Par Kaddour M’HAMSADJI

L’injustice, en toute chose, engendre le mépris et celui dont il est l’objet s’offre, par désespoir absolu, la générosité du sacrifice absolu.
Le roman Voyage au bout du délire (*) de Zoubeïda Mameria, constitue une juste illustration de ce dont souffrent la plupart des jeunes algériens, garçons et filles, trop tôt livrés à eux-mêmes, encore adolescents, encore jeunes gens se cherchant un idéal ou déjà adultes se trouvant aux prises avec des problèmes difficiles de la vie courante, privés d’un bonheur plein d’être libres de vivre leurs rêves, d’accomplir dans l’enthousiasme des prouesses d’adultes, – en somme, de se créer pour leur pays. Mais la jeunesse, sitôt éveillée à la vie d’adulte, que son courage héroïque, mû pourtant par les vertus, même cahin-caha, enseignées à l’école, dans la famille, au lycée, à la formation professionnelle ou à l’université, bref dans ces meilleurs instruments de la grandeur nationale, est confrontée à une dure apparence de l’existence: inégalité, chômage, oisiveté, mal-être, conflits de générations, mépris sous toutes ses formes. Dépitée, la jeunesse décide de son autonomie dans l’échec de ses illusions; elle voit et écoute; elle forme sa revanche, souvent contre elle-même. À sa portée, il y a tant d’intérêts (faux bien ou vaine gloire) et tant d’objets de séduction éblouissante, dangereusement! Il y a l’appel du vivre ailleurs, l’appel du large. Il faut courir le risque, s’accommoder du sacrifice absolu, affronter le destin contraire, prendre le chemin improbable de la «hogra» qui mène droit au lieu fatal où s’élargit la déchirure, où la déchéance devient horrible apothéose, où surgit la mort! Toutes les péripéties d’un voyage hypothétique, apocalyptique, organisé par une sorte de sublime déraison, formalisent le délire!…
Zoubeïda Mameria, après un début littéraire prometteur dans ses publications pour la jeunesse (Nar et Maya, Le Rêve de la cage, en 2005 et La Chaîne de l’amitié, en 2006), un roman L’envers de la médaille, en 2010 et un recueil de nouvelles Fragments d’histoire et brins de croyance, en 2011) – et surtout enseignante de formation -, exprime, cette fois, son sentiment de révolte en faveur des jeunes. Éducatrice sensible et avertie, elle est résolument aux côtés de ceux qui réfléchissent, ceux qui refusent l’immobilisme, la soumission et la réclusion, du fait du peu d’intérêt que le phénomène permanent du conservatisme porte à leur évolution.
L’auteur a choisi le thème, hélas! devenu presque courant, des jeunes brisés par le désoeuvrement dégradant, l’esprit sclérosé et l’ennui mortel. La fuite, l’exil, parfois le «désir» de perdition hantent le jeune qui a le «ras-le-bol» de tout et dont le moral est atteint par la laguia, un type de mal infiniment plus insupportable, comparable à un embarras gastrique aigu faisant gonfler affreusement les veines de dessous la langue. «Laguia» est souvent l’expression du jeune frustré du vivre normal. «Normal», un cri fort d’une jeunesse globalement déçue. En quelque lieu qu’elle se trouve, se dresse en elle le sentiment d’insatisfaction, qui la saisit cruellement. Il y a eu ceux que l’on a appelé les «hitistes» (ceux qui «tiennent» le mur), ceux qui occupent la rue («les gardiens» de voitures), ceux qui livrent le contenu de leurs cabas aux commerçants des «supérettes», ceux qui s’improvisent «dellâlîne» (marchands ambulants ou à la sauvette), il y a maintenant les «harrâga» (les «brûleurs» d’obstacle), ceux qui franchissent ici ou là les frontières territoriales sans autorisation.
Dans le roman Voyage au bout du délire, «Haraga, dit le jeune narrateur est, un mot brûlant, qui éclate telle une balle tirée à bout portant. Il faut le prononcer en arabe avec la griffe de son «h» qui racle la poitrine, le son caverneux de ses «a», qui ouvre la bouche en porte-voix pour un vacarme assourdissant, le râle du «r» qui essouffle les poumons desséchés, le mot éructe une colère profonde en échos interminables, au fond de la gorge annonçant l’amer vomi des douleurs vécues.» Que faut-il en dire? Eh bien, seulement la vérité simple, – et mieux encore avec humour!
À ce sujet, Zoubeïda Mameria a, à mon sens, raison de commencer son ouvrage par une épigraphe inspirée d’une pensée, pleine d’ironie, de George Bernard Shaw et dont je reproduis ici l’original: «Vous voyez les choses et vous dites pourquoi? Moi, je rêve de choses qui n’ont jamais existé et je dis pourquoi pas?» Le lecteur se trouve d’emblée dans le vif du sujet.
Le personnage central du roman est le narrateur. Il est cultivé. Il a vingt-six ans. On le connaît sous le nom d’Adam. «Il est né un 19 mars, un jour de paix après une longue guerre.» Dans son corps, dans sa tête, les mots entraient et sortaient: «hogra», «harga» et d’autres mots d’un langage nouveau et définitivement familier: «mahroug», «chriki», «trabendo», «zengal», «gambiste», «kamikaze», «hatta»,… C’est un «jeune». Il précise lui-même: «Le mot «jeune prononcé à l’algérienne me bouleverse toujours. [..] Jeune est une identité commune, fortement revendiquée. Tous les jeunes Algériens s’y reconnaissent. «Jeune», c’est leur histoire à eux.» Et c’est justement le propos de Zoubeïda Mameria dans son roman. Nous retrouvons les activités, les tendances, les impressions, les caractères et les mots de tous les jours, de tous les instants de ces «jeunes»; de plus, «Les Algé-rois rejettent les Algé-riens qui se collent lamentablement aux remparts de la forteresse». Adam pouvait-il être comme eux? Arrivé de son bled pour faire du journalisme à Alger, il est de temps à autre hébergé par son oncle (un grand affairiste souvent à l’étranger) qui lui a proposé son studio personnel, plutôt une «garçonnière». Là, il rencontre une belle jeune femme, nommée Hayette. Elle n’est pas la maîtresse de son oncle. Elle devient l’objet de ses obsessions sentimentales, ajoutées à son délire déjà assez actif provoqué par le dérèglement de la société nouvelle, complètement décalé de la réalité. Il s’agit d’un amour de jeunes d’aujourd’hui, défiant les tabous, les traditions et les politiques malsaines, sans renier les valeurs indispensables à une vie de bonheur plein que mérite chaque Algérien dans une Algérie heureuse, fière de son histoire depuis les temps les plus reculés… Le lecteur aura le plaisir de lire et de découvrir les intentions et les conclusions essentielles de ce roman qui est d’une technique particulière à l’auteur, au sujet bien écrit, bien observé, bien développé, bien documenté, tout d’actualité: histoire, société, culture, religion,… Il incite donc à la réflexion et, même surtout, à la prise de position. Le lecteur a le choix de la fin de ce «voyage au bout du délire». Quelle que soit la masse dramatique du thème abordé, l’espoir d’un véritable renouveau n’est pas tout à fait anéanti. Le dernier paragraphe du roman est un «chant» écrit par Adam, le narrateur: «J’ai tenté d’être le héros de ma vie! Je crois que j’ai réussi. Il ne me reste plus qu’à apprendre à la vivre réellement avec Hayette dans notre pays où la justice sociale ne sera pas un vain mot.»
Voilà, je pense, une direction lumineuse que pourrait suivre notre littérature: éveiller les esprits, peut-être même éduquer et instruire, autrement dit introduire un peu de pédagogie dans l’art d’écrire pour aider à faire apprendre l’art de lire, de savoir et de comprendre. Aujourd’hui, l’auteur algérien, je dis bien «l’auteur algérien» (écrivain, romancier, dramaturge, poète, historien, journaliste, enseignant,…) est, à mon avis, chargé d’une mission à caractère multiple, sauf de n’être qu’un amuseur et si, par un malheureux hasard, il l’est tout de même, il subira l’autre mépris, plus terrible pour lui-même, quand son amour-propre en sera secoué, le mépris de soi… À quoi sert d’écrire, que veut dire écrire, sinon à communiquer? Et çà, je le sais d’expérience, est un autre sujet de débat.
(*) Voyage au bout du délire de Zoubeïda Mameria, Éditions Alpha, Alger, 2011, 145 pages.
5 avril 2012
Non classé