«Aïe! aïe!»: le cri retentissant de l’âme
Par Kaddour M’HAMSADJI
c’est une interjection raisonnée, contractée dans sa prononciation en «Ayèye» et qui, prenant son énergie dans les poumons et son essor dans la gorge, s’envole ululant, jusque dans les horizons les plus lointains du temps, de l’espace et du sens commun, le message intime du chantre du bédouin algérien.
Avant d’aborder la poésie populaire, la qaçîda chantée de Cheïkh El hâdj Khelifi Ahmed (*) contenue dans huit CD et transcrite dans un livret (une publication conçue et réalisée par Abdelkader Bendamèche, sous l’égide du ministère de la Culture), il me faut souligner que chacune des nos régions a son âme propre évoluant dans les plis de l’histoire de notre pays qui est évidemment formé et unifié depuis fort longtemps. L’histoire de la culture algérienne, notamment dans le domaine du patrimoine immatériel, et plus précisément dans la poésie populaire, nous offre des exemples de poésies chantées dont le verbe oral est constitué d’une des premières syllabes traduisant, dirai-je, l’état d’âme de l’identité algérienne. L’interjection «aïe!» répétée a donné naissance au genre «ayèye», une sorte de chanson de geste par laquelle le poète-chanteur exprime plus spécialement sa douleur physique ou morale, mais aussi bien parfois son enthousiasme pour tout ce qui le fascine dans la nature divine (Dieu, louange du Prophète et des saints de l’islâm), dans la nature humaine (vie, civilité, nostalgie,…) et dans la nature en ses apparences les plus diverses.
La poésie populaire algérienne touche juste; elle parle de l’homme, de son temps et de ses origines tout en laissant se lever en elle comme un germe de psychologie. Est-ce une poésie lyrique? Sans doute. Est-ce une poésie épique? Sans doute aussi. Est-ce une poésie de l’Amour? Certainement. Ici, l’amour est empreint de mysticisme musulman, de chevalerie, de morale, de sagesse,… rarement d’érotisme. L’épopée algérienne a gagné beaucoup en prestige avec la tradition poétique orale de nos régions et, à l’évidence, du genre «ayèye», bien entendu. Par parenthèse, je ne peux me dissuader totalement, et même en usant de raccourcis, de croire que l’épopée française – la «Chanson de geste» du type médiéval -, n’ait pas été revigorée et relevée aux formes esthétiques par les poètes de la dynastie carolingienne depuis Charles Martel, «le vainqueur des Sarrasins [en réalité des «Maures»]». En effet, par une simplification, certes lumineuse, des éléments essentiels de récits arabo-andalous de caractère épique, par exemple, «La chanson de Roland» (1080) avait pu être probablement inspirée, par-delà les Pyrénées, au poète, ce trouvère de langue d’oïl ou ce troubadour de langue d’oc, ce «târab ad-doûr» (le joueur de l’instrument rond, le tambour [bendîr?]). Oui, peut-être, d’autant que les croisades avaient déjà scellé historiquement quelques récits de guerre en pays de Jérusalem et quelques chansons de geste à déclamer en Europe chrétienne devant les nobles et les bourgeois des différentes époques.
Or, dans la plus lointaine tradition, le chant «ayèye» est «sahraouî», saharien. C’est le chant des nomades de notre Sahara et, par une sorte de déhiscence, la poésie ardente et la musique rythmée du bédouin (chamelier ou non) s’est répandue amplement dans les Hautes Plaines du pays et jusqu’au nord de l’Algérie. Ce chant s’apparente naturellement à celui des nomades d’autrefois, ceux dont les origines arabes remontent au Hidjâz de l’époque antéislamique puis de l’époque islamique, glorifiant la tribu et la vie bédouine et invectivant contre l’ennemi, tout en faisant vibrer les cordes de la foi musulmane, de l’héroïsme guerrier et du sentiment amoureux. Il y a tout ce que l’homme a dû éprouver pour comprendre le sens de la vie: ce qu’il est, ce qu’il doit faire, ce qu’il doit espérer. Il y a des leçons à tirer afin que son existence entière s’en trouve éclairée et que sa destinée devienne quelque peu oeuvre de sa propre conscience. Toute cette poésie porte le culte fervent de la tradition et constitue autant d’observations et de réflexions très pénétrantes de psychologie et de sociologie, où, du point de vue musulman, l’âme humaine et les problèmes de la vie bédouine – de la vie tout court – sont analysés avec puissance et profondeur. Aussi, le type même de la qacîda, ce moule essentiel de la poésie bédouine est-il, entre autres, Hayziya, la célèbre pièce poétique (interprétée par tant de belles voix) écrite par l’illustre poète du melhoûn ech-cheïkh Mohamed Ben Seghir Ben Guitoûn (1843-1907) de Sidi Khaled, centre de la tribu des Ouled Sidi Bouzid et oasis connue pour ses poètes.
J’en viens à la poésie chantée de Cheïkh El Hâdj Khelifi Ahmed. Ah! que de fois son «ayèye» avait fait naître en nous des rêves, des espérances, des douceurs vives et inaccessibles quand nous étions à l’âge de l’enthousiasme juvénile, à cette phase d’historicité où l’homme commençait à poindre en nous! Pour écouter Khelifi Ahmed, nous allions alors dans les cafés maures où l’on jouait ses disques et où la radio d’Alger en arabe diffusait ses chansons. Tout naturellement, Hayziya nous passionnait et la voix chaude et sonore de Khelifi Ahmed qui était toujours accompagné de son sublime gaççâb Saad Belgacem dit Lakhdar, nous transportait loin dans les espaces de notre prodigieuse imagination. Chacun de nous était Saayyad, le cousin malheureux de la belle et inaccessible Hayziya bent Ahmed Belbey, originaire de Beni Hilâl, née en 1852, blessée mortellement à 23 ans. C’est que Khelifi Ahmed, de son vrai nom Ahmed Abbas Ben Aïssa, était des nôtres, car de Soûr El Ghouzlâne à Sidi Khaled, son lieu de naissance, en 1921, près de Biskra, il n’y avait pas, pour nous, une grande distance. Et il a chanté Boussaâda, Sidi Aïssa et Soûr El Ghouzlâne!… Nous savions qu’il n’avait pas été à l’école française, qu’il avait appris le tiers du Coran, qu’il avait été initié à l’agriculture par son père et qu’à la mort de ce dernier qui était âgé, son oncle maternel El Hâdj Benkhlifa, un meddah célèbre ayant enregistré Hayziya en 1933 à Tunis, était devenu son tuteur et celui de ses quatre soeurs et de ses trois frères. C’est sous son influence que le jeune Ahmed apprendra le chant et la composition poétique bédouine. Son penchant pour la musique est de plus en plus vif.
En 1941, de soudaines et exigeantes circonstances le conduisent à quitter son oncle pour vivre chez sa soeur à Qçar Chellala et gagner sa vie. Un menuisier lui apprend le métier et l’introduit dans sa famille. Un des fils de l’artisan est amateur de musique; il l’invite à l’accompagner dans des soirées musicales organisées dans la région. Khelifi Ahmed découvre sa voie: il veut être chanteur de poésies populaires du genre sahraoui et, dans cette famille, il trouve une fille pour en faire son épouse. Son destin est tracé quand, vers 1946, il décide d’aller à Alger. Bientôt, il participe à de nombreuses émissions radiophoniques telle l’émission «min koul fenn chouy» et devient célèbre en chantant «Qalbî tfakkar arbân rahhalâ», un poème du genre melhoûn écrit par Cheïkh Aïssa Ben Allâl. D’autres émissions, souvent en alternance avec deux autres chanteurs aussi célèbres Bcissa Brahim et Haddadi Brahim, vont suivre au cours desquelles brillera son talent d’interprète de la chanson bédouine à partir de qaçâid de grands maîtres dont évidemment Abdallah Benkerriou, Lahbîb Hachelaf, Cheïkh Smati,… Il sera bientôt un cheïkh incontesté en chantant ses propres compositions. À l’indépendance de l’Algérie, son public s’élargit à tout le territoire national, s’ouvre à celui des pays voisins et, plus largement encore, aux pays du Moyen-Orient et d’Europe. Il est honoré en Algérie en diverses occasions. Récemment, le 15 décembre 2011, un magnifique hommage lui a été rendu à la salle Ibn Zeydoûn de l’OREF à Alger par le Ministère de la Culture.
Après ce bref rappel, puisé dans diverses sources dont celles de Sî Abdelkader Bendamèche, il est agréable d’aller vers le coffret de CD de Cheïkh El Hâdj Khelifi Ahmed et d’écouter cette voix si extraordinairement limpide et puissante, et si fraîche et si chaude, et si douce et si rebelle, et si pleine et si frissonnante qu’il pourrait sembler au rêveur mille certitudes idylliques fleurir en pleine aridité du Sahara, terre enfin trempée de pluie bénie où germent les semences d’espoir d’une humanité algérienne revivifiée. Écoutons et découvrons les auteurs des poèmes chantés: Rabbî yâ madjîd, Qalbî atfakkar ourbân rahhâla, Hayziya, Zayneb, Yâ qamrî eddî djouâbî, Qoûloû l-ha yâ ez-zâykha, Hadha dahr çaîb, Bânet alâm el-djazâïr, El houb çâdnî, Çoul wa çalâl, Sâ altak farkh elhamâm, Qamr elleyl,…
(*) Cheïkh El hâdj Khelifi Ahmed, Publication conçue et réalisée par Abdelkader Bendamèche, Ministère
de la Culture, Alger, 2011, Dix CD.
8 février 2012
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