Retour au pays de l’enfance pour 25 écrivains nés entre 1920 et 1956 dans ce département d’outremer qui n’était pas encore l’Algérie indépendante. Leïla Sebbar coordonne une mosaïque de souvenirs pour les éditions Gallimard, autour de la question : c’était quoi la France pour l’enfant que nous étions ? Et l’on s’interroge : quelles traces ? Quelles blessures ? Quelle révolte ?
Retour aux sources de l’écriture, à la naissance des mots sur la ligne de fracture entre l’ici et l’ailleurs. Revenir aux origines est, dit-on, une démarche salutaire. Elle l’est pour nous, lecteurs, car la richesse des témoignages nous donne la dimension des rêves, des souffrances, des fantasmes, des interrogations sur lesquelles s’est construite l’Algérie actuelle. Musulmans, juifs, chrétiens, laïcs, les 25 auteurs restituent cette Algérie de l’Istiimar, cette France oubliée qui ne rencontre l’autre France qu’à l’occasion des guerres et autour des monuments aux morts. C’est la France de Boualem Sansal, celle des leçons forcées de son grand-père mobilisé à Verdun puis en Indochine. Corvée imposée par un aïeul sévère et glacé, «toqué de la France», à laquelle l’enfant ne peut échapper. C’est la France stéréoscopique de Bernard Zimmermann, perçue au travers des conversations adultes, dissimulé sous une table. Lorsque les parents sont instituteurs comme ceux de Leïla Sebbar, ou le grand-père de Nabil Farès qui, devenu aveugle, l’oblige à la lecture quotidienne du journal, le retirant en cet instant de la vie des autres enfants, la France s’impose avec plus de vigueur dans sa langue et dans ses lois. Car la France est d’abord une langue, un lexique dans lequel Gil Ben Aych ancre les mots événements, contingent, fellaghas. Quand les douars deviennent hameaux et les oueds rivières, Maïssa Bey l’affirme : «C’est en sa langue qu’elle est entrée en moi.» A l’école de la République, ce que Jean-Jacques Jordi nomme «un sas qui ouvre sur la France», l’Hexagone est en haut, au-dessus du tableau, sur la carte murale. Nourredine Saâdi se souvient : «L’école a fait son travail de France en moi dès que j’y ai pénétré la première fois.» Pour Benjamin Stora, elle a le visage pâle et distingué de la blonde institutrice dont il est amoureux, tandis que celle d’Habib Tengour, la sadique Madame Garcia «n’était pas une vraie Française et pour ça elle se vengeait sur nous». «Madame la France» d’Arezki Metref est «sifilizée» comme Madame Carmel son institutrice qui fume des Gauloises bleues sans filtre. Elle a «la coupe de cheveux auburn à la garçonne, et non pas la tresse noire de jais régénérée à zit taqdimt». L’école de la fraternité devient soudain celle de l’exclusion et «c’est le renvoi de l’école laïque et républicaine en raison de l’application des lois de Vichy». Quand la petite Alice Cherki, quatre ans, demande pourquoi à sa maîtresse : «Mais parce que tu es juive», répond la voix. En ces temps de fureur, pour Hélène Cixous aussi «la France, c’est ne pas aller à l’école». «Cette France au goût d’indignité des années algérifrançaises. La parade ordinaire de l’apartheid». Tandis qu’Albert Bensoussan aime et respecte celle que son père militaire porte inscrite dans sa chair : «La France chez nous était choyée, aimée, respectée, souvent confondue dans ma tête avec cette Jérusalem mythique.» Plus abstraite, la France des livres ouvre à une vie rêvée, tournée tout entière vers la Métropole. Victor Hugo, bien sûr, est pour tous la France incarnée mais aussi Lamartine, «Lamartine et moi avions la tête dans la même chechia», se remémore Arezki Metref contraint par son père à apprendre les Méditations poétiques intégrales. Elle se révèle à Jean- Jacques Gonzales à travers La gloire de mon père de Pagnol, les aventures d’Arsène Lupin et celles du Club des cinq. La Provence, la Normandie, les plages de Bretagne sont le territoire de l’imaginaire. Lire encore. Pour Nora Aceval, ce sont les contes qui la feront ellemême, un jour, conteuse : «Mes livres d’enfant construisaient petit à petit un pays paternel mythique. Ce fut «ma» France.» C’est la caresse de la Reine des neiges qui sur le port de Marseille se mue en prostituée, faux cils, faux seins, dentier. La France s’inscrit indélébile lorsque les mots se font chansons, comptines ou chants guerriers. Des chansons apprises dans les camps de guide d’Algérie par Christiane Chaulet Achour : «Connaissez-vous Alger la Blanche, la capitale de chez nous ?» et «Chant en l’honneur de Jeanne d’Arc, la croix de Lorraine, la France sauvée. Tout cela mêlé dans un tel embrouillamini dans ma tête !» A la fin des classes, Habib Tengour chante à tuetête A la claire fontaine et, bravache, Mabrouk s’en va-ten guerre qui «nous remplissait de fierté parce qu’on imaginait la statue du tirailleur de Sidi Saïd sauter de son socle et charger l’ennemi sans craindre la mitraille». Tout aussi fière était Anne-Marie Langlois écoutant la Marseillaise sur fond de parade militaire : «C’était une armée belle et joyeuse. Nous étions fiers de savoir qu’elle avait été triomphante ailleurs.» Les hymnes nationaux sont guerriers et lorsque vient la guerre, Jean-Jacques Jordi a six ans. Sa France, c’est taper dans des casseroles en criant «vive l’Algérie française !» : «La France était diffuse, sans doute, mais glorieuse dans les yeux d’un enfant.» Morgan Sportès s’égosille lui aussi au cri d’«Algérie française» et, parce qu’il est moitié catho et moitié juif, il casse du «saleordure- de-petit-youpin-crasseux- digne-fils-de-ton-ordure- de-youtre-de-père» avant de tomber sur «un algérienraton- autochtone-français musulman-arbi». Pendant ce temps, «la tierce partie» a peur et la France de Mohamed Kacimi est violente et possessive. Trois de ses oncles sont «pris par la France» mais le grand-père est placé en résidence surveillée et l’oncle adulé arrêté. Pour les autres, la France grimace. L’oncle d’Aziz Chouaki est abattu. C’est la déchirure : «L’image de France devient de plus en plus hideuse.» C’est la France de la honte et de l’humiliation, le premier amour déçu de Nouredine Saâdi, la fracture de Behja Traversac : «Ce jour-là, les mots des révolutionnaires français dégringolent des dos arabes et s’écrasent à terre en faisant un bruit assourdissant.» Alors les enfants se révoltent contre Madame la France. Habib Tengour ne veut plus aller à l’école ni apprendre la langue française. Révolte collective pour Arezki Metref qui participe aux émeutes et veut monter au maquis venger les injustices avec les mômes de la cité. Le rêve change de camp. Pour ceux qui doivent quitter l’Algérie comme Alain Vircondelet, la France algérienne devient douleur de l’absence, plaie ouverte, nostalgie. Nostalgie aussi pour Jean Daniel, Louis Gardel, conscients aujourd’hui de l’âpre réalité que masquait leur paradis. Tous ces récits sont autant de styles d’inégale facture littéraire. Certains plus distants relèvent davantage de l’observation, d’autres plus poignants s’élèvent au rang de la nouvelle. Si le sentiment d’humiliation, d’injustice est prégnant chez ceux qui ont vécu enfant, du côté «indigène», le traumatisme de la colonisation, l’attachement à cette terre meurtrie est commun à tous ceux qu’elle a façonnés au rythme de ses rires et de ses peines.
Meriem Nour
C’était leur France,
En Algérie avant
l’Indépendance,
textes inédits recueillis par Leïla Sebbar, Editions
C’était leur France
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17 février 2012
1.Contes, Nora Aceval