Chronique du jour : A FONDS PERDUS
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Il pèse sur les jeunes Etats indépendants une double charge historique, dans laquelle ils ont, pour la plupart, lamentablement échoué au cours de la seconde moitié du siècle écoulé :
- primo : subvenir aux besoins colossaux d’un développement qui, pour être pérenne, doit être cumulatif, durable, multisectoriel et synchronisé – par opposition aux renonciations récurrentes ;
- secundo : insérer un tel développement dans le cadre d’une économie sociale de marché qui assure les libertés et la solidarité.
Ces deux conditions organisent, à un niveau fondamental, l’exercice plus ou moins régulé de la libre entreprise. La pleine expression de celle-ci requiert, théoriquement, un marché ouvert en permanence – ce qu’il ne peut être que s’il donne une information pure et parfaite aux agents qui s’y trouvent ou qui y accèdent. A défaut, c’est le monopole, la concentration et son corollaire le parti unique du capitalisme, la dictature du «premier venu». La pérennité des systèmes de libre entreprise se jauge à l’aune de l’efficacité des mécanismes de régulation. Cette tendance n’épargne aucun secteur. Y compris, et surtout, les médias. Ainsi en a décidé la Chambre criminelle de la cour de cassation qui, une série d’arrêts particulièrement cinglants rendus récemment, le 11 janvier 2012, est venue mettre un terme aux velléités idéologiques de soustraire les entreprises de presse au droit commun de la recherche des preuves de pratiques anticoncurrentielles. L’affaire est partie de l’autorisation ou non d’opérations de visite et saisie dans divers locaux des journaux du Groupe Amaury dans le cadre d’une saisine de l’Autorité de la concurrence par la société de presse éditant le quotidien sportif 10-Sport, laquelle se plaignait d’agissements susceptibles d’être qualifiés d’abus de position dominante mis en œuvre par le Groupe Amaury. Ce dernier occupe une place prépondérante sur le marché de la presse avec des titres de grand tirage, comme Aujourd’hui sport, Le Parisien Libéré et L’Équipe, et couvre également des activités d’éditions et de communication avec Éditions P. Amaury et Amaury Médias. Au préalable, la cour d’appel de Paris avait rendu, le 17 juin 2010, une série d’ordonnances par lesquelles le magistrat délégué par le premier président de ladite cour avait annulé l’ordonnance du 12 mai 2009 autorisant les opérations de visite et saisie dans divers locaux des journaux du Groupe Amaury. En substance, le magistrat en question avait considéré que l’Autorité de la concurrence ne disposait pas d’un faisceau de présomptions suffisant pour solliciter une visite dans des locaux de presse du Groupe Amaury aux fins d’établir la preuve d’un comportement anticoncurrentiel constituant un impératif prépondérant d’intérêt public ; il avait enfin retenu que la mesure autorisée n’était pas proportionnée à l’atteinte envisagée aux libertés. En décidant que les opérations de visite et saisie dans les locaux d’entreprises de presse devaient être soumises à des exigences particulières, le magistrat de la cour de Paris consacrait l’intention, louable à ses yeux, de placer les entreprises de presse dans un sanctuaire, les mettant à l’abri, en pratique, de toutes opérations de visite et saisie dans le cadre de la recherche des preuves de pratiques anticoncurrentielles, ne serait-ce que parce que les investigations ne peuvent être effectuées que par un magistrat. Le moyen de défense suprême du magistrat parisien est une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme qui, dans une affaire précédente qui a fait date(*), avait estimé que «le droit reconnu à un journaliste de ne pas révéler l’origine de ses informations, corollaire de la liberté de la presse issu de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, impose la plus grande circonspection de la part du juge amené à autoriser des opérations de visite et saisie dans une entreprise de presse». Peine perdue. Il semble que le juge parisien ait fait mauvaise interprétation de la décision européenne. Derrière cette procédure se dissipe un problème de fond : celui de savoir si en lançant Aujourd’hui Sport, le groupe Amaury, qui édite déjà le quotidien sportif de grand tirage L’Équipe, ne cachait pas, en réalité, l’intention de tuer Le 10 Sport, lancé en novembre 2008 par Michel Moulin et, au-delà, d’abuser de sa position déjà dominante. La chambre criminelle de la cour de cassation n’a pas suivi la cour d’appel de Paris sur le terrain de la particularité des activités visées, notamment sur l’idée que les opérations de visite et saisie dans les locaux d’entreprises de presse devaient être soumises à des exigences particulières. En agissant ainsi, «le juge a ajouté à la loi des conditions qu’elle ne comporte pas», estime la chambre criminelle de la cour de cassation qui soutient que le juge des libertés et de la détention peut autoriser des opérations de visite et saisie dans «toute entreprise, quelle que soit son activité». La cour de cassation vient de briser un tabou, celui de la spécificité des entreprises de presse, pour consacrer une vertu hautement plus sacrée : la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles. Ce faisant, la cour de cassation s’expose à l’assaut des défenseurs de la défense de la liberté de la presse et de la protection des sources des journalistes. Vues à rebours, les choses se présentent ainsi : en s’opposant à l’éviction du marché d’une publication par un groupe de presse disposant d’une position dominante, l’Autorité de concurrence contribue indirectement, par le maintien d’un rival sur le marché, à renforcer la pluralité des médias. Les entreprises de presse en charge «de faire vivre et d’animer la pluralité des opinions à travers la liberté de la presse» sont aussi des opérateurs économiques «visant, comme toutes entreprises, à maximiser autant que faire se peut leurs profits, et si besoin à défendre leurs positions face à la concurrence». Donc, pas de régime de faveur pour les entreprises de presse dans le cadre de la recherche des preuves de pratiques anticoncurrentielles. Aussi, les journalistes, encore moins les entreprises de presse, ne sont pas au-dessus des lois. Tel est, en substance, le message qu’entend consacrer la cour de cassation. Aussi, la chambre criminelle de la cour de cassation casse et annule. En l’espèce, il pèse sur le Groupe Amaury le soupçon de se draper des nobles idéaux de la liberté de la presse, pour occulter des pratiques anticoncurrentielles : «Ce qui est en jeu, ça n’est en aucune façon ce qui est dit ou écrit dans le média, bref le contenu de la publication, ce qui est en jeu, c’est bien plutôt les comportements de l’entreprise à l’égard des autres entreprises de presse, de ses concurrentes sur les marchés du lectorat, de la publicité, des petites annonces, etc. Et l’on ne voit pas au nom de quoi les entreprises de presse, éventuellement auteurs de pratiques anticoncurrentielles, devraient bénéficier d’un tel régime dérogatoire par rapport aux autres entreprises.» Soit par respect de l’autorité de la chose jugée, soit par haute conscience juridique, les critiques de presse n’ont point réagi, encore moins attaqué l’arrêt. La doctrine s’en chargera plus tard. Les conclusions de l’affaire ne sont pas sans intérêt et interpellent fortement nos propres entreprises de presse, dans un contexte particulier, d’exercice récent, complexe et fortement contrarié des libertés.
A. B.
(*) CEDH, 27 mars 1996, Goodwin c/Royaume-Uni.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/02/07/article.php?sid=129937&cid=8
7 février 2012
Chroniques