le 03.02.12 | 01h00
Pour son premier roman, Les Sauvages, Sabri Louatah bouscule le monde littéraire. Avec un style incisif, sarcastique, il couche la France sur une table et avec un scalpel personnel dénude les nerfs. Un roman, une fresque. Coup de cœur d’El Watan Week-end.
- Comment est née l’idée de ce roman et pourquoi ce titre ?
Je voulais depuis longtemps raconter l’histoire d’une grande famille, par goût pour les grandes fresques romanesques, les forêts de personnages et de situations. Mais j’avais des blocages, quelque chose m’empêchait de m’inspirer de ma propre famille. Ils s’appelaient Mohammed, Mebrouka, Karim… ils n’avaient pas l’air très littéraire. Alors, j’essayais d’inventer des familles à la William Faulkner, avec des noms américains, ou des familles allemandes, autrichiennes, des grandes smalas italiennes… C’était ridicule, mais leurs noms me paraissaient plus convenables, plus appropriés au genre de roman que je rêvais d’écrire, le grand roman occidental, européen ou russe… Et puis un jour, à l’automne 2005, les banlieues françaises se sont embrasées. J’ai cessé d’avoir honte des noms de mes personnages que je n’avais jamais vus dans mes romans-feuilletons préférés. Ces émeutes ont révélé que mon pays, la France, était cassé en deux. Une partie des citoyens de la République vivaient comme des étrangers radicaux, étrangers au sens où un corps est étranger, comme si la nation avait tenté une greffe, la greffe des Maghrébins arrivés en 1962 – comme ma famille –, et que cette greffe n’avait jamais vraiment pris… Bref, avant les émeutes de 2005, je voulais écrire une grande saga familiale, après, j’ai senti que je devais l’écrire.
- Pourquoi ce titre Les Sauvages ?
Quant aux «Sauvages», dans le premier tome, on pourrait croire que c’est la famille Nerrouche réunie pour célébrer le mariage d’un jeune cousin : ils parlent fort, leurs voitures diffusent de la musique raï à plein tube, on entend les youyous dans tout le quartier… Mais dès le tome 2, on comprend que les Sauvages ne sont peut-être pas ceux qu’on croyait… Les Sauvages, c’est aussi le titre d’un rondeau à la fin des Indes Galantes, un opéra de Jean-Philippe Rameau, un musicien du Grand Siècle que j’admire beaucoup, et qui incarne pour moi une sorte d’idéal perdu de l’esprit français : vif, léger, gracieux, cosmopolite, inventif, élégant… L’âge d’or de ce pays pour moi, avant la République qui colonise à tour de bras, et bien avant l’existentialisme sentencieux et le postmodernisme snob.
- Dans votre livre, le candidat à la présidentielle d’origine algérienne a pour slogan «L’avenir c’est maintenant». Quelques jours après sa sortie, François Hollande optait pour «Le changement c’est maintenant». Comme on dit dans les romans, toute ressemblance… Ou avez-vous saisi l’air du temps, le climat politique ambiant ?
J’ai trouvé le slogan d’Idder Chaouch en novembre 2010 ! A cette époque, je ne sais même pas si Hollande pensait à la présidentielle en se rasant – ou devrais-je dire en s’interdisant de manger des gâteaux au chocolat… Non, vraiment, je suis ravi que ses communicants aient eu presque la même idée que ceux de Chaouch. Mais franchement, entre nous, c’est mieux, L’avenir c’est maintenant, non ? C’est plus poétique, je trouve.
- Un président français d’origine kabyle, vous y croyez ?
Vaste problème. Vu la violence croissante des tensions qui agitent la société française, j’ai peur que l’on assiste, au lieu de l’avènement d’un candidat généreux, raisonnable et fédérateur, à un double mouvement désastreux : repli communautaire de ceux qui se sentent exclus de l’aventure nationale, et crispation nationaliste de ceux qui se sentent exclus de la mondialisation capitaliste – autant dire, en proportion, la majorité du corps électoral français. C’est un paysage de bataille et de désolation : les exclus montés les uns contre les autres, sur fond de cynisme éhonté des politiques, qui eux-mêmes se sentent exclus des vrais foyers de décision – la finance, par exemple… Mais je n’aime pas la complaisance des prophètes de malheur, et j’aime encore moins ceux que Maupassant appelait les «saccageurs de rêve». Imaginer qu’un Obama français pourrait être élu aujourd’hui relève probablement du conte arabe… Mais je crois aux accidents, à la surprise, au suspense. L’histoire nous prouve qu’il n’y a pas de sens de l’histoire. Tout peut arriver, même le printemps. Voyez les soulèvements de l’année dernière, du Maghreb au Machrek… Et puis je m’en fiche, qu’on m’accuse de rêvasser sur 4 tomes : si la réalité est vraiment apocalyptique, s’il n’y a vraiment plus rien de bon à attendre autour de notre vieille Méditerranée, alors je ne veux pas faire un docile compte rendu romancé de cette «réalité» désespérée, je veux écrire une contre-apocalypse !
- Le clan stéphanois, ou plutôt la tribu berbère de Saint-Etienne, est une cour des miracles. Etes-vous parti d’une expérience personnelle ou est-ce vraiment votre imagination ?
C’est un mélange des deux, je pense. Ne dites pas à ma mère que la mémé Khalida n’est pas purement issue de mon imagination ! Ma vraie grand-mère était une femme admirable. Mais bon, c’est bien connu que les personnages qui font le mieux avancer un récit sont les personnages «négatifs»… Plus sérieusement, j’ai beaucoup inventé, mais dans l’ensemble, j’ai essayé de restituer sur le papier cette atmosphère à la fois tendre et violente de ces réunions de famille qui ont rythmé mon enfance. Quand toute la famille est réunie pour un mariage, on est en même temps très heureux de se retrouver et très inquiets, parce que les tensions ne tardent jamais à ressurgir. Imaginez maintenant qu’en plus d’être réunie pour un mariage, ce mariage ait lieu la veille d’une élection présidentielle aussi inattendue que celle qui oppose, en mai 2012, Sarkozy et Chaouch… C’est comme une cocotte-minute que personne ne surveille, et qui menace d’exploser à tout moment.
- Comment décririez-vous votre écriture ? Cinématographique ?
Jamais de la vie ! Les gens sont tellement habitués à s’ennuyer en lisant des romans sophistiqués que dès qu’il y a de la vie, du mouvement, des dialogues, ils pensent que c’est du cinéma ! Je ne suis pas d’accord : la littérature était là avant le cinéma, à mon avis elle sera là après le cinéma, et l’art du roman, qui est foncièrement un art bâtard et populaire, un art impur, si j’ose dire, c’est celui de faire voir : faire voir des scènes, des gens, de la vie. Le pouvoir des mots est, à mon sens, en concurrence avec celui des images : les images marquent plus immédiatement l’esprit, mais les mots évoquent mieux la vie, dans ses aspects les plus profonds, les plus intimes… Enfin, c’est ma conviction. Sinon, j’aurais essayé de faire du cinéma – et je serais entouré de belles actrices au lieu de passer ma vie devant un écran d’ordinateur.
- Dans un passage, vous rendez un hommage très touchant à la langue kabyle. La parlez-vous ?
Eh bien j’ai honte de l’avouer, mais non. Hormis quelques expressions que j’ai transcrites phonétiquement dans le roman, je suis nul en kabyle. Il faut dire que mes parents parlaient kabyle quand ils voulaient que je ne comprenne pas ce qu’ils racontaient ! Du coup, le kabyle est une langue mystérieuse et onirique pour moi, je peux chanter Idir et Aït Menguellet, mais je ne comprends rien à ce que je chante. En plus, mes grands-parents venaient de Béjaïa, et quand je demande à mes tantes de me traduire les paroles, elles ont parfois du mal parce que le kabyle de Grande Kabylie n’est pas le même. Mais je vais apprendre le kabyle et l’arabe algérien dans un futur proche, je le sens. Tout le monde se moquera de mon accent, mais tant pis. Le tome 4 des Sauvages se passe en partie en Algérie, il va falloir que j’y aille cette année pour le rédiger, ce sera l’occasion ou jamais !
Rémi Yacine
© El Watan
3 février 2012
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