le 04.02.12 | 01h00
A bien contempler l’évolution du monde, on est tenté de dire que Le Choc des civilisations, titre et thématique sociopolitique du livre de Samuel Huntington, ne date pas de la fin du XXe siècle, mais remonte aux temps babyloniens.
Ce sujet, pour le moins pernicieux, qui a fait couler beaucoup d’encre et qui a tant remué l’intelligentsia de par le monde, à l’orée de ce troisième millénaire, au point de s’ériger en mode politique, a bel et bien existé au travers de ce mammifère, si ingénu, si étrange, appelé «baleine». En effet, ce mammifère s’est confondu, dès le départ, avec la vie de tout être humain désirant se donner une interprétation propre de son existence sur cette planète. S’il a été, tout d’abord et à ses dépens, à coloration religieuse en Orient, il s’est drapé, en Occident, d’oripeaux plutôt mythiques, désarçonnant ainsi les penseurs, en ce sens que l’objectif poursuivi un peu partout a toujours été révélateur d’une inquiétude purement existentielle, donc, hautement anthropologique.
Mine de rien, parmi toute la faune marine, la baleine en tant que telle, a renvoyé à l’homme sa propre image, reflétant par extrapolation le caractère conflictuel entre le Levant et le Couchant, comme si le Nord et le Sud, en tant qu’entités géographiques n’avaient jamais eu d’existence propre, ou comme si la vie ne pouvait être que bipolaire sur le double plan de la géographie et de la civilisation. En Orient, la baleine a avalé, pour une raison fondamentalement religieuse, Jonas, le prophète de Ninive, puis l’a rejeté sur une rive sauvage afin qu’il puisse vaquer à la méditation et reprendre un jour son bâton de pèlerin par la volonté d’Allah. Dans Les Mille et Une Nuits, l’embarcation de Sindbad le Marin connaît un sort terrible avant d’être envoyée par les fonds. Le tout semble s’être arrêté à ce stade et l’approche religieuse de la baleine ne s’est pas transformée depuis, en dépit du grand remue-ménage philosophique et mystique spécifique au monde oriental. Pour l’helléniste américain, Erich Ségal (1935-2009), auteur notamment du fameux roman, Love story et d’essais portant sur la littérature grecque classique, le côté mythique de la baleine est superbement illustré par le roman Moby Dick d’Herman Melville (1819-1891). Ce romancier, dit Segal dans une analyse à l’allure poétique, s’inscrit dans une tout autre logique, foncièrement opposée à celle qui a toujours prévalu en Orient. En d’autres termes, il est dans le droit fil de la trajectoire de la civilisation proprement occidentale, telle que nous la vivons aujourd’hui, puisque son personnage principal, en l’occurrence la baleine blanche, symbolise à juste titre la trajectoire qui va de la Grèce antique aux Amériques en passant par l’Europe médiévale.
A l’époque de la parution de Moby Dick, la littérature américaine ne s’était pas encore affranchie de la tutelle anglaise, laquelle tutelle, selon
Hemingway, s’était imposée jusqu’à la publication de Hucleberry Finn de Mark Twain (1835-1910). Aux yeux de Ségal, la baleine, personnage principal de Melville, personnifie cette quête de l’absolu dans la civilisation occidentale, par opposition à celle, proprement religieuse, du monde oriental. Ce qu’il y a de frappant dans Moby Dick, c’est que, dans toute la nomenclature dressée au début du roman pour désigner la baleine dans les différentes langues, le terme oriental de «hout» n’existe pas, comme si l’auteur avait voulu, dans son subconscient, consacrer cette dualité qui fait que «l’Est est l’Est, l’Ouest est l’Ouest, et qu’ils ne sont pas appelés à se rencontrer un jour». En somme, Huntington ne fait que reprendre, sous une nouvelle appellation, une thématique aussi vieille que le monde.
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Merzac Bagtache
© El Watan
5 février 2012
LITTERATURE