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Boston, Massachusetts. Seize ans plus tard…
Alicia Vartell se redressa dans son lit, incapable de dormir.
Son esprit la torturait une nouvelle fois, lui faisant revivre
les événements tragiques de son passé. Elle se leva finalement,
attrapa sa robe de chambre grise posée sur le fauteuil,
dans le coin du mur, et se dirigea sans bruit vers la cuisine.
L’appartement était silencieux, plongé dans l’obscurité.
Seul un rayon de lune indiscret pénétrait dans l’intimité du
modeste logement. Alicia regarda par la fenêtre et contempla
la nuit, faiblement éclairée par les lampadaires de la rue.
Elle vit alors un jeune couple passer.
Elle soupira en voyant les deux amoureux marcher main
dans la main.
Enfin, elle alluma une petite lampe toute proche, puis décida
d’aller se préparer un chocolat chaud et de le boire au
salon. Lorsqu’elle s’assit sur le canapé de couleur jaunâtre, quelques
gouttes du liquide marron rebondirent sur le tissu élimé,
mais Alicia ne s’en soucia guère. Que lui importait! Tout son
mobilier n’était constitué que de meubles usagés, achetés à droite
et à gauche ou récupérés sur le trottoir et transportés tant bien
que mal jusque chez elle, au quatrième étage.
Le regard de la femme s’accrocha à l’horloge fixée au
mur. Trois heures du matin! Combien de nuits allait-elle
encore passer à ruminer son passé? ne cessait-elle de se demander.
Comme pour se rassurer, elle enroula sa main gauche
autour de la tasse chaude. Elle éprouva une certaine souffrance
due à la température excessive du grès, mais elle ne
retira pas sa main pour autant. La douleur physique n’avait
pour ainsi dire plus d’emprise sur elle. Elle supportait bien
des choses depuis…
Chapitre I
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Elle rejeta la tête en arrière, dégoûtée.
Ses angoisses la reprenaient. Elle avait envie de crier, de
hurler son malheur à la terre entière. Elle se résigna à prendre
de nouveau rendez-vous avec son psy. Elle le consultait
depuis plusieurs années déjà, depuis son arrivée à Boston
en fait. Déjà consciente de ses troubles, elle s’était adressée à
un organisme public, car elle n’avait pas les moyens d’aller
en cabinet privé. Cinq mois après sa demande, elle rencontrait
le docteur Jonston, un homme qui, à l’époque, était
dans la quarantaine. Elle aurait certes préféré être suivie par
une femme, mais il y avait beaucoup de demandes. C’est pourquoi
on lui avait finalement suggéré le docteur Jonston. Malgré
son hésitation, elle avait accepté de rencontrer ce psychiatre
qui, somme toute, réussit à la mettre à l’aise dès le
premier rendez-vous.
Alicia changea une nouvelle fois de position sur le canapé.
Elle pensa appeler son patron et lui laisser un message :
« Bonjour, c’est Alicia Vartell. Je ne me sens pas très bien…
Je ne pourrai pas venir à l’épicerie aujourd’hui… » Mais elle
pinça les lèvres et laissa tomber cette idée. Elle travaillait
dans le magasin comme caissière depuis deux ans. Elle ne
comptait plus le nombre d’emplois qu’elle avait occupés ces
dernières années, ni les périodes de chômage et surtout de
disette. Pour une fois, ses horaires étaient de jour, ce qui lui
permettait d’être un peu plus avec son fils. Elle n’était pas
plus mal ici qu’ailleurs, de toute façon… Et puis avait-elle
vraiment le choix, sachant qu’elle était seule à s’occuper de
son enfant? Son salaire était au taux horaire minimum, mais
elle préférait s’en sortir ainsi plutôt qu’être au chômage. Elle
avait entendu tellement de critiques acerbes quand elle disait
« sans emploi ». Les gens la jugeaient tout de suite… la
condamnaient. Pourtant, elle n’avait jamais baissé les bras.
Malgré son moral qui n’était jamais très bon, elle continuait,
elle poursuivait sa route… Ses sourires se faisaient très rares,
mais, pour son fils, elle parvenait à en sortir un de temps en
temps. Néanmoins, ce n’était pas toujours facile.
Heureusement pour elle, Benjamin était un garçon plutôt
tranquille et discret et ce, depuis son plus jeune âge. En
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dehors des cours, il passait la plus grande partie de son temps
dans sa chambre. Parfois, elle osait glisser la tête dans l’entrebâillement
de la porte et le découvrait dans son univers,
tantôt assis à son bureau, plongé dans ses travaux d’école,
tantôt par terre ou allongé sur son lit avec une bande dessinée
dans les mains, mais toujours si silencieux. Elle n’entrait
jamais dans ces moments-là. Elle ne savait pas quoi lui dire…
Elle était mal à l’aise. Son fils avait déjà seize ans. Il devenait
un homme… et les hommes lui faisaient peur!
Les pensées d’Alicia dérivaient ainsi presque toutes les
nuits jusqu’au petit matin, accompagnées de la radio qui
fonctionnait en sourdine. Elle ne regardait que très rarement
la télévision, tout comme Benjamin d’ailleurs. Elle avait préféré
habituer son fils à lire dans sa chambre plutôt qu’à rester
assis devant la télé.
Alicia se leva et prit un cahier enfoui sous plusieurs papiers
dans le meuble bas du salon. Elle l’ouvrit et y inscrivit
la date. Puis ses pensées noires se reportèrent sur la page
quadrillée. C’était son psy qui lui avait conseillé de noter ses
états d’âme. Au début, elle le faisait pour lui obéir, sans véritablement
espérer s’en sortir en jetant des mots sur le papier.
Puis, petit à petit, c’était devenu comme une seconde
nature. Elle éprouvait maintenant un réel soulagement à
écrire ainsi. Elle ne se sentait pas libérée de ses angoisses
pour autant, mais cela lui faisait du bien de se confier à son
cahier, ami fidèle et silencieux.
Quand elle releva enfin son stylo, Alicia se rendit compte
qu’il était temps de réveiller Benjamin pour qu’il se prépare
à aller au collège. Elle dissimula son cahier à sa place habituelle
et se leva lourdement. Elle se sentait ankylosée. Elle
resta un long moment debout, au milieu du salon, attendant
que son étourdissement disparaisse. Puis elle se dirigea lentement
vers la chambre de son fils.
Elle soupira.
« Encore une journée à trimer! » pensa-t-elle.
Alicia Vartell rêvait d’une autre vie… Elle avait perdu ses
rêves d’enfant et d’adolescente, ses désirs d’une existence
heureuse et bien remplie. Son paysage n’était qu’empreint
de grisaille, comme son esprit.
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Elle soupira une nouvelle fois.
Arrivée à la chambre de son fils, elle poussa la porte et
appela d’une voix dénuée de chaleur, sans même entrer dans
la pièce :
— Benjamin… c’est l’heure! Dépêche-toi!
L’adolescent émit un léger grognement et ouvrit les yeux.
Sa mère n’était déjà plus là. Il l’entendit peu après ouvrir le
robinet de la salle de bain et sortit bien vite de son lit tout
chaud. Il savait que sa mère détestait qu’il traîne et la mette
en retard pour son travail.
Physiquement, Benjamin ne ressemblait pas à sa mère.
Elle était plutôt grande et brune; lui était blond et petit pour
son âge. Sa taille lui valait d’ailleurs quelquefois des railleries
de la part de certains de ses camarades. Quelques taches
de rousseur s’amusaient à escalader l’arête de son petit
nez. Ses grands yeux bleus, quant à eux, sans doute hérités
de ce père qu’il ne connaissait pas, donnaient souvent à celui
qui s’y plongeait la sensation de se baigner dans un lac
d’une grande pureté. À seize ans, Benjamin était indubitablement
un très beau garçon qui paraissait déjà être un adulte
avec son air sérieux et son regard qui partait loin, très loin.
***
Le soir, en rentrant du collège, Benjamin trouva sa mère
encore plus distante que d’habitude, mais il ne chercha pas à
savoir pourquoi. À table, il se contenta d’avaler son dîner
dans un silence pesant.
Alicia, elle, songeait à sa prochaine séance avec le docteur
Jonston, particulièrement à ce qu’elle dirait de son voisin.
Elle ne cessait de peser le pour et le contre. Elle craignait
de se tromper une fois de plus sur les hommes. Elle ne
mangea pratiquement rien et finit par se lever brusquement
pour débarrasser.
Tout en faisant la vaisselle, elle se rappela ses rares tentatives,
depuis qu’elle habitait Boston, pour avoir des rapports
normaux avec des hommes. Malheureusement, chaque fois
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ce fut un échec cuisant. L’une de ses relations avait duré une
semaine, l’autre trois. Les deux hommes avaient pensé qu’elle
était une femme facile qui leur permettrait d’arriver rapidement
à leurs fins. Le premier se révéla n’être ni plus ni moins
qu’un coureur de jupons talentueux. Quant au second, il était
marié et père de deux enfants en bas âge. Alicia s’était sentie
écoeurée et découragée devant de tels individus. Elle se
savait fragile et avait besoin de soutien pour poursuivre sa
route, pas d’hommes d’un soir ou superficiels. Son voisin,
Irvin Hoffman, semblait différent. Mais peut-être n’était-ce
là qu’une apparence. Elle pourrait très bien, encore une fois,
tomber sur un drôle de gars. De toute façon, s’il s’avérait en
fin de compte qu’il était l’homme idéal pour elle, elle n’était
pas certaine d’avoir la force et le désir de faire « la chose »
quand viendrait le moment. Allait-elle de nouveau s’enfuir
en courant? Pouvait-elle vraiment envisager sérieusement une
vie en couple après ce qu’elle avait vécu?
Alicia porta la main devant ses yeux et se frotta la racine
du nez comme pour évacuer ses pensées douloureuses. Elle
ne se sentait pas bien. « Encore ces stupides étourdissements…
Ils reviennent plus souvent ces derniers temps! » constatat-
elle. « Raison de plus pour revoir le docteur Jonston! » souff
la une petite voix pernicieuse dans sa tête.
***
Alicia était assise en face de son psy et lui parlait comme
à chaque séance. Elle tentait d’être objective et concentrée,
mais ses pensées s’envolaient parfois vers les horizons plus
sombres de son existence. Le docteur Jonston était patient,
courtois. Il ne la brusquait jamais.
Le mobilier du cabinet était assez classique et fonctionnel
: un vieux bureau usé qui avait appartenu à son grandpère;
sa vénérable chaise à roulettes qui grinçait à chaque
mouvement. Il évitait de trop bouger, afin de ne pas perturber
ses patients. Il n’arrivait pas à se défaire de ce fauteuil. Il
ne faisait qu’un avec lui. Dans ces conditions, comment s’en
départir? Cela semblait insensé! Une large et robuste bibliothèque
en chêne foncé courait le long du mur, en face de lui.
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De lourds ouvrages attendaient patiemment un lecteur, un
curieux qui se déciderait à les dépoussiérer par la même
occasion.
Comme à chaque séance, la voix d’Alicia était monotone
et triste. Au fur et à mesure, le docteur Jonston avait adapté
sa thérapie. Mais, parfois, son tempérament bouillonnant
lui donnait envie de sauter sur sa patiente et de la secouer
pour en faire sortir définitivement tous ses troubles. Ce n’était
pas l’attitude attendue d’un psy, mais il aurait voulu expérimenter
cela au moins une fois…
Le docteur Jonston suivait Alicia Vartell depuis plusieurs
années maintenant. Il y avait des hauts et des bas. Elle pouvait
rester très longtemps sans venir le voir… et, tout à coup,
la voilà qui reparaissait. Ah! la vie n’était pas facile pour elle,
se disait-il souvent. Mais il s’interrogeait aussi sur son désir
de s’en sortir et se demandait si elle ne se complaisait pas
dans son malheur, dans son silence, dans ses peurs. Il se
renseignait régulièrement sur les relations qu’elle avait avec
son fils. Il aimait beaucoup Benjamin. Il avait si souvent rencontré
le jeune garçon lorsque celui-ci accompagnait sa mère
à ses rendez-vous, jusqu’à ce qu’il ait quatorze ans environ.
Durant toute la consultation, Benjamin attendait sagement
près du bureau de la secrétaire. « Quel enfant adorable! avaitil
pensé plusieurs fois. C’est vraiment dommage que sa mère
ne puisse pas lui manifester tout l’amour dont il aurait besoin...
De nombreux parents aimeraient avoir un garçon
comme lui. »
Soudain, le docteur Jonston perçut un timbre différent
dans la voix d’Alicia. Il s’adossa dans la chaise qui gémit aussitôt
sous ce mouvement brutal, et ferma à demi les yeux
tout en observant sa patiente.
— Je voulais aussi vous parler de mon voisin de palier…
Un homme qui semble s’intéresser à moi. J’ai déjà repoussé
ses avances discrètes à quelques reprises… J’ai peur, vous
comprenez…
— Mmm! Mmm! marmonna juste le docteur pour ne pas
perturber sa patiente.
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Cela faisait bien longtemps qu’Alicia n’avait pas parlé
d’un homme lors des séances. Le docteur Jonston voulait
trouver cette nouvelle positive. Il voulait vraiment y croire. Il
décida donc de la laisser poursuivre.
— Donc, hier, j’étais assise dans le salon quand j’ai repensé
à lui et… enfin, je me suis dit que je pourrais peut-être
apprendre à le connaître davantage. Cela n’engage à rien de
toute façon. Puis, c’est un homme très gentil. Il nous a rendu
plusieurs services déjà. D’ailleurs, je crois que Benjamin
l’aime beaucoup… Il l’appelle par son prénom. C’est vrai
qu’au début je n’ai pas vraiment aimé cette familiarité… mais,
j’ai laissé faire. Ils ont l’air de si bien s’entendre tous les deux.
C’est pourquoi je pense que pour Benjamin ce serait peutêtre
une bonne chose…
— Oui, Alicia, mais pour vous?
La question dérangea Alicia plus qu’elle ne l’aurait voulu.
Elle ne savait pas trop si elle voulait y répondre et se demanda
finalement si elle avait bien fait de parler de son voisin
à son psy. Après tout, cela ne le regardait pas.
Alicia bougea dans son fauteuil, visiblement mal à l’aise.
Le docteur Jonston nota son comportement, et reprit d’une
voix douce :
— Bien entendu, il ne faut pas brusquer les choses… Mais
je pense qu’il serait bon pour vous de rencontrer du monde.
Vous vivez très isolée avec votre fils depuis longtemps, maintenant…
Comme vous venez de me le confier, cela n’engage à
rien d’apprendre à connaître cet homme… Un voisin, ditesvous?
Ma chère Alicia, c’est peut-être ce qu’il y a de mieux.
Vous le connaissez déjà... Vous savez où il habite… Vous le
trouvez très gentil et serviable. Lancez-vous, alors! Osez vous
donner cette chance d’être heureuse…
— Être heureuse! C’est un mot que j’ai banni depuis longtemps
de mon vocabulaire. Je me contente de vivre au jour
le jour, sans vraiment penser à ce que sera demain. Je pense
que c’est préférable ainsi.
— C’est peut-être là que se situe votre blocage, reprit le
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docteur Jonston avec douceur. Il faut savoir forcer sa chance
parfois, surtout quand on a l’impression de tourner en rond.
Alicia se mordit la lèvre inférieure mais ne dit rien de
plus. Elle poussa un profond soupir et prit son sac à main.
— Oui… je verrai… Merci, docteur… À bientôt.
— À bientôt, Alicia. Vous serez toujours la bienvenue. Je
suis très heureux d’avoir pu parler avec vous. Allez-y, Alicia,
mordez dans la vie…
— Oui… Je vous tiendrai au courant… Merci.
C’était un merci timide et hésitant mais un merci tout de
même. Le docteur Jonston n’en espérait pas autant, et il prit
ce remerciement comme un doux présage. Il se leva en même
temps que sa patiente et la raccompagna vers la sortie.
***
Comme d’habitude, à l’entrée du collège, Benjamin retrouva
son ami João. L’adolescent d’origine brésilienne portait
des lunettes aux verres ronds qui lui donnaient un petit
air intellectuel qu’il aimait.
— Salut, Benj. Alors, il paraît qu’une femme a disparu
dans ton quartier ?
— Ah bon? Je n’étais pas au courant. T’as appris ça comment
?
— Dans le journal, ce matin. Je l’ai aussi entendu aux
nouvelles télévisées. Quand la journaliste a prononcé le nom
du quartier où vivait la femme, j’ai dit à mon père : « Hé!
mais c’est là qu’habite Benjamin. »
— Eh bien! Moi qui croyais que mon quartier était tranquille
et sécuritaire… Il va falloir que je dise à mère d’être
prudente dorénavant quand elle sortira toute seule… même
si elle prend sa voiture.
— Tu as raison, Benj! En plus, il paraît qu’il s’agit d’un
tueur en série.
— T’es pas sérieux!
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— Si je te le dis, Benj. En cinq mois, trois femmes ont
déjà été retrouvées assassinées dans les mêmes circonstances,
dans d’autres quartiers de la ville. Elles avaient été sauvagement
poignardées. D’ailleurs, c’est cet élément-là qui a
permis à la police d’avancer l’hypothèse de meurtres en série…
Mais les femmes avaient toutes aussi un handicap physique
ou mental, tout comme celle qui a disparu dans ton quartier…
— Eh bien, tu parles d’une nouvelle!
— Comme tu dis.
***
Ce soir-là, Irvin Hoffman était seul dans sa cuisine. Il
tenait fermement un grand couteau. À la vue de la lame
maculée d’une substance rouge qui s’était également répandue
sur sa main, il resta brusquement figé, les yeux horrifiés,
comme s’il était sous l’emprise d’une force étrange.
Soudain, on frappa à la porte d’entrée. Le bruit des coups le
sortit de sa torpeur et il jeta vivement l’ustensile dans l’évier.
Il essuya rapidement ses mains à un torchon pendu à un
simple crochet, puis alla répondre.
— Oh! Benji. Je ne t’attendais pas, avoua-t-il, mal à l’aise.
— Je te dérange? demanda aussitôt l’adolescent.
— Euh… non. Enfin, ce n’est pas grave. Tu voulais me
voir?
— Oui. Je voulais te parler de quelque chose… ou plutôt
de quelqu’un… une fille que j’ai rencontrée. J’ai pensé que
tu pourrais peut-être me conseiller.
Irvin serra les dents et dit simplement :
— Je suis occupé pour le moment. Donne-moi une petite
heure et nous pourrons en parler, d’accord?
— Dis-moi, Irvin, tu vas bien? interrogea soudain Benjamin
en remarquant les mains tachées de son voisin. Tu es
tout bizarre…
— Bien sûr que je vais bien. Pourquoi me demandes-tu ça?
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— Ben, je ne sais pas… Tes mains sont... Tu t’es blessé?
Irvin baissa les yeux sur ses mains et remarqua quelques
traces rougeâtres.
— Oh! ça… Ce n’est rien. Ne t’inquiète pas, mon bonhomme.
Je faisais la cuisine.
— Et tu t’es coupé, reprit l’adolescent, sûr de lui.
— Mais non, voyons.
Sans pouvoir l’expliquer, Benjamin avait toujours été effrayé
par la vue du sang depuis sa plus tendre enfance.
— C’est quoi, alors? demanda-t-il.
Irvin fut mal à l’aise face à son jeune voisin qui se faisait
de plus en plus insistant.
— Tu es vraiment curieux, toi. J’ai épluché et coupé des
betteraves, voilà tout!
— Oh!
— Bon, tu me laisses finir… Je viens te chercher et nous
pourrons discuter. Par la même occasion, je ferai une montagne
de pop-corn. Qu’en dis-tu? reprit Irvin le plus sérieusement
du monde, en mettant ses mains dans les poches de
son tablier.
— O.K.! À plus tard.
Irvin attendit que Benjamin soit hors de vue pour ressortir
ses mains et fermer la porte. En revenant dans la cuisine, il
soupira en secouant la tête. Il laissa couler l’eau du robinet
et nettoya consciencieusement le couteau puis ses mains. Il
continua ensuite ce qu’il avait commencé avant cette interruption.
***
Depuis quelques nuits, Alicia vivait de nouveau ses terribles
cauchemars. Les mêmes images macabres remplissaient
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son esprit. Elle se voyait armée d’un énorme couteau de cuisine
et devant elle une femme aux cheveux d’un blond doré
lui tournait le dos… Alicia avançait en silence… L’instant
d’après, la femme glissait à ses pieds, ensanglantée. Toujours
sous l’emprise de cette vision, Alicia baissait alors le
regard pour se rendre compte que son couteau, sa main droite
et son chemisier étaient rouges, du même rouge écarlate que
le sang de la femme qui gisait là. Elle tournait et retournait
l’arme du crime sans aucune frayeur apparente, puis repartait
aussi silencieusement qu’elle était venue.
Son cauchemar s’arrêtait toujours là, avec en gros plan la
jeune femme baignant dans son sang dans une position grotesque.
Alicia n’en pouvait plus de ces images incessantes
qui la terrifiaient surtout lorsqu’elle se réveillait. Elle n’en
avait cependant pas parlé à son psy. Elle avait peur de lui
parler de ces visions de meurtre. C’était à elle seule qu’il
revenait de surmonter ce cauchemar horrible et répétitif, se
persuadait-elle de croire en noircissant continuellement son
cahier.
Jamais Alicia ne relisait ce qu’elle avait écrit. Elle laissait
les pages, seules confidentes de son âme, de ses pensées les
plus intimes. Sur le papier, elle pouvait aussi enfin se permettre
d’exprimer tout l’amour qu’elle ressentait pour Benjamin…
tout l’amour qu’elle était incapable de lui prodiguer
autrement qu’au travers de ces lignes noires. Mais, chaque
fois qu’elle le faisait, elle replongeait dans ce passé si lointain
et en même temps si proche où deux cambrioleurs
s’étaient introduits chez elle et avaient anéanti sa vie à tout
jamais… Son esprit, tout comme ses écrits maladroits, criait
toujours vengeance et réparation!
Ombre d'une autre vie (L')
ISBN: 978-2-89431-269-8
Agnès Ruiz
Roman
Format: 140 X 216 mm; 5 1/2 X 8 1/2 po
330 pages
2002
27 février 2012
1.Extraits