Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS
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Belicia concrétise sa lubie de m’emmener à Santa-Barbara de Samana.
- Je vais te montrer quelque chose, me promit-elle, énigmatique.
- Quoi ? m’impatientai-je comme un gamin qui ne supporte pas les surprises. – Tu verras, répond-elle, stoïque. J’ai d’abord pensé que ça avait quelque chose à voir avec les baleines. J’ai lu dans «Le guide du routard» que c’est là, au large de la baie, que les mammifères de la mer venaient depuis des millénaires se reproduire dans un spectacle absolument fantastique.
10 000 baleines jubartes dites à bosse batifolant à qui mieux mieux, ça doit en mettre plein la vue. Comme il n’y a qu’une femelle pour vingt mâles, la concurrence est plutôt rude. Les mâles exécutent des parades amoureuses et quand l’un d’entre eux joue les Roméo, ce sont rien moins que 36 tonnes de chair qui émergent de l’eau pour y retourner en un fascinant plongeon. Ça ouvre le ventre de la mer ! De plus, ils poussent la sérénade, faisant le beau pour séduire la belle. Quand il est ému, le mâle chante si merveilleusement que le commandant Cousteau l’appelait «le Caruso des mers». D’ailleurs, c’est un des arguments touristiques de Samana le plus imparable. Mais ce n’est pas la saison. C’est entre janvier et mars que les baleines quittent les eaux froides de l’Arctique pour venir mettre bas et s’accoupler dans la chaleur de la couche caribéenne. Pour ce rendez-vous amoureux, certains spécimens parcourent jusqu’à 25 000 kilomètres. Belicia s’est coiffée d’un chapeau de palmes. Nous traversons le village de Los Galéras, étourdis par la canicule. Ce village de pêcheurs est dessiné dans la topographie épurée d’un squelette : une rue, une seule, bordée de part et d’autre de maisons basses plus ou moins achevées, de commerces d’artisanat, de cafés et gargotes, de cocotiers et de fromagers. On pourrait, pour décrire l’impact du soleil qui darde ses obus, reprendre l’image évoquée par Marquez dans une de ses nouvelles désignant la chape qui pèse sur Macondo, son village métaphorique. «La chaleur est telle que les poules pondent des œufs à la coque.» Je me suis demandé comment on allait voyager. Belicia a sa petite idée sur la question. J’ai du mal à la rattraper. Sa démarche, sportive, déterminée, l’éloigne de moi un peu plus à chaque pas. Dans la chaleur qui fulmine, je la vois avalée par une vapeur de mirage. Belicia traverse le village en tête de peloton. Je galope à sa suite. Un microbus est garé tout en bas de Las Galéras, à l’entrée de la plage. En face, quatre ou cinq 4×4 et camionnettes sont alignés en bordure du trottoir. Vu de près, l’endroit ressemble à une station de taxis ou à une mini-gare routière. Originalité : la présence des conchos, motostaxis que l’on ne trouve qu’en RD. Sitôt entrée dans le rayon invisible de leur territorialité, Belicia est assaillie par les conducteurs qui devisaient jusqu’alors à l’ombre d’un amandier. Je la vois dépasser le microbus sans s’arrêter. Je m’approche à mon tour du véhicule. Un morceau de carton d’emballage posé sur le tableau de bord renseigne sur la destination, qui n’est pas la nôtre : Santo Domingo. Les chauffeurs de guaguas (prononce : wa-wa), les taxis folklo et pas du tout chers, se précipitent vers Belicia en rivalisant de baratin. Ils font tous la navette Los Galéras- Samana, soit 28 kilomètres de nidsde- poule, et s’ils sont copains sous l’amandier dans l’attente du client, lorsque ce dernier se présente, c’est chacun pour soi. Je suis Belicia. Elle vient de grimper dans la première guagua de la file. C’est un pick-up antédiluvien de marque Dodge à la peinture brune écaillée. Les parechocs, tout enfoncés, lui donnent l’air d’un bolide qui revient d’une embardée dans la jungle. Naturellement, Belicia connaît les usages, discuter le prix de la course. On tope sur 100 pesos par tête de pipe. Sur le plateau du Dodge aux allures de bétaillère, trois passagers ! Un quinquagénaire style rastafari, tee-shirt jaune vif calligraphié de signes en vert, dreadlocks au vent, siffle «Gultiness» de Bob Marley comme s’il était seul au monde. Un couple d’Allemands semble absorbé par la contemplation du littoral, carte postale alternant de longues plages édéniques et de brèves criques au sable fin et blanc comme de la poudre pareillement bordées de cocotiers à la crinière tendue vers le large, de palmiers royaux, d’amandiers dodelinant leurs fleurs au-dessus des flots turquoise. Le couple d’Allemands n’a pas à proprement parler la dégaine standard du touriste mondialisé reconnaissable à l’accoutrement réglementaire : tee-shirt, short, casquette, sandales, lunettes de soleil bon marché. Sans compter l’inévitable appareil numérique ! Non ! Etrange look que celui de ces touristes. Elle, grande nonne blonde limite albinos, cheveux ramassés sous un foulard de corsaire, une robe ample unie lui tombant jusqu’aux chevilles. Lui, look Indiana Jones sans le blouson de cuir emblématique mais pourvu de tout le reste de l’attirail : ébauche de barbe, chapeau Fédora, chemise kaki, musette en bandoulière… Dans la cabine du Dodge où Belicia et moi avons pris place, Kiko, le chauffeur, est en verve. Courtaud, râblé, il a le visage de Lionel Ritchie sur un corps, ramolli et raccourci par l’âge et le manque d’exercice, de Joe Frazier. Mais il a surtout le bagout de Don Quichotte de la Mancha. Dans le rétroviseur, il s’adresse d’abord à Belicia qu’il semble prendre pour une locutrice francophone. Devant ses efforts pour bricoler une phrase, Belicia le coupe en espagnol et je crois comprendre que la discussion roule sur notre point d’arrivée. Ce que je sais d’espagnol me permet de choper quelques bribes. Elle lui explique que nous ne descendons pas en cours de route mais bien au marché de Santa Barbara de Samana. Puis Kiko se tourne vers moi. Il pige très vite que je viens du Maghreb et ça fait comme un signe de ralliement. Ses mots hésitants et transposés en français, les miens de guingois en espagnol n’empêchent pas la communication. Il nous est tous arrivé après coup de nous demander comment l’on avait pu échanger aussi longuement avec des personnes dont on ignore la langue. C’est ce qui arrive avec Kiko. Belicia qui aurait pu faire l’interprète s’est mise à somnoler en dépit de la rudesse de la conduite. Kiko habite à Samana, sur la route de Sanchez. Son job est de faire le taxi collectif jusqu’à Las Galéras. Parfois, il gagne sa journée. Souvent non ! Ça dépend beaucoup de l’humeur des touristes. Bien entendu, il connaît la route par cœur et son activité l’a incité à apprendre quelques mots en plusieurs langues et des bribes d’histoire pour tenir le crachoir pendant le trajet. Je vois défiler les paysages. Kiko commente. Las Fléchas, la plage où Colomb a vu la nuit tomber, le soleil masqué par les flèches amérindiennes. Los Cacaos, un authentique port de pêcheurs traditionnel ! La Boca de la tierra, la bouche du diable, phénomène géophysique, où la mer s’engouffre dans la roche pour ressortir avec furie par des fentes à peine visibles. Une route, ça vit aussi au quotidien. Là, à l’entrée d’un village où Kiko est contraint de rouler au pas, nous tombons sur un combat de coqs et ça me fait penser au retraité pauvre de «Pas de lettre pour le colonel» de Marquez. Dans un autre village, il embarque une jeune mulâtresse enceinte. Un peu plus loin, il s’arrête pour discuter le bout de gras avec un vieillard a demi-allongé sous un parasol rafistolé accroché à l’auvent d’un hangar. Je me retourne vers Belicia. Elle sourit, l’air de me dire : «Tu vois, tu n’as pas besoin de moi.» Cela faisait un moment que je voulais interroger quelqu’un à propos des affiches électorales accrochées aux arbres, aux poteaux, sur les parois des maisons. On tombe dessus aux moments et aux endroits les plus inattendus. J’apprendrai plus tard que ce sont les résidus de la campagne pour l’élection présidentielle qui s’est tenue en mai dernier. C’est sur Kiko que tombe la question. Il ne répond pas. Il fait semblant de ne pas comprendre. D’un signe, Belicia me signifie qu’elle ne veut pas se mêler de cette discussion. Cette réticence est l’un des symptômes tardifs de la dictature de Trujillo. Kiko effectue alors le geste familier des conducteurs dominicains : appuyer sur le bouton de la radio. Il tombe sur une station qui diffuse de la musique Merengue et il se met à agiter ses mains comme un danseur entraînant dans ses pas son véhicule. Ah ! Trujillo ? Encore lui ! Le fait est que d’une certaine manière, il a hanté l’histoire de la RD jusqu’à tout récemment. Comment ? Eh bien, à travers Joaquin Balaguer. Cet ancien sorbonnard, écrivain à ses heures, entreprend une carrière de diplomate avant de servir de bras droit à Trujillo, le pire dictateur des Caraïbes, voire des Amériques. Cette compromission avec le caudillo ne l’a pas empêché non seulement de prendre sa place après sa chute, mais aussi de se présenter plusieurs fois et d’être élu président de la République jusqu’en 1996. La dernière fois qu’il s’est représenté, c’était en 2000, à l’âge de… 94 ans. Il décède en 2002 à 96 ans, nous léguant son best seller : Mémoire d’un courtisan de l’époque de Trujillo. Santa Barbara de Samana. On longe le Malecon, bordé par le centre commercial Pueblo Principe, un lego qui fait s’emboîter des cubes ripolinés de frais aux couleurs vives et criantes. Belicia ne dit mot mais un mouvement presque imperceptible de ses cils me fait comprendre ce qu’elle pense. Elle n’aime pas ces imitations de maisons coloniales qui tranchent avec la sobriété des autres quartiers de la ville. Kiko nous débarque au marché. C’est samedi, les paysans des environs viennent y vendre leurs fruits et légumes frais. Marché aux couleurs et aux senteurs des Caraïbes. Profusion de bananes. Noix de cocos. Tous les légumes et fruits tropicaux dont certains jamais vus regorgent d’étals entre lesquels on a du mal à se frayer un chemin. Belicia me tire par le bras. Nous marchons dans le silence de la mijournée. Le soleil est au zénith maintenant. Dans la lumière crue du soleil reflété par l’océan, je lui trouve la majesté d’Anacaona, reine indienne, à la beauté aussi légendaire que son esprit de résistance. En 1503, le gouverneur espagnol de l’île, Nicolas de Ovando, s’invita chez elle dans un but proclamé pacifique. La ruse fonctionna. Accompagné de toute une armée, il la captura après qu’elle eut tenté de s’échapper. Elle fut pendue en 1504. Elle est aujourd’hui devenue un mythe, aussi fort et moins controversé que celui de Malinche au Mexique. Bien entendu, je n’ai jamais vu d’image d’Anacaona m’autorisant à la comparer à Belicia. Ah ce besoin d’aller vers les mythes !
- Alors, c’est quoi, ta surprise ?
- Economise ton souffle, tu en auras besoin. Tu vois ces ponts ? On va les prendre jusqu’à l’île. Un îlot puis un deuxième à quelques centaines de mètres. Un pont au tablier métallique enjambe le vide de l’océan pour conduire jusqu’au deuxième îlot. Nous marchons d’abord sur le sable, grimpons une pente puis nous parcourons sous un soleil de plomb les deux ponts de la baie. Arrivés sur le deuxième îlot, nous sommes épuisés. Et le comble, c’est qu’il n’y a rien. Pourquoi a-t-on construit des ponts qui mènent à un îlot où personne n’habite et où il n’y a rien que des tas d’immondices parsemant le bout de terre suspendue au bord de la mer.
- C’est quoi ça, dis-je, hors d’haleine ?
- Une marotte de Trujillo.
Plus tard, j’apprendrai que le dictateur fou, mégalo, a englouti des millions de dollars pour faire construire ces ponts. Une fois revenu dans un café, je demande à Belicia en quoi cette visite constitue la surprise annoncée. Elle m’explique alors que je devrais faire mon profit de cette morale. Il peut y avoir des histoires qui, comme ces ponts, ne mènent à rien. Par conséquent, mieux vaut ne pas les prendre pour la réalité.
A. M.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/07/22/article.php?sid=136980&cid=8
22 juillet 2012
Arezki Metref