le 10.12.11 | 01h00
Alger s’offrait en cette journée ensoleillée, sous les atours d’une muse incapable de retenir ses formes généreuses qui débordaient de toutes parts, plus sensuelles les unes que les autres.
Elle était belle, lavée à grande eau. Stopha voulut en profiter sur le champ. Il lui fallait prendre possession de cette ville où il s’était fixé pour mission sacrée de planter les premiers pieux de sa kheïma et d’y asseoir un trône inébranlable. Il lui poussait des ailes et il comptait bien s’en servir dans ce ciel où la lumière régnait sans partage.
Il entreprit de prendre cet Alger-là dans ses bras, comme dans un tango endiablé et de copuler avec sa blancheur avec l’empressement d’un pubère gonflé de sève vierge, n’ayant retenu, de son premier séjour, que des images de fin de guerre, glanées depuis l’Avenue de la Marne, à travers les ridelles des camions de la Zone d’où avait giclé l’historique «Sebâa snine barakat». Chaussé de bottes d’arpenteur, il s’amusa à découvrir derrière le cadastre alambiqué de la cité tout ce qui pouvait le surprendre, le dépayser et assouvir ses désirs urgents d’épousailles.
Il commença par le commencement, c’est-à-dire la rue Dumont D’Urville, son premier territoire, auquel il trouva le charme vieillot des quartiers vivant de leur gloire déclinante, avec les snacks des Tunisiens encore fréquentés par quelques pieds-noirs accrochés aux odeurs de merguez et d’anis, semblant encore jouer aux dés un destin pourtant scellé depuis un certain juillet. A quelques pas de là, le restaurant d’Alexandrie décoré à la façon d’un hammam turc avec sa faïence verte et bleue, servait à ses clients, sous le regard impavide de son majordome de patron, une carte de spécialités orientales fleurant le cumin, le safran, le carvi et la cannelle des jours de Ramadhan, l’antithèse de ceux que proposait Si M’Hand, dans son mouchoir de poche de bistrot de la rue Perrégaux : dorade grillée, merlans frits et cervelle en papillote, arrosés d’un quart de Château Romain ou de Targui, recettes qu’il avait importées avec lui de la Provence où il avait flambé sa jeunesse, en taillant les pierres d’un interminable chantier de cantonnier. Les nostalgiques et les connaisseurs le visitaient régulièrement, snobant la crèmerie Betouche où les travailleurs du port venaient à moindre frais tremper leur tartine beurrée, dans du petit lait épais.
Cet arrière-plan de la ville, encombré de rôtisseries jijeliennes et de gargotes kabyles qui excellaient dans l’art de préparer le couscous à la viande d’agneau, était un monde à part, celui des petites bourses, des dockers et des femmes de ménage matinales. Il donnait, par la rue du Coq, sur la ville moderne, autrement plus élégante, riche et interlope dont la colonne vertébrale était cette rue Larbi Ben
M’hidi exposant nonchalamment aux passants désœuvrés, le Casino et son cabaret réservé aux danseuses espagnoles, le Colisée et le Régent, cinémas de première classe, le Monoprix, les Galeries à l’architecture mauresque. On pouvait y voir également le Bon Marché surmonté du restaurant panoramique, l’Alhambra au look d’outre-mer, les bars raffinés : le Novelty, le Milk et les Chevaliers de Malte, joyaux de la place de l’Emir ornée, avant la statue équestre, d’un grand bassin habité par des poissons rouges plongés dans une eau verte transparente, scintillant des mille lumières au zénith vertical et tout près de la rue Mogador, le théâtre à tréteaux et sa Fakhardjia, l’illustre orchestre algérois de musique andalouse.
Stopha ne pouvait pas résister à cette abondance de luxe et de volupté baudelairiens qui prenait naissance au square Bresson, ce jardin botanique équatorial cerné de toutes parts par des cafés qui ne fermaient jamais : le Terminus, le café de l’Indépendance, le café du Glacier, le Tantonville, siège des comédiens de l’Opéra, hanté par les silhouettes de Boudia, Ksentini et Chafia Boudraâ, la future Lla Aïni de Dar Sbitar ; un théâtre habitué aux grandes affiches de Touri, Mahieddine Bachtarzi et Mustapha Kateb supplantées par celles d’O’Casey et de Bertolt Brecht, les nouveaux pensionnaires socialistes des lieux.
Arrivé là, quel promeneur curieux des profondeurs intimes et des tachycardies de la médina, hésiterait à emprunter la rue Bab Azzoun et son bazar de bric et de broc, pour atterrir dans le royaume du sucre glacé et des amandes citronnées des Momo et des Moh Shanghaï, loubards au tricot marin et à la casquette de pêcheur du môle, échansons des cafés ankaouis fumant le haschich, à l’ombre des culbutes sonores des mandoles et des banjos ?
A la Casbah, toute acquise par ses affiches murales au Grand Maghreb, parée de ses couleurs confondues, tout vous tendait la main : Souk Djemâa Lihoud regorgeant de douceurs turques et de parfums de rose, la rue de la Lyre, vêtue de velours et de satin, les toilettes des nuits d’amour chantées par Fadela Dziria, la rue de Chartres où se cachaient, derrière la valse des vendeurs de fripes, le Versailles et le Chat Noir, des adresses pour célibataires dont les maisons riveraines tenaient à se démarquer en se déclarant, en lettres grasses et noir sur blanc «maisons honnêtes», et superbement dominateur, Bab-El-Djedid, le refuge du peuple des Euldj, toisait la mer du haut de Soustara et de ses cinq siècles de course calligraphiés dans la pierre nue de la Citadelle et des Palais de l’Odjak. (…)
A Constantine, Stopha s’était promis, qu’une fois arrivé à Alger, il s’attablerait à la terrasse de l’Otomatic et de la Cafeteria, en souvenir de la Bataille d’Alger. Il le fit, satisfait de ce que l’Otomatic portât désormais le nom de Taleb Abderrahmane, le chimiste martyr de la Zone et servît de lieu de ralliement aux étudiants désargentés, accrochés aux résultats des matches du Mouloudia et de l’Entente, et égayés par les jongleries du rusé Maurice, le serveur acrobate, à la banane tombante. En face se trouvait l’Aquarium de la Brasserie des Facultés, sur laquelle régnaient les concurrents, Manolo, vissé à son tiroir-caisse et Gaspard, les mirettes en alerte permanente, derrière des lunettes à double foyer datant de l’an 40.
De là, montait la rue Didouche Mourad, la plus belle avenue de l’Algérie, passage obligé de tous les Chefs d’Etat en visite dans la capitale et synonyme de l’opulence et de la distinction, bordée par une multitude de cafés et de restaurants, le Coq Hardi, le Bristol de Fernandel et de Djamel, le poète des tournées de milords, le Quat-z-Arts des intellos et des blousons dorés, le Cyrnos, un albatros déployé sur un yacht blanc, l’Etoile, le Diplomate, la République jusqu’au Bardo, fief du frère de Warda, grand amateur de tableaux de maître et derrière, sur le Boulevard, la Bressane provençale, hautaine et sélective.
Poussant jusqu’au Sacré Cœur, porté sur les fonts baptismaux de sa cathédrale futuriste, il arriva comme prévu, à la hauteur de la place Addis-Abeba et toucha de sa main, «pour la baraka», les murailles de la Villa Joly, la résidence du Frère Militant et celles du Palais du Peuple, ancien Palais d’Eté des Gouverneurs coloniaux, enfoui sous des massifs de végétaux et une volière d’oiseaux venus de la mer et de l’intérieur des terres, du Cap Matifou et de la Mitidja, le Déversoir de l’Atlas.
Plus haut encore, du balcon de Dar El-Babour et du Confort de Pouillon qui semblaient surveiller, de leur tour de guet de seigneur, les Groupes du Champ de Manœuvres, El-Aqiba et Hussein Dey avec ses cheminées d’usines et ses populations d’ouvriers et de dockers, il goûta au suprême privilège des vigies, celui de contempler, comme d’une montgolfière, El-Assima El-Beïda, offerte aux regards, interdite au toucher, une perle alanguie dans la coquille de sa baie, éclaboussée par la lumière d’une pluie de météorites et noyée dans un déluge d’essences de jasmin et de glycines.
Il se souvint qu’il était dans la ville des poètes, comme celle de Bachir Hadj Ali, Nourreddine Tidafi, Djamel Amrani et Mustapha Toumi, Ahmed Azzegah et Mourad Bourboune, Nadia Guendouz et Safia Kettou, les diamantaires du verbe, célébrant El-Mahroussa et son goumri zark el-djenhane et, comme son ami Youcef Sebti, l’enfant d’El-Milia qui voulait changer le sexe des astres, il se prit à déclamer «la complainte des mendiants de la Casbah» qui ne voyaient pas encore, à travers le cristal enchanteur des mots, à quoi ressemblait le socialisme du citron et des amandes…
Présentation :
Poursuivant une inspiration fortement autobiographique, Badr’Eddine Mili, après son premier roman La Brèche et le rempart (Chihab, 2009), portant sur les années coloniales et libératrices, celles de son enfance et de son adolescence à Constantine, aborde, avec Le Miroir aux alouettes, sa période estudiantine à Alger et les années de la maturation marquées par l’enthousiasme, puis les désillusions.
C’est aussi l’histoire d’une génération, celle des premiers cadres de l’indépendance, et, en filigrane, celle de l’Algérie indépendante. Il s’agit, selon l’auteur, du deuxième «acte» d’une trilogie dont le dernier roman paraîtra en 2012. L’extrait ci-dessus, l’un des plus remarquables du roman, relate de manière nostalgique la découverte émerveillée de la capitale par Stopha, personnage principal et narrateur.
Badr’Eddine Mili, «Le Miroir aux alouettes», roman. Ed. Chihab, Alger, 2011. 000 p.
© El Watan
5 février 2012
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