le 26.02.12 | 01h00
«L’histoire est d’abord recherche de liberté et elle n’intègre le passé que pour comprendre.» H. Remaoun
La liberté confisquée, que le chahid et grand héros, Ferhat Abbas, a formulée dans son livre est un constat vécu avec déception et une amertume, après avoir rivalisé rudement contre les pratiques d’un colonialisme véreux et négatif. Actuellement, le bras de fer que l’Etat algérien utilise pour stopper les voies de la liberté afin qu’elles ne puissent guère construire un espace pour discuter librement et avec responsabilité la forme d’Etat qu’elle souhaite avoir pour s’émanciper et progresser, dévoile réellement ce qui est caché derrière les fameuses réformes politiques.
L’histoire sociale de l’Algérie peut nous aider à comprendre les conditions auxquelles l’Etat national s’est référé pour établir sa relation avec la société. Pour construire un schéma intelligible, la période coloniale est une donnée historique importante. A chaque événement, elle se réactualise pour nous interpeller et nous
demander : comment l’autoritarisme, qui n’est pas loin du colonialisme, a-t-il pu trouver une place dans un pays qui a payé cher et avec le sang son indépendance ?
Fait colonial et domination exceptionnelle
Bien que le colonialisme ait détruit complètement ce que la société traditionnelle algérienne avait construit comme repères et valeurs pour organiser le fonctionnement de la structure sociale, la présence des Européens en Algérie et leurs propres organisations, opposées évidemment à celles des Algériens, peuvent être considérées comme un moment particulier parce qu’elles vont déclencher une étincelle qui va changer complètement la vie des autochtones.
En effet, on peut dire que c’est une nouvelle vie sociale dont elle va produire chez les Algériens un sentiment nouveau, jamais vécu auparavant.
Ce sentiment peut être envisagé comme un nouvel esprit embryonnaire dont il souhaite appréhender le mode social d’une façon différente à celle d’autrefois. Cette situation n’est-elle pas toujours présente ? Avons-nous réellement avancé depuis ?
Le colonialisme a transformé radicalement la vie en Algérie. Il a détruit d’une manière brutale les structures sociales et économiques qui organisaient, autrefois, les liens et les solidarités sociales des autochtones, et il a propulsé ces derniers dans un nouveau monde complexe, sans avoir pris la peine de leur donner les moyens nécessaires pour qu’ils l’appréhendent correctement et le saisissent décemment.
Aujourd’hui, avons-nous accumulé tous les moyens pour vivre ensemble ?
De ce fait, je dirais que le colonialisme, comme l’autoritarisme politique, juxtaposent le bien et le mal, le malheur et le bonheur, parce que, justement, ce sont des systèmes contradictoires et ambigus. Ils n’ont pas arrêté de glorifier les valeurs humaines et libertaires, alors que leur réalité n’a fait qu’accentuer le contraire. Ils n’ont pas cessé d’opprimer toutes les voies qui souhaitaient porter le projet humaniste et égalitaire, et aujourd’hui ils n’accepteront jamais de participer avec enthousiasme pour libérer les peuples assujettis et asservis.
En Algérie, le fait colonial avait une particularité singulière. Il n’était pas uniquement un fait militaire et politique, il était aussi culturel et social et sa mission était d’effacer complètement l’existence de tout un peuple avec tous ses héritages symbolico-culturels et linguistiques. La société algérienne traditionnelle, écrit H. Remaoun, «a été complètement déstructurée par la domination française, caractérisée ici plus que partout ailleurs dans le Monde arabo-islamique par une colonisation de peuplement qui va finir par marginaliser à l’extrême un système culturel précolonial, marqué déjà bien avant 1830 du sceau du déclin et du conservatisme idéologique». (H. Remaoun, 2007, p, 305)
Cependant, les moyens militaires et juridiques utilisés étaient destinés, en fin de compte, à asservir éternellement l’autochtone. Pour illustrer le caractère totalitaire de l’exploitation coloniale, F. Fanon a écrit que «le colon a fait du colonisé une sorte de quintessence du mal. La société colonisée n’est pas seulement décrite comme une société sans valeurs. Il ne suffit pas au colon d’affirmer que les valeurs ont déserté, ou mieux, n’ont jamais habité le monde colonisé. L’indigène est déclaré imperméable à l’éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est, osons l’avouer, l’ennemi des valeurs. En ce sens, il est le mal absolu. Elément corrosif, détruisant tout ce qui l’approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l’esthétique ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles… Les valeurs, en effet, sont irréversiblement empoisonnées et infectées dès lors qu’on les met en contact avec le peuple colonisé. Les coutumes du colonisé, ses traditions, ses mythes, surtout ses mythes, sont la marque même de cette indigence… C’est pourquoi il faut les mettre sur le même plan que le DDT qui détruit les parasites, vecteurs de maladie, et la religion chrétienne qui combat dans l’œuf les hérésies.» (Frantz. Fanon, 1979, p, 10.)
La manière par laquelle F. Fanon qualifie le colonialisme reste loin par rapport aux faits et aux crimes abominables commis en Algérie. F. Fanon n’a pas tort, puisque trente ans plus tard, G. Labica écrit pendant les événements tragiques qui frappent l’Algérie indépendante : «La xénophobie diffuse existant en France, dont la pointe explicite est celle de l’extrême droite se manifeste par un racisme non polyvalent. Car ce racisme prend pour cible un adversaire précis, l’Arabe. Il est préférentiellement anti-arabe. Ce qui ne veut pas dire qu’il a renoué à son ancien fond antisémite, ni à son hostilité envers le (sous-développé) noir ou latino. L’Arabe, sous la figure du Nord-Africain, est déclaré indigeste par notre corps social, réfractaire à toute intégration, assimilation, ou comme on voudra dire.» (Georges. Labica, 1995, p, 223)
Ceci dit, la population algérienne n’avait aucun moyen pour faire un choix et ne pouvait qu’accepter dans la contrainte une nouvelle réalité sociale caractérisée par la soumission et l’assujettissement. Ce nouveau monde a fait d’elle une entité sociologique complètement étrangère dans son propre territoire géographique. Aujourd’hui, les conséquences de cette politique ont anéanti toutes ses forces pour affronter toute forme de despotisme et d’autoritarisme.
Effectivement, le colonialisme a utilisé en Algérie tous les moyens pour permettre aux Européens, uniquement, de construire une situation sociale au détriment de celle des autochtones. P. Bourdieu écrit à ce sujet : «Les grandes lois foncières, essentiellement le Cantonnement, le Senatus-consulte de 1863 et la loi Warnier de 1873, ont été conçues par leurs promoteurs mêmes comme instruments de désagrégation des structures fondamentales de l’économie et de la société… La désagrégation de la famille du fait des ruptures d’indivision, enfin l’apparition d’un prolétariat rural, poussière d’individus dépossédés et misérables, réserve de main-d’œuvre à bon marché… L’Etat ne s’est pas contenté de faciliter l’installation des colons en leur procurant des terres. Il leur a apporté une aide constante et diverse… C’est ainsi que, peu à peu, le colonisateur crée un environnement qui lui renvoie son image et qui est la négation de l’univers ancien, un univers où il se sent chez lui, où, par un renversement naturel, le colonisé finit par apparaître comme étranger.» (P. Bourdieu, 1980, p, 106, 107, 112.)
Cependant, le déploiement d’une armada militaire et la mise en œuvre de toute une batterie de lois concernant la gestion des biens et des personnes n’avaient pas pour objectif de faire évoluer les autochtones et de participer à leur civilisation comme prétendaient certains. En réalité, l’expérience qu’a eu le colonisé pendant la présence du colon sur son sol n’a pas et ne peut, en aucun cas, avoir une signification humaine. Les actes des colons et leurs comportements vis-à-vis des autochtones n’étaient pas un appel à rentrer ni dans la voie de Dieu ni dans celle de l’Humain. Le colonisé, écrit toujours F. Fanon, «était appelé dans la voie du Blanc, dans la voie du maître, dans la voie de l’oppresseur» (F. Fanon, 1979, p, 11).
Le colon souhaitait incontestablement la disparition pure et simple de l’autochtone. Il ne cherchait pas la voie de vivre ensemble. Il voulait prendre à lui seul la terre, les corps et les esprits. L’Algérien malheureux a-t-il trouvé sa place où continue-t-il à chercher jusqu’à ce que la mort l’emporte ?
Afin de s’installer définitivement seul, le colon a travaillé minutieusement pour effacer de la terre colonisée tout ce qu’a pu faire ou réaliser l’homme d’avant lui. A Djeghloul a écrit que : «Dans une Algérie plus profondément déstructurée que le reste du Maghreb, où l’importance de la population européenne peut faire croire à une colonisation de peuplement irréversible et où l’Etat colonial a tenté de rayer de la carte toute trace d’une tradition étatique précoloniale.» (A. Djeghloul, 1988, p, 3)
Aujourd’hui, sommes-nous réellement loin de cette réalité ?
Par Larbi Mehdi
Enseignant à l’université d’Oran.
© El Watan
27 février 2012
Contributions