le 21.04.12 | 10h00
Le 5 juillet 1962, c’est comme si c’était hier… Je nous revois juchés sur un camion au milieu d’une grappe humaine criant : «Vive l’Algérie indépendante !»
Une foule en délire se déversait sur l’ex-rue de Lyon, arrivant des ruelles environnantes, entraînée par des youyous enchanteurs. Nos mères, d’habitude si discrètes et qui, en fait, ne sortaient jamais que pour aller au hammam, s’étaient retrouvées dans la rue sans savoir par quel miracle, le voile blanc retombant sur les épaules, leurs cheveux, pour une fois, caressés par le soleil. Pour elles, plus que pour quiconque, plus rien ne serait pareil. Les voir dans la rue avec leurs enfants, en ce jour de fête de l’indépendance, c’était pour nous une joie sans commune mesure, nous qui souffrions de ne pas les voir venir nous chercher à la sortie de l’école, alors que les mamans françaises attendaient leurs bambins qui accourraient vers elles, et c’était toujours un déferlement de tendresse.
Nous savions que nos mamans nous aimaient, mais elles avaient trop à faire. Elles passaient des journées entières courbées sur les bassines à linge. En fait, elles ne pouvaient pas sortir. Trop jeunes pour nous poser des questions, il nous semblait que c’était l’ordre des choses. Juchée sur ce camion en délire, j’avais 13 ans. L’âge pour savoir, mais peut-être pas tout à fait pour comprendre.Mais les enfants de la guerre savaient beaucoup de choses, celles qu’ils entendaient en tendant l’oreille, lorsque les adultes chuchotaient. Nous habitions Belcourt, dans une grande et belle maison de style mauresque où s’étaient regroupées plusieurs familles indigènes. Si je dis que la maison était grande et belle, c’est qu’elle l’était vraiment, des bassins avec jets d’eau, magnifiques «fouarate» de marbre blanc, les pots de bégonias regorgeaient des fenêtres et les glycines violettes retombaient sauvages sur le mur clôturant la maison.
Les jasmins blancs embaumaient le jardin et régnaient en maîtres des lieux, majestueux ! Il y avait aussi un jardin aux arbres exotiques où les enfants n’avaient plus accès depuis une terrible tragédie. Du fait de cette interdiction, ce jardin était continuellement l’objet de notre convoitise.
De temps en temps, l’un de nos camarades de jeu arrivait à s’y infiltrer et revenait les poches chargées de «kokoz», un fruit doux de couleur orange. On en raffolait. Mais les adultes veillaient, gare à celui qui transigerait ! Il est vrai que les garçons étaient destructeurs, toujours à vouloir grimper aux arbres, et Mohand Chérif l’a payé de sa vie. Il est tombé de l’arbre et s’est fracturé le pied. Au début, il marchait clopin-clopant, puis il ne sortit plus de chez lui. On l’entendait hurler même la nuit. Un jour, quelqu’un a dit : «C’est la gangrène.» Et il est mort. J’entends encore les cris de Zina, sa mère. Elle s’arrachait les cheveux, se tapait les cuisses, se lacérait carrément les joues jusqu’au sang. Mohand Chérif et sa frange blonde qui tombait lourde sur son front. Comment l’oublier ? Toute sa famille est venue de Kabylie pour assister à l’enterrement, et je me souviens du repas mortuaire auquel tous les voisins avaient été conviés, de grosses boules de semoule dans une sauce rouge.
La mort de Mohand Chérif nous avait tous traumatisés. Depuis, les enfants n’avaient le droit de jouer que dans un terrain aride qui se trouvait sur le versant gauche de la maison et que nous appelions «sahara», ni arbres, ni fleurs, ni fruits. C’est là que nous passions tout notre temps lorsque nous n’avions pas classe. Inutile de préciser que nous n’allions jamais nulle part. En fait, nous ne sommes jamais sortis de Belcourt. En éprouvions-nous le besoin ? Je crois que nous étions heureux. Les Français, nous devinions leur existence, mais nous ne savions pas où ils vivaient exactement.
Le premier Français que nous avons vu, avant de faire connaissance avec l’école française, c’était le monsieur qui venait une fois par mois ramasser l’argent du loyer.
Le jour où il venait, c’était la fête, aussi bien pour nous que pour nos mères, parce que c’était la seule attraction qui venait de l’extérieur et cela d’autant plus qu’il était accompagné de son épouse qui portait de jolies robes.
Ce sont nos mères qui s’acquittaient du loyer, les hommes étant au travail. Plus tard, nous avons vu arriver d’autres Français, venus bousculer la plénitude de notre vie et glacer nos rires, des hommes en treillis, l’arme au poing, prêts à tirer. Avant, tout semblait calme et tranquille. Les enfants jouaient et les mères assises au soleil tricotaient et papotaient. L’une d’elles appelait de temps à autre son rejeton pour le rappeler à l’ordre d’être trop dissipé.
Au «sahara», nous étions sur notre territoire, les garçons jouaient aux cow-boys et les filles rêvassaient à longueur de temps des jolies poupées qu’elles voyaient dans les vitrines du Monoprix sur le chemin de l’école. Mais en posséder une n’était bien sûr qu’un rêve, et les filles le savaient. Ces poupées n’étaient pas pour elles. Nous rêvions de l’indépendance, alors que nous étions de si jeunes enfants. «L’indépendance», un mot, un seul, et à lui seul, nous réjouissait de bonheur, parce que les adultes disaient que ce serait le plus beau jour, celui de notre liberté. Lorsqu’ils en parlaient, leurs visages s’illuminaient, leurs yeux brillaient.
Mais nous savions aussi les heures graves, lorsque les soldats entraient dans la maison, les coups de bottes brisant la nuit, ils emmenaient les hommes, et nos mères hurlaient. Apeurés, nous nous regroupions, serrés les uns contre les autres, le regard hagard et les cheveux ébouriffés.
La nuit de sommeil cassée, il fallait se rendre le matin à l’école comme s’il ne s’était rien passé. Certains des hommes revenaient le lendemain, alors que pour d’autres, ce fut un départ sans retour. Certaines mamans prenaient le deuil et rejoignaient Zina pour pleurer avec elle. La pauvre Zina, de plus en plus longue et maigre, les cheveux enroulés dans un foulard usé, car plus jamais question pour elle de se faire belle, la mort de Mohand Chérif avait brisé son cœur. L’indépendance c’est pour demain, mais entre-temps, des soldats envahissaient la rue Albin Roset.
Les garçons grimpaient contre le mur de la maison et les interpellaient : «Johnny, Johnny, donne-moi un chewing-gum !» Parfois, ils leur en donnaient, mais parfois ils poursuivaient leur chemin sans s’arrêter. Plusieurs fois, l’un des garçons a failli tomber et les branches des glycines se retrouvaient arrachées.
Les mamans criaient, la peur de la récidive, car Mohand Chérif était dans tous les esprits, mais rien n’y faisait. En nous rendant à l’école, nous voyions des hommes de notre communauté, bras levés, face contre le mur et les soldats en train de les fouiller. Nous n’avions pas peur des soldats, nous les appelions «Johnny» et ça les faisait rire. Mais lorsque leurs coups de bottes, dans la nuit, défonçaient la porte de la maison, ils nous faisaient peur et tout le monde à la maison pleurait.
On disait que Khedoudja était la plus courageuse, parce que c’est elle qui ouvrait la porte aux soldats. C’est juste parce qu’elle croyait toujours qu’on venait pour elle, depuis le jour où on lui avait arraché sa fille collégienne et âgé d’à peine quinze ans.
Les soldats l’avaient tirée du lit, l’avaient traînée en chemise de nuit jusqu’à une jeep qu’ils avaient stationnée devant la maison. Je me rappelle que la pauvre Khedoudja s’était accrochée aux jambes du soldat en le suppliant de ne pas lui prendre son enfant.
J’entends encore ses cris qui avaient déchiré la nuit. Il arrivait que l’on soit surpris de voir rentrer dans la maison un homme qu’on ne connaissait pas, et on entendait dire : «C’est un moudjahid.» Mais on retournait vite à nos jeux sans savoir ce qu’il devenait. Nos mères disaient que les moudjahidine nous apporteraient l’indépendance, et qu’on serait libres.
On ne comprenait pas trop ce que cela voulait dire. Mais nous avions néanmoins compris que tout serait à nous, mais ce «tout» pour nous, les enfants, se résumait au Monoprix.
Et c’est tout ce qui comptait. Alors, on «fantasmait» sur ce moudjahid grâce auquel tout serait bientôt permis.
Les garçons juraient de se rassasier de bonbons, et les filles voyaient leur rêve bientôt réalisé, une poupée blonde, brune ou rousse à dorloter. Les manifestations du 11 Décembre 1960 nous avaient d’autant plus surpris que tout avait commencé dans notre quartier. La rue Albin Rozet noire de monde et des drapeaux vert et blanc flottaient au vent, alors que face aux CRS, les hommes criaient : «Nous voulons notre indépendance !», accrochés au mur, et tant pis pour les glycines, nous chantions à tue-tête «Napoléon est à la Saint-Hélène, nous allons le délivrer, vive l’Algérie, vive l’Algérie indépendante.»
Dans nos petites têtes, tout se confondait. C’est la nuit de ce 11 décembre que notre rêve s’envola en fumée. «Le Monoprix a été incendié par les moudjahidine», ont dit nos mères. Il y avait une effervescence dans la maison. Nous sommes montés en courant à la terrasse, et nous avons vu des flammes gigantesques monter jusqu’au ciel. Tout Belcourt vibrait de youyous stridents et de : «Tahia el Djazaïr !» Personne ne faisait attention à nous les enfants, et pourtant, nous étions bien tristes. Plus de bonbons, plus de poupées. Le rêve brisé.
A l’école, on nous faisait lever le drapeau et chanter La Marseillaise. Nous chantions pour faire plaisir à nos maîtresses.
A Noël, on nous distribuait des chocolats fondants de crème. Une élève parmi les grandes se déguisait en père Noël.
Le samedi, nous courions devant l’église regarder sortir les mariés, c’était le plus beau jour de la semaine. Nous avions aussi une séance de cinéma et Sissi l’impératrice a bercé nos rêves de petites filles. Nous revenions de l’école avec la fête plein la tête, mais les visages graves de nos mamans nous rappelaient que rien n’allait.
Belcourt devenait une poudrière, et les soldats n’arrivaient plus en files indiennes, mais par camions. Nous avons même vu un homme mort, le corps ensanglanté, devant notre épicerie habituelle. Certains disaient que c’était un traître, mais en fait, personne ne savait qui il était.
De plus en plus, nos mères avaient peur de nous envoyer en classe. C’est en ce fameux 5 juillet qu’elles ont perdu la tête, elles sont sorties dans la rue, elles couraient dans tous les sens, puis, nous prenant par la main, elles grimpèrent dans un camion qui passait avec des fêtards à son bord, ne sachant comment nous tenir tout en ajustant leur voile.
C’est un miracle qu’on soit revenus vivants à la maison, car le véhicule était en surcharge.
Zina avait enlevé le deuil, mais Mohand Chérif ne fut jamais aussi présent qu’en ce jour de fête. L’indépendance, ce mot magique qui a bercé nos jeunes années, mais sans trop savoir ce qu’il signifiait.
Notre pays à nous c’était Belcourt, et l’indépendance, c’était le Monoprix. A part ça, l’Algérie, la France, on ne comprenait pas trop.
Ce n’est qu’en octobre, à la rentrée des classes, en voyant le maître d’arabe, que nous avions compris que quelque chose avait vraiment changé. Nos maîtresses n’étaient plus là. Pas de lever de drapeau et pas de Marseillaise. Pas de mariés devant l’église et pas de Sissi l’impératrice, et que notre patrie ne se résumait pas à Belcourt, mais à un pays grand comme le ciel. Nous usions tous les jours nos souliers à la découverte de sa capitale «Alger la blanche» qui, de jour en jour, nous ravissait.
25 juillet 2012 à 14 02 03 07037
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