le 14.01.12 | 01h00
Auteur remarquable, il poursuit une œuvre qui, dès ses débuts, était novatrice.
-On se voit depuis une trentaine d’années au gré des rencontres universitaires et mon intérêt reste intact. Comment expliquez-vous cette longueur dans le temps de votre présence littéraire et médiatique ?
Je l’explique par mon travail assidu et régulier. En quarante-cinq ans d’écriture, j’ai publié vingt romans, trois recueils de poésie, cinq essais et une quinzaine de scenarii. En outre, j’ai traduit une vingtaine de mes textes de l’arabe au français ou du français à l’arabe. Cela représente une soixantaine de productions ! Il est donc normal que je… perdure !
-Depuis vos premiers poèmes, car vous avez commencé par ce genre, votre premier roman, La Répudiation, qui a recueilli une excellente critique et votre dernier texte, Les Figuiers de Barbarie, avez-vous le sentiment d’avoir écrit ce dernier avec plus de facilité ?
Non, je n’ai pas écrit Les Figuiers de Barbarie avec plus de facilité et je pense être devenu un professionnel de l’écriture avec mon premier recueil de poésie publié en 1965. D’autant plus que j’ai toujours écrit avec beaucoup de facilité, parce que l’écriture est ma seule façon de vivre, ma seule passion. Je n’y suis pour rien.
-Les thèmes de vos romans ne sont jamais identiques. Mais ma connaissance de votre œuvre me pousse à constater que, fondamentalement, c’est la liberté d’être qui prime, est-ce que je me trompe ?
En effet, je suis obsédé par la liberté de l’être, ses vérités, ses lâchetés… par ce que j’appelle le «magma humain». L’homme me fait de la peine, et c’est en fait cette compassion qui me pousse à écrire. La philosophie et les mathématiques que j’ai étudiées à l’université m’ont beaucoup aidé dans ma création.
-Vous êtes un des rares romanciers algériens à avoir eu comme protagoniste principal une femme, comme Selma dans Le Démantèlement ou encore la diariste dans La Pluie. Les sentiments, les ressentis, les pensées les plus intimes de ces protagonistes sont si authentiques, est-ce que cela prend sa source dans votre relation si proche avec votre mère ?
Mon rapport à la femme part d’une vision progressiste du monde. Je n’ai pas attendu d’être communiste pour éprouver ce sentiment révolutionnaire selon lequel, sans la femme, l’homme n’a aucune existence ni aucun sens. Je n’ai pas aimé ma mère plus que les autres ne l’ont fait, mais les hommes arabes et musulmans se sont arrêtés à ce postulat, l’amour de la mère, et en ont nié tous les autres développements. Dans la pensée archaïque, la mère est sacrée, mais la femme est souillée. On trouve cela dans toutes les religions, y compris la bouddhiste qui est féroce vis-à-vis de la femme qu’elle méprise et qu’elle considère comme un être infrahumain ! Ce qu’on ignore souvent, parce que le bouddhisme est très bien apprécié en Occident pour des raisons purement idéologiques et réactionnaires. De ce fait, les personnages féminins, dans mes romans, sont porteurs d’espoir, d’intelligence et de sensualité. C’est-à-dire porteuses de la vie.
-J’ai lu avec plaisir tous vos romans, mais celui qui me revient souvent à l’esprit est Topographie pour une agression caractérisée que je trouve si kafkaïen avec cette histoire d’un émigré algérien des années ‘70 dans le métro parisien. Comment vous est venue l’idée d’un roman si fort ?
Non, Topographie pour une agression caractérisée n’a rien à voir avec Kafka, ni L’Escargot entêté, d’ailleurs. C’est un texte qui a un sens politique terrible et une forme technique élaborée. C’est une tragédie grecque ! Une tragédie qui se perpétue, encore aujourd’hui, dans un Occident indifférent et frileux. Topographie pour une agression caractérisée est une métaphore parfaite d’une réalité sociopolitique injuste et démentielle. Mon rapport à l’émigration et à l’analphabétisme est, par conséquent, un rapport douloureux que je ne peux que constater et subir dans le silence et le désespoir.
-Par rapport à ce roman justement, la circularité de votre écriture hante de nombreux critiques. Quel est votre commentaire de ce type d’écriture si «boudjedréenne» ? Vient-elle de vos lectures de Joyce et de Faulkner ?
Mon style et ma façon d’écrire circulairement me sont venus d’abord de ma façon d’être. Je dirais qu’elle est organique et biologique. Je suis ainsi fait mentalement et j’ai toujours fait des digressions, depuis que j’étais enfant. Ensuite, je pense que la lecture répétitive et permanente du Coran et des Mille et Une Nuits m’ont aidé à forger cet instrument de travail. Enfin, il y a la lecture de Marcel Proust et de James Joyce, mais pas celle de Faulkner ! Ces lectures m’ont aguerri dans cette technique qui ne cesse de me fasciner.
-L’histoire et la fiction se mêlent et s’entremêlent dans vos écrits. D’où vient cette obsession de l’histoire, des dates, de la mémoire historique ?
L’obsession de l’histoire dans mes romans est due à la passion que je voue à cette science et qu’Ibn Khaldoun a été le premier à mettre en exergue. Elle permet au roman de «bouger», de fluctuer, de rendre toute vérité relative, voire impossible et aléatoire, d’ouvrir des angles très différents, de faire un nombre incalculable de lectures. Il ne faut pas oublier que je suis aussi le citoyen d’un pays terriblement malmené par l’histoire (ce que certains intellectuels algériens ont tendance à oublier, eux qui se perdent dans le masochisme sublimé de la haine de soi). Un pays qui a toujours souffert cruellement à la fois de son histoire terrifiante et de sa géographie interminable. Alors, l’histoire est un élément essentiel dans mon travail, surtout lorsqu’elle bute sur le gouffre de l’intime et sur le désastre de la condition humaine.
-Dans vos récits, l’intolérance est toujours présente. Cet aspect ne remonte pas aux années 90, mais à vos premiers écrits. Le doit-on à l’observation de notre société souvent sclérosée depuis l’indépendance ou à des convictions idéologiques «anticléricales» ?
Je me bats contre l’intolérance, les préjugés, les archaïsmes et la bêtise humaine, non seulement dans mes romans, mais dans la vie de tous les jours. Cette intolérance est liée à l’ignorance et à la sclérose de nos sociétés, qui existaient bien avant l’indépendance et qui continuent à fonctionner à vide et d’une façon hypocrite et malhonnête. Dans mes romans, cette intolérance est mise en exergue à travers la ténuité de milliers de faits et gestes, à la fois ritualisés et contournés par le non-dit et la loi du silence. Plus que l’idéologie, j’emprunte les chemins de la psychologie et de la psychanalyse. Mais il est vrai que je suis profondément anticlérical !
-Votre position vis-à-vis de l’intégrisme a toujours été claire, sans ambiguïté, sans concession, comme le démontre votre essai, Le FIS de la Haine. Les dangers d’une telle idéologie sont-ils toujours présents?
Bien sûr que l’intégrisme représente toujours un danger réel et présent. Ce qui s’est passé en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen et en Syrie, en est la preuve concrète. Et, quoi qu’on dise, ces régimes n’ont qu’une seule idée en tête : installer la «charia». Y compris le régime turco-ottoman qui joue les démocrates…
-Au vu de ce qui se passe dans le monde arabe, pensez-vous que les intellectuels modernistes ne sont pas assez présents, ou cela va-t-il au-delà ?
Certes, le rôle des intellectuels arabes est insuffisant et, en tant que tels, nous sommes tous responsables de cette régression que connaît le monde arabe, devenu le monde musulman. Mais il y a une situation historiquement incontournable : le monde arabe est loin de réunir les conditions nécessaires à l’accession au développement, au savoir, à la laïcité, à la rationalité, etc. Cela nécessite d’autres conditions que celles dans lesquelles il se débat aujourd’hui et on voit comment les quelques révoltes ont été récupérées. Ces peuples ont été floués ! Encore une fois… Et l’écrivain n’y peut rien ! Absolument rien…
-Vous venez de fêter vos 70 ans. Vous êtes l’un des plus grands écrivains algériens, sinon le plus influent, le plus étudié. Est-ce que le terme «retraite» est présent dans votre esprit, ou est-il totalement absent ?
Oui, j’ai soixante-dix ans, mais je ne pense pas du tout à la retraite, d’autant plus que sur le plan social, je n’en dispose pas !
-Comment percevez-vous le rôle et l’avenir de la littérature en Algérie, êtes-vous rassuré quant à la relève ?
Oui, il y a une relève de nouveaux écrivains. Et une belle ! Mais on ne fait pas assez pour la faire connaître. Un pays ne peut pas vivre sans littérature ou toute autre forme de création. De rêve.
Repère :
Né en 1941 à Aïn Beida, Rachid Boudjedra est un des écrivains majeurs de la littérature algérienne et une figure reconnue de la littérature moderne universelle. Ecrivant à la fois en français et en arabe, il est également poète et scénariste avec une dizaine de scénarios réalisés, dont certains pour des films de premier plan, comme Chronique des années de braise de Mohamed Lakhdar-Hamina, Palme d’Or en 1975. Après avoir participé à la guerre de Libération nationale, il se consacre à ses études à l’indépendance.
Etudiant à l’Université d’Alger, puis de la Sorbonne à Paris, il est diplômé en philosophie et en mathématiques et a soutenu une thèse de doctorat sur l’écrivain Ferdinand Céline. Sa production littéraire le distingue, dès ses débuts, comme un écrivain novateur dont l’écriture est intimement attachée à ses engagements politiques et éthiques et au principe de plaisir de l’écrivain, en ce sens que celui-ci doit d’abord trouver sa satisfaction intime dans ses œuvres pour que celles-ci soient en mesure de toucher les lecteurs.
Benaouda Lebdaï, qui l’interviewe ici, a consacré sa thèse de doctorat à l’œuvre de Rachid Boudjedra et de l’écrivain kenyan, Ngugi wa Thiong’o.
5 février 2012
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