il est question ne sont autres que les élus musulmans qui revendiquent l’égalité des droits, dans une République qui se disait ‘‘ une et indivisible’’» (p.127-128).
Une question dès lors se pose : Jacques Chevallier faisait-il partie de ces maires fascistes mis à l’index par Ferhat Abbas ? Mohammed El Aziz Kessous écrit dans L’Entente : «Si ce projet avait été voté, il n’aurait rien résolu, mais il aurait contribué à créer l’atmosphère propice à une transformation démocratique de l’Algérie. Alors le vrai travail devra commencer.» Si le projet avait été voté, l’Algérie n’aurait jamais connu la terrible tragédie du 8 Mai 1945 et encore moins le drame de la guerre d’Algérie. L’Algérie aurait accédé à son indépendance sans effusion de sang et sans que les pieds-noirs quittent le pays dans un affolement général suscité et attisé par l’OAS, qui avait pratiqué la politique de «la terre brûlée» terrorisant les populations des deux communautés, alors que les accords d’Evian garantissaient aux Européens d’Algérie le droit de continuer à vivre dans le pays, si tel serait leur volonté.
En 1938, à l’échec du projet Viollette, Ferhat Abbas organisa un véritable «camp de guerre» au sein de L’Entente où il était rédacteur en chef, n’ayant pas de mots assez durs pour brocarder les maires d’Algérie, dont il compare l’opposition au projet Viollette «au grognement du fauve dérangé au moment où il dévore sa proie». Et c’est dans ce même journal qu’il signe, en 1938, sa rupture avec l’élite politique française d’Algérie. Par ailleurs, dans La nuit coloniale, où il revient sur les maires saboteurs du projet Viollette, il rapporte les propos de Abbo, président de la Confédération des maires d’Algérie, proférés en mai 1947 : «Plus on en donne aux Arabes, et plus ils en réclament. Croyez-moi, je sais comment les mater.» (p. 181). Mais l’échec du projet Viollette, loin de le décourager, va au contraire rebooster Ferhat Abbas qui tourna irrémédiablement la page de l’égalité des droits telle que conçue jusque-là, pour écrire et rendre public Le Manifeste le 10 octobre 1943. Ce Manifeste aux idées généreuses et humanistes, Ferhat Abbas écrit : «Arabo-Berbères et Européens deviennent tous des citoyens algériens, mais dans un esprit de concorde réciproque. Accorder aux Algériens une citoyenneté dans leur pays.»
Mais ceux qui avaient saboté le projet Viollette veillaient, et encore une fois, sous leur pression, le sabotage du Manifeste est programmé, et Ferhat Abbas se retrouva en prison dans le sud algérien. Certains élus indigènes sont soudoyés, d’autres menacés pour retirer leur signature du Manifeste, leur promettant de remettre le projet Viollette sur la table du Parlement. Mais Ferhat Abbas répond dans Egalité : «La résistance est là et le passé ne reviendra pas.» A partir de là, nous ne voyons pas le fondement d’accoler le nom de Ferhat Abbas à celui du maire d’Alger qui, loin d’être humaniste, comme le précise à juste titre Fralon, a au contraire mené une politique qui fut celle de ses confrères et qui était égoïste, raciste et même, pour certains d’entre eux, antisémite.
Projet viollette
Ce n’est que sur le tard, alors que la guerre d’Algérie est déjà déclarée, que Jacques Chevallier entreprend de «sauver les meubles» en changeant sa politique radicale en une politique libérale. Il se rapproche des élus MTLD, leur apportant aide, et le 16 mai 1955, il aurait fait libérer onze détenus dont Ben Khedda, futur second président du GPRA. C’est donc à cette date que Jacques Chevallier aurait commencé à œuvrer pour la paix, ce qui est à son honneur. Il se donne aussi pour mission de construire au plus vite des logements sociaux en faveur des indigènes, à l’exemple de ceux de Diar Essaâda. Si cette initiative du maire d’Alger est louable, il reste qu’elle est arrivée trop tard. C’est durant la période de «la terre brûlée», l’été 1962, où l’OAS prit en otage les deux communautés et où fut assassiné l’écrivain Mouloud Feraoun, que Jacques Chevallier joua un rôle, dit-on majeur, dans la rencontre entre Abderrahmane Farès, président de l’exécutif provisoire et Susini, chef de l’OAS, dans le but d’arrêter les tueries et voir comment réaliser un autre «vivre ensemble» aux différentes teneurs que celui des Accords d’Evian.
Cette conférence ayant eu lieu le 18 juin, date commémorative de l’Appel du général de Gaulle du 18 juin 1940 depuis Londres, et lorsque nous savons l’importance de cet appel et ce qu’il représente pour les Français et tous les peuples épris de liberté et de justice, nous nous demandons si le choix de s’exprimer au sujet de Jacques Chevallier n’est pas mal choisi, du fait que le général de Gaulle lui-même avait désapprouvé Jacques Chevallier en refusant de le recevoir le 4 juin 1958, lors de son séjour à Alger, où la fameuse phrase : «Je vous ai compris» avait été prononcée. Ce général de Gaulle qui, selon les propos de Fralon, invita à déjeuner au Palais d’été tout le gratin d’Alger avec son élite politique, sauf Jacques Chevallier, qui ne se remit pas de l’affront.
Il est clair que l’homme du 18 juin 1940, dans toute sa grandeur, n’avait peut-être aucune envie de s’afficher avec un ex-pétainiste ou alors lui reprochait-il ses relations un peu trop amicales avec les Français d’Algérie hostiles au général. Et Fralon de préciser : «Chevalier comprend que son aventure de maire d’Alger est terminée.» (p. 238). «Le 7 juin, il remet sa démission à Salan qui l’accepte.» Mais rappelé par Salan, il saura rebondir comme dit précédemment lors de la crise de l’été 1962, jouant son va-tout. Et puisque cette conférence est organisée le 18 juin, date anniversaire de l’Appel du général de Gaulle, nous nous demandons s’il n’aurait pas été plus logique et plus souhaitable d’accoler les noms de deux chefs d’Etat, plutôt que celui d’un chef d’Etat à celui d’un maire. Cela aurait pu être un signe fort de la considération donnée au premier président du GPRA. Nous ne mettons pas en doute les attaches de Jacques Chevallier pour l’Algérie où il arriva avec sa famille en 1922.
Il aimait certainement ce pays d’un amour immodéré, puisqu’il choisit d’y rester après l’indépendance et d’y mourir, obtenant d’ailleurs la nationalité algérienne. Pourquoi accoler le nom de Ferhat Abbas à celui de Jacques Chevallier alors que tout oppose les deux hommes aussi bien dans l’itinéraire politique que dans le rang, l’un ayant été chef d’Etat honoré par toutes les nations du monde, et l’autre un simple maire dont de Gaulle exigea la démission en 1958 ? En parlant de «libéraux» en ce qui concerne les deux hommes, en quoi Jacques Chevallier était-il un libéral, lui qui refusait à un peuple sa liberté, du moins jusqu’au déclenchement de la guerre
d’Algérie ? Et comment un homme pourrait-il changer subitement d’une manière aussi radicale, lui dont le seul but, jusque-là, était de garder l’Algérie française ? Connu pour avoir travaillé pour les services secrets français, son libéralisme ne fut-il pas que façade, puisque Fralon pose la question de savoir si un espion ne reste pas espion toute sa vie.
Une question lourde de sens. Que l’association Coup de soleil honore Jacques Chevallier, cela peut aisément se comprendre du fait que l’homme a grandement servi sa patrie, gradé commandant et décoré de la Légion d’honneur et de la Croix de guerre, car les patriotes ont toujours la considération même de leurs adversaires ou de leurs tortionnaires, comme d’ailleurs ils méprisent les traîtres qui se rangent de leur côté. Nous avons l’exemple d’Aussarres qui salua le courage du martyr Larbi Ben M’hidi dont pourtant il s’attribue l’assassinat. Mais Ferhat Abbas, président du GPRA, appartient à la nation algérienne à laquelle il dédia toute sa vie, il nous revient donc de défendre sa mémoire.
Auteure de Ferhat Abbas. L’injustice et La crise de l’été 1962. Ferhat Abbas. L’homme de presse, à paraître prochainement.
24 juillet 2012
Guerre d-ALGERIE