le 31.12.11 | 01h00
Ce que les candidats-écrivains écrivent à une grande maison d’édition.
Devenir écrivain apparaît comme un rêve accessible au commun des mortels. Il suffit de faire fonctionner son imagination, de noircir quelques pages blanches et de tomber sur un éditeur qui croit en vous pour que cette chimère se concrétise. Cela s’apparente à un conte de fée. Mais cette utopie n’a qu’une chance sur mille de se produire dans la réalité. Cependant, le monde de l’édition et le métier d’écrivain continuent à fasciner. Malgré tout ce qui se dit sur la précarité de la situation des auteurs, la doxa populaire croit toujours que le fait de se faire publier est une porte ouverte sur la prospérité éternelle. Alors que, dans la plupart des cas, les droits d’auteur perçus, en Algérie ou ailleurs, sont tellement insignifiants que la décence interdit de les rendre publics.
Pour comprendre ce que charrie le grand rêve de se faire éditer et toutes les motivations qui l’animent, un recueil de lettres envoyées à Raymond Queneau vient de paraître*. L’auteur, Dominique Charnay, a eu l’idée originale d’une compilation de toutes les lettres accompagnant les manuscrits reçus par les éditions Gallimard et destinés exclusivement à Raymond Queneau. Il était membre du comité de lecture pendant plus d’une trentaine d’années jusqu’à ce qu’il l’incarne et le personnifie. Dans cette véritable anthologie, intitulée «Cher Monsieur Queneau, dans l’antichambre des recalés de l’écriture», on découvre une correspondance savoureuse à consommer sans modération.
Une correspondance qui enchante l’âme et provient de tous les coins de la planète. Ce n’est donc pas une affaire franco-française, car ce livre pose la question universelle du désir impérieux de se faire éditer. Le candidat aspirant au métier d’écrivain fait de cette affaire un enjeu vital et il est prêt à tout pour intégrer la république des lettres.
Raymond Queneau, écrivain reconnu à son époque pour ses fameux exercices de style, prenait toujours le temps de répondre à ses interlocuteurs, malgré la difficulté de la tâche. Exercice méritoire et astreignant mais l’on peut soupçonner l’amusement qu’il procurait à l’auteur de Zazie dans le métro. Le recueil regorge de perles où la grandiloquence le dispute à l’obséquiosité. Ainsi, on peut y lire cet extrait édifiant : «Imaginez Balzac laissant dormir ses manuscrits, messieurs les critiques seraient bien embarrassés.
Ne voulant pas avoir la ressource d’une révélation posthume que mes héritiers seuls apprécieraient, j’ai décidé – appelez ça de l’inconscience, de la naïveté ou de la prétention – de faire comme beaucoup : tenter ma chance, ce qui, en définitive, se traduit par envoyer un manuscrit à Gallimard». Cette lettre, envoyée en février 1950, est étonnante par sa prétention et son surréalisme. Avant même d’être édité, on se met déjà dans la peau d’un monstre sacré de la littérature, en se plaçant dans la perspective d’un génie en devenir et en suggérant que l’éditeur perdrait beaucoup en l’ajournant.
Personne ne relativise ni ne connaît ses limites. Généralement, on a tout de suite affaire à des ego surdimensionnés qui n’attendent que la sortie de leurs romans pour exploser aux yeux du public. D’autres font des demandes si farfelues qu’on peut s’interroger sur le fonctionnement du cerveau humain. Les travers de cette situation se traduisent souvent par des questions financières soulevées avant même d’avoir reçu le quitus de publication. Ces demandes d’argent en forme d’avaloir sont bien illustrées par cette lettre de Londres où son auteur loufoque écrit: «J’ai formé une troupe de scouts pour mes jeunes amis et leurs uniformes sont d’un haut prix. J’aimerais (si vous auriez l’intention d’éditer mon manuscrit, intitulé «Les sorciers»), un peu d’argent en avance pour acheter des articles d’uniforme pour les gamins». Ces lignes montrent que l’apprenti écrivain ne s’interdit rien et que la confection d’un manuscrit autorise tous les rêves et toutes les extravagances.
La récente étude d’un grand magazine français sur le monde de l’édition a estimé que 98% des écrivains sont obligés d’avoir un emploi à côté de leur vocation littéraire et bien rares sont ceux qui peuvent vivent essentiellement du produit de leur plume. D’autres, pour se faire éditer, ont recours à des ficelles tellement maladroites qu’elles prêtent à rire. Certains se font carrément recommander par des membres de leur famille. Ainsi cette tante qui prend la plume pour interpeller Raymond Queneau et vanter les qualités intrinsèques de son neveu. Elle voit en lui un génie qui mérite d’être connu et mis en avant. Dans une autre lettre, c’est une mère inquiète qui décide de prendre le sort de son fils en main pour forcer le destin. Enfin, dans un registre encore plus étonnant, ce correspondant qui déclare souffrir de dépression et qui fait de l’acceptation de son manuscrit sa panacée.
Ces centaines de lettres, que nous donne à lire ce recueil, montrent la difficulté du métier d’éditeur et les harcèlements que subissent parfois les maisons d’édition quand elles opposent leurs véto à un manuscrit envoyé. Elles éclairent aussi, de manière émouvante, sur l’effet du mythe de l’écrivain. Le grand auteur Amin Malouf avait l’habitude de répondre, quand on le questionnait sur les possibilités de se faire éditer, qu’un bon manuscrit se défend tout seul et n’a pas besoin de recommandation. Il aurait été intéressant de publier aussi les lettres de ceux qui ont été édités. Mais là, aucune maison d’édition ne s’y risquerait…
*Dominique Charnay, «Cher Monsieur Queneau, dans l’antichambre des recalés de l’écriture», Denoël, Paris, 2011.
Slimane Aït Sidhoum
© El Watan
5 février 2012
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