Publié le Lundi, 09 Janvier 2012 11:41- Écrit par Mussa Acherchour
Cela fait presque deux décennies que la littérature algérienne plonge dans les bas-fonds d’un enfer inextinguible. Et qu’elle vient, en fait, toujours s’y ressourcer ! Avec cette profusion jamais égalée et capable de se surpasser à tout moment.
Les prémices de la crise, puis les assassinats en séries des hommes de culture l’auront profondément bouleversée. A telle enseigne que rarement les critiques ont pu évaluer toute la vigueur de ce nouvel élan. La trêve annoncée commence, en effet, à donner naissance à des textes d’amour et de quête identitaire qui s’apparentent à une mécanique de résistance à tant de violence, d’angoisse et de refoulement. Yasmina Khadra, commandant en retraite, incarne désormais ce destin-là.
Une caractéristique générale domine le nouveau roman algérien : l’auteur parle souvent de la violence par la voix d’un intellectuel (écrivain, scripte, journaliste…) qui se permet parfois d’en parler avec dérision, laquelle, sans cesse, se confond dans cet esprit de résistance. Est-ce dû à l’incapacité des auteurs à percevoir la réalité en dehors de leurs propre vécu ? Ou est-ce seulement une «commodité» pour paraître plus proche de la réalité, comme l’indique l’usage très répandu de l’autobiographie chez nos écrivains (l’Ecrivain de Yasmina Khadra, Mémoire d’eau (1997) de Wassini Laredj, etc.) ? Le héros : intellectuel reclus, pourchassé par les terroristes, menacé, apeuré (Boudjedra dans La vie à l’endroit), se dit victime à la fois de l’intégrisme et de la répression policière et souhaite que l’on compatisse à son sort. Certes, ces romans sont parvenus à décrire des situations assez pittoresques et même, à l’occasion, à mettre en valeur, chose difficile autrement, «l’individu» dans un monde de plus en plus compact, complexe et en mouvement. Bien que cet «individu» se voie limité à leurs propres personnes. Problème classique de narcissisme chez les écrivains qui aurait resurgi à un moment de repli sur soi? Désir de situer le conflit dans le strict cadre des idées ? Histoire de rappeler que la mise en quarantaine de la raison, incarnée par l’homme d’esprit, a été l’une des raisons de l’apparition des horribles violences ?
Dans Les Vigiles (1992) de Tahar Djaout, où la violence fonde toute l’histoire, l’intellectuel (inventeur du métier à tisser modernisé) est victime de la violence du système, mais à la fin gagne la bataille : l’histoire se termine par le suicide annoncé du bouc émissaire de la nomenklatura locale, un ancien moudjahid pénard. Mais, partout la violence est fondement de l’Histoire : ses plongées autobiographiques (Les chercheurs d’os (1984) : l’enfant accompagnant les villageois à la recherche des restes de leurs proches aux premières heures de l’indépendance ; La dernière raison relate l’inquisition infligée par un des«frères-vigiles» à un libraire actif) montrent ce rapport d’aliénation à la violence.
Pour le cas de Yasmina Khadra, et de toute cette génération d’écrivains nés de la violence et que seule la violence arrive à inspirer, il ne suffisait guère d’être à l’affût de la guerre, mais il fallait être dedans. C’est le reproche qu’on fait justement à Boualem Sansal, à savoir qu’il décrit des scènes atroces de la guerre comme s’il y était, alors qu’il est haut fonctionnaire dans une administration centrale. Tandis que les polars de Khadra essaient de mettre la question de la violence dans son contexte de l’action directe.
Avant d’adopter définitivement le nom de Yasmina Khadra, Mohamed Mouleshoul a déjà publié plusieurs nouvelles en Algérie dan les années 80, signées de son vrai nom, mais à cause de son interpellation par la hiérarchie militaire, il opta pour un pseudonyme, le nom de sa femme. Il dit avoir rejoint l’armée très jeune en tant que cadet de la révolution, poussé par son père. Mais, lui, il a toujours cru à son destin dans l’écriture. « (…) Et J’ai été adopté par l’armée que je quitte sans rancune : elle m’a élevé, je l’ai servie, je crois, avec dignité et courage. Je n’ai jamais cherché à dévier la voie qu’on m’avait tracée. (…) Mais je n’ai jamais renoncé à ce que j’estime être plus fort qu’un destin : ma vocation d’écrivain. J’ai continué à écrire dans un monde qui me refusait cette liberté-là, et j’ai réalisé mon rêve, peut-être grâce à lui : les interdits forgent les volontés inflexibles », a-t-il déclaré à la presse. Les années de feu qu’il connut lui auront inspiré ses succès littéraires : Les agneaux du seigneur et A quoi rêvent les loups. Son engagement dans le «policier» ne s’est cependant pas limité à un travail de simples enquêteurs. Plus tard, avec une appréciation plus passionnée des événements, son écriture s’imprégnera d’un traitement prodigieusement tragique, où la parole se joindra à la complainte. Lui, qui vient de sortir du cercle même des affrontements sanglants. Dans cette atmosphère où seule la mort tient le règne, l’écrivain dit devoir aux livres de l’avoir sauvé de la résignation : «J’ai écrit six livres pendant la guerre, qui m’ont permis de transcender mes angoisses, et surmonter l’horreur, de rester lucide, de ne pas devenir un tueur. »
Il est toujours intéressant de relever ici la tendance générale, chez nos écrivains, à trouver un lien direct entre le «pouvoir» (origine de tout) et l’origine de la violence.
Toujours dans les Vigiles, les moudjahidin viennent s’installer dans le voisinage du pouvoir (la capitale) où il y a la rente. Ils s’autoproclament défenseurs la révolution (le système en place) contre ses ennemis(Mahfoudh Lemdjad, le jeune professeur). Ils s’emparent alors d’une parcelle du pouvoir (la mairie de Sidi-Mebrouk). A la fin, suite à l’échec de leur tentative d’empoisonner l’existence au jeune inventeur, et pour laver leur honte, ils trouvent un bouc émissaire en la personne d’un «frère vigile» pas assez déluré. Celui-ci finira par se soumettre à leur volonté de le faire disparaître. L’image du pouvoir y est en définitive aussi répugnante que celle que reflète ses gardiens, non mandatés pour ce faire. D’ailleurs, l’auteur écrit toujours : «voisin du pouvoir» qui prend ici une connotation géographique : la banlieue de la capitale. Pour Djaout, un pouvoir justifié par la révolution est un pouvoir condamné à emmagasiner de la violence jusqu’à s’en autodétruire.
Même vision dramatique chez le romancier arabophone Wassini Laredj qui, dans roman Le Miroir des aveugles censuré en Algérie, évoque notamment les errements d’un colonel qui vit sa retraite au bord de la mer où il passe son temps à chasser les mouettes blanches (symbole de l’innocence) jusqu’à ne plus en trouver pour assouvir son sadisme, alors il se tire une balle dans la tête. A travers le parcours et les aventures de ce personnage c’est toute la nature foncièrement dégénérescente et criminelle de ce «pouvoir omnipotent» qui est représentée.
N’est-ce pas curieux de noter, pour conclure, qu’au moment où Laredj se faisait une place dans la citadelle du Boulevard des Martyrs, un officier supérieur de l’armée quittait la caserne et les champs de bataille pour poursuivre ailleurs sa vie d’écrivain ?
2 février 2012
LITTERATURE