Culture
Mercredi, 25 Janvier 2012
L’ouvrage s’intéresse aux différentes représentations que se font les écrivains du pourtour de la Méditerranée de la langue française, de leurs langues maternelles et de leur manière de se projeter dans l’écriture, en faisant le choix d’une langue.
En Algérie, nous avons usé jusqu’à la corde l’aphorisme – plus célèbre que son œuvre – de Kateb Yacine, selon lequel “la langue française est un butin de guerre”. Il est donc souvent très difficile d’entretenir des rapports sereins avec cette langue que nous pratiquons – même dans notre vie de tous les jours – compte tenu de la manière dont elle s’est répandue chez nous : par le biais de la colonisation.
à cette situation plutôt douloureuse – et outre la langue maternelle des Algériens (le dialecte algérien “dardja” et le berbère) – s’ajoute une langue arabe dite classique enseignée avec archaïsme et assimilée souvent – dans les représentations des informateurs d’enquêtes – à une langue sacrée puisque celle du Coran, la situation devient carrément complexe. Et comme dans la pratique d’une langue et le choix d’une politique linguistique, comme le souligne Louis-Jean Calvet dans son ouvrage La Guerre des langues, il y a souvent une confrontation et forcément un rapport de domination, il devient très difficile d’envisager une langue qui n’est pas sa langue maternelle, dans la sérénité, et de la pratiquer sans qu’il y ait des interférences. Ce n’est donc pas pour rien que la langue est une composante essentielle de l’identité – aussi plurielle soit-elle.
Et quand cette dernière est flottante, l’espace entre les deux langues est vite franchi, voire pulvérisé. Dans le recueil de témoignages agencé en forme d’entretiens, La Langue française vue de la Méditerranée, de Patrice Martin et Christophe Drevet, paru aux éditions Média Plus, les journalistes interrogent sept auteurs algériens (Malika Mokeddem, Leïla Sebbar, Boualem Sansal, Malek Chebel, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Salim Bachi), et 32 autres du pourtour de la Méditerranée qui ont fait le choix d’écrire dans la langue de l’Autre, la langue française. Les questions, dans cet ouvrage préfacé par Maïssa Bey et élaboré à partir d’entretiens radiophoniques réalisés par les journalistes sur Médi 1, portent sur les représentations que se font les écrivains méditerranéens du français, de leurs langues maternelles et de leur manière de se projeter dans l’écriture, en faisant le choix d’une langue. Dans ce corpus, nous avons autant de représentations qui nous renseignent, de manière édifiante, sur le rapport des écrivains à la langue française et qui nous permettent de mieux cerner leurs écritures, tout en nous confirmant certains hypothèses.
D’abord, dès lors qu’un auteur choisi de s’exprimer dans une langue, la cohabitation devient difficile entre les deux moyens de communication, puisque le choix de l’un annule forcément l’autre. Si certains (comme Vassilis Alexakis, Tahar Bekri, Salim Bachi) entretiennent un rapport plutôt serein avec le français, préférant se concentrer sur la manière de faire vivre les deux langues (maternelle et français) à l’intérieur de leurs textes et à l’intérieur d’eux-mêmes, d’autres, comme Mohed Altrad (Syrie), concèdent qu’il y aurait “une forme de déracinement très fort”. La situation est encore plus dramatique pour les auteurs, principalement algériens, qui ont vécu la colonisation, comme c’est le cas avec Rachid Boudjedra, qui a dit subir cette langue et la vivant comme une fatalité.
Mythes et représentations
Le choix de la pratique d’une langue étrangère coupe le cordon avec sa première langue, ainsi le rapport avec celle-ci s’écarte de la réalité et devient à la fois fantasmée et chimérique. D’ailleurs, nombreux ont été les auteurs qui ont estimé que le recours à la langue maternelle se faisait par le biais de métaphores, ou se décelait dans le rythme des phrases et la construction globale d’un texte. La langue arabe (ou plus généralement maternelle) devient un autre territoire de l’imaginaire où l’auteur puise dans le grenier de ses souvenirs épars, des expressions, des métaphores, des anecdotes ou des situations qui transformeraient l’absence ou plutôt le silence d’une langue pour le rayonnement d’une autre. Le français est également, pour beaucoup d’écrivains, “la langue du rêve”, de “l’intimité” (pour Assia Djebar), un moyen d’émancipation (pour Malika Mokeddem), “une langue inventée” (pour Driss Chraïbi), “un refuge” (pour Michel del Castillo). Ils s’accordent également tous à dire que le français est rationnel et permet d’aller dans la précision.
Ce qui dénote que le lien qu’on entretiendrait avec sa langue maternelle est plutôt sentimental et irrationnel. Cette irrationalité, on la retrouve notamment chez Malek Chebel, qui a certes un rapport plutôt technique au français (puisque c’est son objet de travail), mais qui estime que l’arabe “c’est une langue littéraire, philosophique, religieuse, mais qui n’est pas du tout adaptée aux disciplines fines comme les sciences humaines”. Malek Chebel s’enferme donc dans une représentation figée de l’arabe, considérant qu’elle lui offre moins de libertés que le français.
On pourrait expliquer cette conception par le fait que l’auteur travaille sur la langue arabe sacrée, notamment celle du Coran. Le niveau de la langue utilisée peut expliquer la représentation qu’on se fait de celle-ci. Dans son témoignage, Boualem Sansal a plaidé pour “la francophonie” avec ses tenants “politiques et culturels”, tout en refusant qu’un “français spécifique” puisse se répandre. Il appelle, en quelque sorte, à une standardisation de la langue, donc de l’écriture. Heureusement que la littérature ne se limite pas à la langue ! Et c’est peut-être en cela que réside la faiblesse de cet ouvrage, dans sa manière donc de réduire le fait littéraire et romanesque ainsi que l’imaginaire à la représentation d’une langue utilisée. La langue est importante, mais elle n’est après tout qu’une des composantes de l’écriture. Si on sort de la littérature pour se placer dans un contexte socioculturel, alors la langue est avant tout un instrument de domination, et comme l’a souligné Abdelkébir Khatibi dans cet ouvrage, “il y a une lutte inconsciente à l’intérieur des langues”. Car elles sont assurément véhiculaires d’une culture, même s’il y a une intercommunicabilité entre les langues. Amin Maalouf nous éclaire sur ce point, en considérant que l’identité ne peut être que plurielle, qu’il faudrait au moins maîtriser trois langues, mais il ne faudrait pas se méprendre, parce que pour lui, les mouvements identitaires qui s’exacerbent ne sont en réalité qu’une réaction à l’uniformisation dans un contexte mondialisé.
S K
La langue française vue de la Méditerranée, de Patrice Martin et Christophe Drevet. Recueil d’entretiens, 190 pages, éditions Média Plus. 750 DA
25 janvier 2012
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