Par Le Matin DZ | 20/02/2012
Alain Mabanckou vient de publier aux éditions Fayard « Le sanglot de l’homme noir ». Une occasion de revenir avec lui, dans cet entretien, sur deux de ses romans phares: « Black bazar » et « Mémoire de porc-épic » (prix Renaudot 2006)
« Black Bazar » et votre précédent roman « Verre cassé » ont été salués par la critique après le prix Renaudot pour « Mémoire de porc-épic » en 2006. Vous mettez à rude épreuve le griot de l’oralité, la communauté noire en France en même temps qu’il y a une critique acerbe sur les préjugés raciaux sur la littérature elle-même…
Alain Mabanckou : Oui, il y a une critique acerbe dans Verre cassé, Mémoire de porc-épic, Black Bazar qui correspond à trois visages de l’Afrique. Le visage d’abord de la population de tous les jours, de ce qui se dit dans les bars, avec tous les cortèges de rumeurs, des propos sur la politique qui s’y tiennent, puis ceux des gens qui, ayant des diplômes mais sans emploi, y trouvent l’espace même de discussion. Enfin, dans « Mémoire de porc-épic », c’est le retour de la fable africaine, peut-être un regard porté à cette Afrique ancienne qui nous dit souvent qu’elle est un continent de la parole, du conte, de la magie, du merveilleux. Je m’empare en quelque sorte de ces mythologies pour en faire un récit campé, cependant, dans notre modernité. Dans « Black Bazar », c’est surtout le regard que je porte sur la société française qui toise ces Noirs qui vivent en France ; mais je le fais en allant dans un itinéraire plutôt personnel ; celui de la joie, de la déraison, du culte de l’habit, de la boisson, du culte des belles femmes ; bref, un roman dans le bruit et la fureur.
Dans « Verre cassé », sobriquet du propriétaire d’un bar persuade l’Escargot entêté, client invétéré, de tenir un carnet sur tout ce qui se dit dans le bar. S’agit-il d’un conflit entre ce qui se dit et ce qui s’écrit?
Oui, c’est là tout le conflit qui existe en Afrique entre l’oralité et l’écriture. On a toujours tendance à penser l’Afrique en termes d’oralité alors même que le sauvetage de l’oralité passe par le recours à l’écriture. Si les sociétés occidentales se vantent d’avoir de grandes littératures, une grande Histoire, c’est parce que cette histoire a été écrite. On ne peut pas laisser l’histoire de tout un continent à la merci de quelques conteurs qui, au gré des allégeances qu’ils ont avec le pouvoir, pourraient réécrire l’Histoire de manière factice. C’est pour cela que les textes écrits sont impératifs. Mes personnages, dont L’escargot entêté, refusent l’adage selon lequel en Afrique quand un vieillard meurt c’est une bibliothèque qui brûle. Verre cassé dit « ça dépend de quel vieillard« parce que ce ne sont pas tous les vieillards qui ont acquis en quelque sorte la sagesse. Ce livre, « Verre cassé », est un hymne à l’écriture tout en respectant, en adulant même ce qui peut être considéré comme l’oralité. L’oralité, toutes les sociétés en ont eu que ce soit en France, en Algérie, au Congo Brazzaville, partout dans le monde, il y a forcément une littérature orale, mais cette littérature orale doit rejoindre le texte écrit pour préserver notre patrimoine, notre génie littéraire pour les générations futures.
Dans le titre « Black Bazar », le mot « bazar » désigne un lieu, un marché hétéroclite. Est-ce le sens romanesque ?
Pour dire « désordre », on utilise bazar, foutoir, il y a même un nom arabe pour dire cela le « souk ». Je pense que la vie est constituée d’un désordre que les êtres humains tentent d’arranger en vue de vivre de manière harmonieuse. Si on ne va pas dans le bazar, si on ne cherche pas à savoir ce qu’il y a dans le bazar, on ne peut comprendre le sens de la vie. Donc, ce livre est constitué de chamboulements de tous les préjugés. Ce qu’en pensent les Noirs, ce qu’en pensent les Arabes, les Blancs, les Antillais ; de tout ce monde, c’est une espèce de cocktail de races. Le mot « bazar » arrivait à point puisque c’est le genre de mot dont les dictionnaires français risqueraient de se revendiquer tout en oubliant que ce mot nous est arrivé justement par le bazar des rencontres, des civilisations. C’est également la preuve que les langues ne sont pas immobiles et statiques ; elles sont appelées à bouger, à se rencontrer, à faire des enfants adultérins, à faire des bâtards et finalement nous donner la plus merveilleuse des langues, une langue française qui n’appartient pas seulement faite par l’Académie française mais qui peut être écrite depuis Abidjan, Alger, Brazzaville, Cotonou, bref les grandes capitales où la langue française a sa place.
Est-ce que le fait d’appeler l’auteur narrateur L’escargot entêté est un clin d’œil au roman de Rachid Boudjedra ?
Oui, c’est totalement un clin d’œil au roman de Rachid Boudjedra. Je pense que Boudjedra a donné l’âge adulte à notre roman, au roman d’expression francophone. Mais je n’aime pas qu’on puisse cantonner un écrivain à sa nationalité. Toute personne qui lit Boudjedra devient en quelque sorte algérien même un lecteur japonais. Donc, je pense que mon roman « Verre cassé » est aussi une fête de littérature : « L’Escargot entêté« , « Le fleuve détourné« , « La nuit sacré« , « Voyage au bout de la nuit »… J’ai essayé, à travers ces clins d’œil, de former une narration qui soit l’ivresse des livres. Mes livres sont constitués de personnages qui boivent beaucoup, mais ce qu’on oublie souvent, de préciser, c’est qu’ils boivent aussi les livres. La plus grande ivresse est celle des livres. Celui qui boit les livres a une ivresse intarissable. Et de ce fait, il devient en quelque sorte celui qui préserve la mémoire.
Dans « Black Bazar », le personnage principal raconte « la négraille parisienne ». Pourquoi insistez-vous sur cet aspect ?
Parce que, avant de faire l’union, il faut d’abord connaître ce qui nous désunit. Il y a des non dits en matière de relations entre les peuples. Des Noirs qui vivent en France, on a tendance à les intégrer dans une « communauté noire ». Or, la communauté noire en tant que telle n’existe pas. C’est un bloc fabriqué comme ça pour mélanger les genres. Car entre un Antillais et un Africain, il reste le problème de l’esclavage. L’Africain est souvent accusé d’avoir vendu les Antillais pendant la période de l’esclavage avec la complicité des chefs de tribus. Qu’on parte encore du côté du monde arabe, il y a des choses qu’on n’a pas dites entre nous, entre autre la condition de l’homme noir dans le Maghreb, dans le monde arabe ; tout cela reste problématique. Donc, moi j’ai voulu montrer l’univers éclaté de cette prétendue communauté noire de France.
Lire la suite ici: http://www.freealgerie.com/debat-du-jour/305-alain-mabanckou-humour-de-la-negraille-parisienne.html
Entretien réalisé par Rachid Mokhtari
23 février 2012
1.LECTURE