Au 2ème habite, là aussi, une autre catégorie de gens en colère : les propriétaires et gérants des débits de boissons alcoolisées. Eux protestent discrètement, par écrit, en lobbys, sans noms. N.B : Les Algériens sont si schizophrènes qu’un gérant de débit de boissons est capable de signer une pétition contre un autre gérant de débit de boisson dans son propre quartier. C’est ainsi. Les protestataires donc protestent contre la fermeture de leur commerce, la non délivrance des licences et contre le racket des «puissants» de l’Etat.
Au 3ème, les appartements deviennent plus beaux : là, habitent des travailleurs de Sonatrach à Hassi R’mel : eux aussi protestent contre les mensonges de Khellil avant son départ doré et contre les promesses non tenues de son successeur. L’appartement est vide car ils sont au Sud, mais du Sud, on entend leurs pas descendre les escaliers de l’immeuble pour sortir le matin aller protester devant leur ministère à eux.
Au 4ème habitent des journalistes et employés de l’ENTV : on ne les voit pas car ils sont derrière l’écran et on ne les entend pas car eux n’entendent personne, mais on apprend qu’ils viennent d’écrire à Bouteflika, leur superstar, le premier rôle unique de leur film à vie, pour lui demander humblement d’intervenir au dernier étage pour résoudre le problème du 4ème étage. Au 5ème étage, habitent des médecins spécialistes. En grèves cycliques depuis des mois. Les gens du 4ème font semblant de ne pas les voir descendre chaque matin vers le ministère. Les gens du 4ème ne les connaissent pas. Les gens du 3ème les envient pas mais ne le leur disent pas et les gens du rez-de-chaussée les saluent mais avec la même mine depuis 62. Et au 6ème ? C’est vide, de temps à autre. Mais de temps à autre, il y a là des gens de l’intérieur du pays qui viennent y passer la nuit pour protester le lendemain à Alger : des gardes communaux, des gens à qui on a coupé l’électricité et l’eau mais sans leur donner le droit de couper la route, des gens de Kabylie venus demander les noms des tueurs de la Kabylie, des gens du Sud, chômeurs de Ouargla, venus demander à habiter vraiment Ouargla et pas un puits sans pétrole pour eux. Et ainsi de suite.
Chaque métier proteste dans ce pays, veut son argent, son indépendance, sa part, sa terre, son drapeau et une réparation. De quoi ? Du mensonge premier : l’indépendance qui apporte le bonheur jusqu’à la langue. Tout le monde le fait seul car les choses que l’on fait ensemble finissent mal (la guerre de libération). C’est tout un pays qui marche mais chacun pour soi et pas tous vers la lune et la fierté. L’immeuble est haut, immense, délabré, sale et repeint. L’Algérie entière est en train de marcher pour obtenir ses « droits». Marcher c’est le dernier acte quand on ne peut pas voter, crier, s’associer, partager. Tout le pays est en marche. Vers rien.
La preuve ? elle est vraie : le jour de leur première marche, les concierges à Alger avaient été rejoints par des clients floués de LSP dans une wilaya du pays. Etrange signe : des Algériens se plaignent de ne pas être propriétaires de logements pris aux Français, et des Algériens se plaignent de ne pas être propriétaires de logements achetés à des Algériens. Où peut-on habiter dans ce pays et en être propriétaire ?
29 mars 2012
Chroniques