le 26.06.12 | 10h00
«Les titres ne sont que la décoration des sots, les grands hommes n’ont besoin que de leur nom.» Frédéric II
C’est une grande figure de la révolution qui disparaît, un militant de la première heure… Représentant du GPRA en Italie et en Suisse, il a tissé des relations utiles avec nombre de représentants et de personnalités de l’opinion publique en Italie et en Suisse. Et c’est par son intermédiaire que le gouvernement helvétique a présenté ses bons offices entre le gouvernement français et le gouvernement algérien en vue des négociations d’Evian. Il était à l’origine des contacts et a fait partie de la délégation», témoignait Réda Malek lors du décès de Tayeb Boulahrouf le 26 juin 2005 à Alger.
L’engagement
Tayeb Boulahrouf, dit Pablo, ce héros de la vraie vie qui affrontait le danger sans hésitation avec rien d’autre que son intelligence, son ingéniosité et sa détermination est né le 9 avril 1923 à Oued Zenati. Orphelin depuis sa tendre enfance, c’est avec son oncle maternel, qui s’occupera désormais de son éducation, qu’il découvrira le sens du combat nationaliste grâce aux réunions clandestines du Néo-Destour auxquelles il assistait à la frontière algéro-tunisienne. A l’âge de 15 ans, il est exclu de son lycée pour «subversion» suite à la vente du journal El Ouma dont il était un lecteur assidu. A partir de 1939, il organise les cellules du PPA à Annaba et à Guelma et prend contact avec le bureau du Parti à Alger. Refusant d’accomplir son service militaire sous le drapeau français, il rentre dans la clandestinité. Habile meneur d’hommes, il mobilisera, grâce aux tracts qu’il rédigera à la main lui-même durant des nuits entières et qu’il fera distribuer, les travailleurs et les chômeurs de sa région pour les manifestations du 1er mai 1945.
Une semaine plus tard, le 8 mai, il est à la tête des manifestations où, pour la première fois, le drapeau algérien est brandi. La répression qui s’en est suivie le rattrapera quelque temps après, et il sera incarcéré à la prison de Annaba avant d’être transféré vers Constantine. A sa libération quelques mois plus tard, il reprend contact avec Mohamed Belouizdad et tente de restructurer Guelma la martyre. Au congrès du Parti à Zeddine, qui décide la création de l’OS en février 1947, il est responsable de la zone qui couvre Annaba, Skikda, Aïn Beïda et les Algériens résidant en Tunisie. L’année suivante, il est arrêté et emprisonné à Barberousse. Il entame alors une longue grève de la faim pour obtenir les droits politiques. Après sa libération, il est membre du Comité central du MTLD. Suite au démantèlement de l’OS en 1950, il est arrêté et torturé et ne sera libéré que vers la fin de l’année 1951 avant de rejoindre la France en 1952.
Du responsable de la Fédération de France au diplomate de guerre
Lors de la crise qui ébranle le MTLD, il prend position contre Messali mais sans s’engager avec les Centralistes. Il rejoint le camp des activistes et retourne en Algérie en 1954 pour y rencontrer dans le Constantinois Mustapha Ben Boulaïd et Didouche Mourad pour les derniers préparatifs avant le déclenchement de la lutte armée. Ce sera leur dernière rencontre.
De retour en France la veille du jour J, le 30 octobre, il prend attache avec le PCF pour une éventuelle reconnaissance du FLN. Peine perdue. Activement recherché, il prendra le pseudonyme de Pablo et réorganisera la Fédération de France après l’arrestation des principaux dirigeants avant qu’elle ne soit confiée à Omar Boudaoud à la fin de l’année 1957.
Toujours traqué par la police française, il réussit à passer en Suisse et s’établit à Lausanne et crée une antenne du FLN dans le petit hôtel Orient, une sorte de pension très discrète, dans l’avenue Ouchy. Ce modeste gîte, devenu un bureau du FLN, sera l’axe idéal France/Italie par lequel transiteront régulièrement Francis Jeanson et son réseau de porteurs de valises. Durant ce premier séjour en Suisse et avant d’être expulsé par les autorités helvétiques pour «activités clandestines», il se liera d’amitié avec un journaliste de la Gazette de Lausanne, Charles-Henri Favrod, à qui il fournira les premiers éléments du livre que ce dernier écrira en temps réel, c’est-à-dire dans le feu de la guerre.
Ce sera le premier ouvrage qui sera intitulé La Révolution algérienne et qui tranchait nettement avec ce qui se disait ou s’écrivait sur la prétendue Algérie française. La prestigieuse maison d’édition française Plon refusera de l’éditer sous ce titre «provocateur» et ce sera une petite imprimerie suisse qui se chargera de le faire. En 1958, il sera ambassadeur du GPRA à Rome. La représentation algérienne sera hébergée à l’ambassade tunisienne dans la capitale italienne. Un jour, l’ambassadeur tunisien s’apercevra que des armes destinées au FLN en guerre transitaient par sa chancellerie. Pris de panique, il s’en plaindra au président Habib Bourguiba. Le leader du Néo-Destour relèvera le plaignant et accréditera son propre fils qui laissera faire. En 1959, lorsque le futur président des Etats-Unis, John Kennedy, prendra position en faveur du FLN, ce sera un séisme politique sans commune mesure qui secouera la France coloniale.
L’Allemagne, la Suède, l’Angleterre et l’Italie, pour ne citer que ces pays occidentaux, encourageront des comités de soutien au FLN. La représentation algérienne à Rome acquiert un statut quasi officiel, et de prestigieux hommes d’affaires italiens, tels que Agnelli (Fiat), Mattei (Eni) prennent contact avec le FLN par le biais de Tayeb Boulahrouf. Le célèbre réalisateur de La Bataille d’Alger, Pontecorvo, sera parmi les contacts privilégiés de Pablo.
L’attentat à la voiture piégée
Cette effervescence diplomatique ne laissera pas de marbre les partisans de l’Algérie française et Tayeb Boulahrouf sera parmi ses cibles. Il échappera in extremis à un attentat à la voiture piégée attribué à une sorte de nébuleuse appelée «la main rouge». Il a fallu attendre quatre décennies pour qu’enfin la vérité éclate, comme l’affirme Constantin Melnik, chargé des Services secrets français de janvier 1959 à avril 1962 auprès du Premier ministre Michel Debré dans une interview accordée au Nouvel Observateur du 25 janvier 2002 : «…Et puis, il y eut l’attentat contre Tayeb Boulahrouf, à Rome. Sa voiture a été piégée, mais, est-ce dû à de mauvais repérages ? ; l’homme est sorti plus tard que prévu et c’est un enfant qui a péri dans l’explosion : il était allé chercher son ballon sous le véhicule… Cette mort a provoqué une crise de conscience dans le service…».
L’otage suisse en Guinée
Fin 1960, un avocat du barreau de Genève, Me Nicolet et le secrétaire général de l’Association internationale des juristes, Me Lalive, contactent le représentant du GPRA à Rome, Tayeb Boulahrouf, qui avait auparavant séjourné à Lausanne mais interdit d’entrée en Suisse depuis le 17 février 1960. Ils lui demandent d’intercéder auprès du chef du gouvernement guinéen, Ahmed Sékou Touré, afin d’obtenir la libération d’un ressortissant suisse emprisonné en Guinée.
Grâce aux démarches du GPRA, Sékou Touré libère le prisonnier. Cet événement renforce la crédibilité des Algériens chez les suisses, et Me Nicolet fait des démarches à Berne et arrive à obtenir à Pablo un sauf-conduit le 18 novembre de la même année pour rencontrer le 23 décembre 1960 le diplomate suisse, Olivier Long. Boulahrouf expose à ce dernier le drame algérien et lui demande d’intercéder auprès des autorités coloniales pour une éventuelle négociation. Séduit par la «sincérité et le sérieux»* de son interlocuteur, et avec l’accord du chef du DPF**, M. Petitpierre, Olivier Long rencontre secrètement Louis Joxe, ministre d’Etat chargé des Affaires algériennes. Ce fut le 10 janvier 1961 à Paris. Il faut signaler que le diplomate suisse entretient des relations personnelles avec L. Joxe et M. Debré qui remontent à plusieurs années et se fondent même sur des liens familiaux.
Cette rencontre fera date dans l’histoire de la révolution algérienne et aboutira à la signature des Accords d’Evian qui mettent fin à 130 années de colonisation de peuplement. Ainsi, la cinquième puissance mondiale a fini par s’asseoir autour d’une table à Evian avec ceux qu’elle appelait les fellagas. Ce fut le début de la fin d’une guerre atroce et des exactions dont les hommes politiques de la IVe République endosseront la responsabilité après avoir cédé leurs pouvoirs aux militaires, inaptes à régler par la force un problème de décolonisation qui ne pouvait avoir de solution que politique autour d’une table. Pablo a été à la hauteur de la mission qui lui a été confiée.
Le diplomate post-indépendance ou l’intrépide défenseur des opprimés
A l’indépendance, du haut de ses quarante ans, il se mariera avec la nièce de son avocat suisse Me Nicolet. Il refusa de convoler en justes noces avant l’indépendance, car «je ne voulais pas faire des orphelins comme moi», confiait-il à un de ses proches. Cependant, il continuera sa mission diplomatique officiellement avec la lettre d’accréditation. Mais Tayeb Boulahrouf, malgré le cachet officiel de sa mission post-indépendance, dérogera à la règle et restera le Pablo révolutionnaire. La preuve ? Durant sa mission à Buenos Aires, la façade de la représentation diplomatique algérienne sera la cible de rafales de mitraillettes «tirées par des inconnus», selon les autorités argentines de l’époque.
La raison de cet attentat, qui sonnait comme un avertissement à la veille de la Coupe du monde de 1978, est à chercher dans les contacts et les prises de position de Pablo avec l’opposition à la dictature de Videla. Une opposition qui bénéficiait des largesses du diplomate algérien qui distribuait des passeports algériens aux opposants argentins pour quitter l’enfer de la junte militaire. Le vent de la démocratie latino-américaine de la fin des années 1980 lui donna raison. Qui présentera les premières condoléances à ses enfants au lendemain de son décès le 26 juin 2005 ? Izquierda Unida***, la gauche unie…
Mes meilleurs sentiments et remerciements à son fils Jalil Boulahrouf pour sa gentillesse et sa disponibilité.
• Notes :
* Propos d’Olivier Long.
** DPF : Département politique fédéral, l’équivalent du ministère des Affaires étrangères.
*** Izquierda Unida : ancien mouvement d’opposition clandestin qui activera librement après la chute de la dictature.
•Sources :
- La Révolution algérienne –Charles-Henri Favrod – réédité par les Editions Dahlab en 2007
- Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens 1926/1954 – Benjamin Stora- L’Harmattan
- Le FLN, mirage et réalité – Mohamed Harbi – Editions J.A
- Mission accomplie –Saad Dahlab – Editions Dahlab
- Le dossier secret des Accords d’Evian – Olivier Long – Lausanne 1988.
25 juillet 2012 à 9 09 44 07447
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