Par Kaddour M’HAMSADJI
l’ensemble de la littérature coloniale véhicule «une idéologie, des préjugés et même des stéréotypes». Faudrait-il faire avec et comment?
Pour autant, Habib-Allah Mansouri, en publiant La Kabylie dans les écrits français du xixe siècle (*), ouvrage validé par le Haut Commissariat à l’amazighité, n’exclut pas la possibilité de tirer profit de ces écrits pour mieux comprendre «le contexte dans lequel s’est faite cette production». Aussi, conforte-t-il son bon droit de s’y intéresser en citant Jean-Claude Vatin, directeur de la Maison française d’Oxford, en 1998 et directeur de recherches honoraire au CNRS, en 2011. Bien que rappelant ce que pense ce dernier de «l’état d’avancement des sciences et techniques de l’historiographie» de l’époque, Mansouri estime devoir s’éclairer des inexactitudes même d’une telle historiographie. «Ces écrits restent donc «en dépit de ses déformations, réductions ou oublis [...] utilisable[s].» (1979, extrait de «Science historique et conscience historiographique de l’Algérie coloniale, I. 1840-1962», Annuaire de l’Afrique du Nord, éd. du CNRS, pp.1103-1122).
Par parenthèse, cela dit – et sachant que H.-A. Mansouri est inspecteur de tamazight et traducteur du français vers le tamazight (entre autres récits Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry) -,j’ajouterai néanmoins qu’il est, à mon sens, plus pertinent, même au plan de la méthodologie, même au plan de la stratégie pour un enseignement fructueux du tamazight, de traduire plutôt vers l’arabe ou le français ce qui est en tamazight: récits, contes, légendes, traditions, histoire locale,… C’est-à-dire, par ainsi, faire connaître l’originalité linguistique et le mode de vie de cette riche région d’Algérie. Par ailleurs, on a pu traduire, par exemple, les fables de La Fontaine en tamazight. Au vrai, quel en est l’intérêt? Quelle en est l’économie? Quel en est le juste esprit? Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet… Or, il est quand même une réalité: à l’école algérienne, on enseigne dans cet ordre l’arabe, le français et le tamazight. C’est le tamazight qu’il faudrait également et parfaitement promouvoir. Comment? C’est tout bonnement en lisant dans la langue d’origine de l’auteur que l’on apprend une langue. Afin que l’apprenant de tout âge se fasse une grande idée de son identité nationale et une saine ambition de grandir dans le monde qui l’entoure, il est indispensable qu’il lise les grands textes d’où il ne se sent pas exilé, ne se trouve pas séparé de son peuple.
En outre, pour me libérer d’une autre idée qui m’embarrasse énormément, je voudrais tant que l’on cesse de se référer aux écrits et aux opinions d’auteurs étrangers pour étayer notre vision sur nous-mêmes, sauf évidemment pour confirmer une appréciation ou dénoncer un jugement partisan. Une tradition, chez nous, est des mieux respectées: depuis toujours la conviction de l’esprit vigilant de nos anciens au front sourcilleux est qu’aucune personne étrangère à la maison, si grande de vraie générosité et si talentueuse de son savoir fût-elle, ne saurait tout à fait rendre justice à une pensée qui pense qu’elle est sans cesse éprouvée. La philosophie de l’ancien a un passé toujours vivant et qui ne meurt jamais, surtout après lui. Plus simplement, nos paysans, dont le bon sens est leur première qualité, nous enseignent qu’en toute circonstance «Mâ yheuk lak illâ dhafrak ou mâ yeubki lak illâ chafrak, Il n’est que ton ongle pour te gratter et que ton oeil pour te pleurer.»
Comme cette vérité des anciens n’est pas toujours mise en pratique chez nous, par négligence, par paresse, par indifférence ou même par inconscience, Habib-Allah Mansouri a raison de placer, en tête de son Introduction, l’épigraphe suivante de Karl Marx: «Vous ne pouvez pas vous présenter, alors c’est aux autres de vous représenter.» Il nous assène sans l’avoir voulu des coups forts de leçons d’histoire et de société que nous lui pardonnons, car il nous éveille aux séquelles du colonialisme, aux vrais problèmes auxquels nous devons, tous ensemble, trouver des solutions définitives par l’éducation, l’instruction et la formation. Il nous prévient en se référant a contrario aux écrits produits par «des Français – colons ou métropolitains -» de la nécessité d’examiner l’image projetée de la Kabylie par leurs écrits. En guise d’illustration de ce qui vient d’être dit, notons cette citation de Joëlle Redouane (L’Orient arabe vu par les voyageurs anglais, Alger, OPU/ENAL, 1988, p. 5): «Les Anglais ont le plus souvent exprimé leurs vues sur les Arabes par le biais du récit de voyage, genre littéraire privilégié mais hybride, qui permet de livrer des observations savantes tout comme des fantasmes. Toutefois, comme ces impressions semblaient constituer la vérité à l’époque, nous devons les accepter à leur propre valeur, même si elles nous semblent parfois discutables à la lumière de recherches récentes.»
Par conséquent, Mansouri a judicieusement pris en charge, afin de les explorer, de les exploiter, de les analyser, ces écrits français du xixe siècle et de conclure avec lucidité. À travers l’historique de la Kabylie au plus profond d’elle-même (Algérie: État des connaissances et conquête coloniale; La Kabylie telle que représentée par les auteurs français; L’organisation politique kabyle et fantasmes des colonisateurs), d’autres régions d’Algérie, nous apparaissent tout en insistant sur l’urgente nécessité de repenser notre façon de nous étudier, de nous analyser, de mieux nous connaître. Il faut dépasser les disparités que les auteurs de la colonisation (entre autres les Masqueray, les Charveriat, les Daumas, et tutti quanti) se sont toujours efforcés, dans une intention destructrice d’esprit, au reste rarement voilée, de désunir nos populations en leur trouvant non des points de similitude, mais des différences qui, en fait, constituent pour nous des caractéristiques exceptionnelles, soit autant de richesses dans nos régions. L’ambiguïté morbide de ces xénophobes invétérés par le réflexe colonial pour lesquels tout s’explique «le nomadisme des Arabes» et «la sédentarité des Kabyles», est évidente, comprenez, ainsi que le souligne H.-A. Mansouri: «En abordant la dissemblance entre les blocs [Kabyles et Arabes], ces écrits dressent une description dichotomique très rigide dans laquelle les Kabyles font l’objet d’énormes éloges, contrairement aux Arabes qu’on a doté d’une image négative non susceptible d’évoluer. Ce tableau va de la simple description extérieure jusqu’aux convictions religieuses les plus intimes, ainsi que les caractères de ces indigènes qui apparaissent ici comme de simples objets d’étude.» Quant à l’écrivain Ferdinand Duchêne, entre mille exemples tordus, il n’a pas manqué, dans son roman Thamilla, de «se focaliser sur les points négatifs» et de bourrer son autre roman, Le Berger d’Akfadou, «de préjugés sur la société kabyle».
En dernier ressort, il faut reconnaître que Habib-Allah Mansouri, en publiant La Kabylie dans les écrits français du xixe siècle, exprime la pleine et sereine conscience de l’Algérien d’aujourd’hui de devoir remettre à l’endroit toute intelligence déniée, toute morale bafouée, toute oeuvre humaine renversée. Voilà un début de connaissance extrêmement utile à tous les Algériens «pour cerner l’image produite et reflétée par les écrits coloniaux», image de la Kabylie donc des Kabyles que l’on sait totalement épris de justice et mus par une admirable volonté de résistance et d’indépendance. Ce travail, très documenté et généreusement commenté, est d’une grande qualité pédagogique. Comme le souhaite l’auteur, il reste maintenant – loin des absurdités des écrits français du xixe siècle – «à cerner entièrement l’image du Kabyle; il serait intéressant de voir comment les Kabyles se représentent eux-mêmes.» Il est un certain discours qui tend ici et là à se considérer comme vérité absolue, estime encore l’auteur qui s’interroge ainsi: «[Les Kabyles] n’ont-ils pas repris à leur compte ce discours exagéré, notamment l’aspect anticlérical?»
(*) La Kabylie dans les écrits français du xixe siècle (Entre connaissances scientifiques et représentations idéologiques coloniales) de Habib-Allah Mansouri, ENAG-Éditions, Alger, 2011, 317 pages.
22 février 2012
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